par ArchivesAutonomies
L’arrivée ici en général, on peut dire qu’il y a un phénomène de soulagement. Parce que la plupart des types ont passé un certain nombre d’heures en garde à vue. Il y en a un bon nombre qui ont été plus ou moins tabassés dans les locaux de la police.
Ensuite, il y a le dépôt, qui est véritablement effroyable. Donc, quand on sort de là et qu’on arrive à Fleury, l’impression de prime abord est bonne. Pourquoi ? Parce qu’on trouve des cellules propres, et qu’on est à peu près convenablement nourri.
A l’accueil, nous nous sommes retrouvés à trois. On ne sait absolument pas ce qu’on va devenir dans la prison, on ne connaît pas non plus le règlement, on ne sait pas ses droits. Ce n’est que deux ou trois jours après qu’un éducateur apporte un extrait du règlement intérieur. J’ai vu trois ou quatre fois des surveillants qui sont venus dans notre cellule nous déclarer qu’ils avaient des capacités psychologiques suffisantes pour déterminer la valeur de tel ou tel individu.
C’est en général assorti de conseils du genre : "Si vous vous tenez tranquilles, ça se passera bien pour vous... mais faites gaffe. Il y a des rapports quotidiens qui sont faits sur votre conduite, et ils compteront à la commission de classement."
Ce qui est très frappant quand on arrive ici, c’est que la plupart des types sont des prévenus. D’après la loi, le prévenu doit être considéré comme innocent. Or, quoi qu’il soit, il est toujours, tout le temps, considéré comme un coupable, considéré comme quelqu’un à mettre au pas. La mise au pas, c’est la règle d’or.
Il se pose aussi le problème du choix d’un avocat. Dans 95 % des cas, les types n’ont pas pu choisir un avocat pendant le quart d’heure que le juge d’instruction leur a laissé. En prison, ils sont désemparés. Ils finissent néanmoins par apprendre qu’il faut demander le catalogue des avocats inscrits officiellement au Barreau. On vous apporte un petit livre où il y a 800 avocats. Lequel, choisir ? On se décide au petit bonheur et on écrit. On reste alors sans nouvelles pendant deux-trois mois.
Depuis que je suis à Fleury, j’ai l’impression de ne plus avoir aucun droit. L’argument-massue, si on a quelque chose à dire, c’est : "Il fallait pas venir ici." Tout ce qu’on peut faire, c’est se taire et obéir. Pendant toute la durée de la détention, le détenu n’a absolument aucun rapport avec ceux qui le surveillent sinon un rapport de dépendance. A aucun moment il n’y a discussion, explication. Le détenu est astreint à un respect du règlement à la lettre dans tous les petits moments de sa vie. Le principe essentiel de la discipline, c’est de faire qu’il n’y ait aucune communication entre les détenus, aucun échange d’idée, aucune relation humaine possible.
Parfois, on tombe sur des surveillants qui sont particulièrement hargneux, tout-à-fait imbus de leur importance, qui veulent jouer véritablement le rôle de chef, puisque c’est la dénomination qu’on est obligé de leur donner. Ce qui compte pour eux, c’est faire sentir au détenu qu’il est véritablement un détenu, qu’il ne vaut véritablement rien, et qu’il faut qu’il suive les ordres et il n’y a rien à dire. Tout ça se traduit par une infinité de petits détails. On se fait engueuler parce que la veste n’est pas boutonnée, parce que la chaussure n’est pas lacée ; quelquefois à la suite d’une faute, ça peut entraîner un rapport par la voie légale, ou une petite visite du surveillant dans la cellule du détenu qui prendra quelques coups pour lui apprendre à vivre. En général, ça n’est jamais connu, ou ça se sait parce qu’on l’entend dire. Il y a quelque temps, un type qui parlait après l’extinction des feux a été sorti de la cellule, on l’a entendu pendant une dizaine de minutes, les bruits étant suffisamment significatifs pour qu’on comprenne de quoi il s’agissait. Mais c’est surtout au troisième étage où les jeunes sont considérés comme des zéros. Il paraît que la discipline est moins dure depuis un an. Mais ce qui reste, c’est qu’ils veulent dominer les détenus.
Un type qui arrive ici, loin de se calmer, d’accepter la chose comme une erreur, ressent véritablement son incarcération comme une espèce d’injustice. Ceux qui sont dans la situation la plus terrible, ce sont ceux qui restent des mois et des mois en attendant d’être jugés. Il y a des gens qui sont là depuis dix mois, un an, dix-huit mois, et qui attendent toujours le jugement (j’en connais actuellement un qui est en préventive depuis trente-sept mois). Alors cette incertitude de l’avenir, ça les rend extrêmement nerveux. Dans l’ensemble, on ne peut pas dire qu’il y ait vraiment une attitude de résignation. Etant donné que ce sont des jeunes ici, ils sont toujours dans l’attente de quelque chose, et quand ils sentent que le jugement approche, quand ils voient que les choses n’avancent pas, ça les rend particulièrement nerveux, et ça rend la condition de détention encore plus pénible.
En sortant d’ici, les gars sont montés contre l’ensemble du système dans lequel ils ont vécu et beaucoup ont envie de se venger.
Quand je sortirai d’ici, moi, je pense qu’il me sera impossible pendant longtemps de me remettre à une activité normale.
Prison de Fleury, mai 1971.