Bandeau
Fragments d’Histoire de la gauche radicale
Slogan du site
Descriptif du site
La lutte dans les prisons : Texte intégral d’une interview de George Jackson donnée au Black Panther Intercommunal News Service - 23 Août 1971
Intolérable, n°3, Novembre 1971, p. 13-22.
Article mis en ligne le 10 avril 2014
dernière modification le 10 janvier 2024

par ArchivesAutonomies

QUESTION - Au cours des six derniers mois, on a remarqué un profond changement d’attitude chez les détenus. Alors qu’autrefois cette population était facilement divisée par le racisme, à l’instigation de l’Administration pénitentiaire, maintenant il y a des détenus qui commencent à considérer l’administration pénitentiaire comme leur ennemi et tous les prisonniers, quelle que soit leur race, comme des alliés naturels.
Peux-tu me dire comment un tel changement s’est produit, quelle est son extension et ses effets ?

GEORGE - Pour commencer, il y a bien sûr l’afflux récent de ces instructeurs politiques, ces animaux politiques, que sont les Black Panthers. Ils ont été, je pense, l’instrument qui a arraché les détenus au conservatisme, ce conservatisme routinier dans lequel vivent les prisonniers dans les prisons et le peuple en général dans l’Amérique fasciste.
Il fut un temps où la population des prisons, la classe des prisonniers, pouvait être considérée comme l’une des classes les plus conservatrices de ce pays.
Les changements qui ont eu lieu l’année dernière, et que nous avons essayé de provoquer, il faut les attribuer d’abord au Black Panther Party, et au fait qu’il a mis ici même à notre disposition des instructeurs politiques.
Le second élément, c’est le soutien que notre mouvement a reçu de l’extérieur, de nos partisans dans la rue. Le détenu moyen se considère comme un homme rejeté, condamné dès le départ. Les récentes expressions de solidarité venues de la rue ont apporté un rayon d’espoir ou encore un sens de la communauté, et ce rayon d’espoir a joué dans le développement d’une conscience révolutionnaire à l’intérieur des taules.
J’ai toujours été profondément convaincu que si nous parvenions à dégager des cadres politiques et militaires d’extrême gauche dans l’Amérique fasciste, ces cadres viendraient autant des prisons que de la rébellion dans l’armée.

QUESTION - Quelles ont été les manifestations de cette nouvelle conscience des détenus ?

GEORGE - Pour bien éclaircir ce point, il faut revenir un peu en arrière. Il y a quelques années, la montée de l’ardeur révolutionnaire noire, je veux parler de l’ardeur révolutionnaire nationaliste, avec, disons-le, des tendances de droite, créa ici, dans les prisons, des situations qui ont polarisé les conflits entre blancs et noirs, tous les blancs contre tous les noirs. Quelle que soit leur condition, détenus ou matons, détenus ou porcs [1].
Autrement dit, le code des prisonniers s’est effondré parce que les prisonniers blancs se sentaient menacés par l’essor de la lutte politique et par l’hostilité des noirs à l’égard des blancs en général.
A cette époque, j’étais d’accord. Nous ne faisions aucun effort pour distinguer le détenu blanc du gardien blanc. C’est que les détenus blancs adoptaient ouvertement et sans réserve des idées d’extrême droite, et racistes. Aussi quand nous frappions, c’était des deux poings, un coup pour les détenus, un coup pour les porcs. Nous en étions en partie responsables. Bien sûr, la révolution est un long processus. Et nous sommes engagés dans ce processus. Voilà pour le passé.
Si l’état d’esprit a changé, cela vient, comme je le disais, de la "mise en camp de concentration" du Black Panther, notre instructeur en politique, à la suite des luttes qu’il a menées dans la rue ; c’est ainsi qu’il a apporté des idées nouvelles. Vous les connaissez : le socialisme scientifique et révolutionnaire et l’anti-racisme. Nous avons entrepris d’expliquer dans les prisons que nous sommes tous également et uniformément soumis à la répression de l’Administration.

QUESTION - Quelle était la diffusion de ces nouvelles idées dans les prisons californiennes quand vous avez remporté vos premiers succès ?

GEORGE - Il y a actuellement, dans toutes les prisons californiennes, des membres de l’avant- garde noire de l’organisation politique noire ; je dis bien dans toutes les prisons de l’État.

QUESTION - Quelle est l’importance de la coopération, de la volonté de coopérer entre les détenus noirs, blancs et chicanos ?

GEORGE - Cela varie avec les taules. A Soledad, ça marchait bien parce que la prison est organisée différemment pour des raisons de sécurité. C’était plus facile de propager notre ligne politique. De plus, les porcs y sont généralement, disons, plutôt rustauds. La mentalité provinciale, campagnarde type. Ils étaient débordés.
Ici à San Quentin, c’est différent. Les porcs viennent des villes de la baie. Ils sont ouvertement très, très politisés, à droite. Ils ont leur organisation, et en ce moment il y a conflit au sein de cette organisation. Je parle de l’organisation des porcs, bien sûr. Un premier groupe de porcs est dirigé par Park, Jim Park, un gardien-chef. Ceux-ci voudraient donner à l’opinion publique, aux gens de l’extérieur, une image rassurante de ce qui se passe ici et faire croire qu’ils s’en tirent au mieux. Puis il y a un autre groupe, la ligne dure, des chiens fascistes intégraux, qui se réclament réellement de la John Birch [2], de l’idéologie fasciste déclarée.
Ce sont les lieutenants. Je vais t’en nommer quelques-uns : Stevenson (il est mort maintenant) : autrefois il dirigeait cette clique ; il m’a persécuté pendant des années et des années. Loriano : c’en est un autre ; il a été promu au Comité de libération conditionnelle. J’ai été traduit trois fois de suite devant ce cinglé, trois fois de suite j’ai replongé. Il y a le lieutenant Jameson, le sergent Shanks, et quelques autres que j’oublie. Il ne faut surtout pas oublier de mentionner le gardien-chef Jacobs, qui est, disons, le vrai meneur derrière toute cette clique d’extrême droite.
Leur but est diamétralement opposé à celui du clan Park. Comme je le disais, Park aimerait faire croire à l’opinion que tout se passe en douceur, qu’ils traitent leur bétail aussi bien qu’ils peuvent, avec le minimum de contrainte, bla bla bla...

QUESTION - Ça ne s’est pas tellement passé en douceur récemment à San Quentin... Est-ce les gardiens qui ont provoqué ?

GEORGE - Les extrémistes l’ont emporté sur Park. Ils se sont rendu compte que la politique de Park échouait, qu’elle était inefficace. Alors, ils ont pris le pouvoir. Le moyen qu’ils ont employé pour reprendre les choses en main, pour contrer matériellement la mobilisation des détenus révolutionnaires, ça a été les détenus d’extrême droite, qui ne se considèrent pas d’abord comme des détenus mais réellement d’abord comme des animaux politiques d’extrême droite. Il suffit d’un mot d’un de ces porcs d’extrême droite pour déclencher le massacre. C’est ce qui s’est passé ici récemment. Ils ont essayé de montrer à l’opinion, en se servant de nous, que les prisonniers sont des bêtes et qu’il faut recourir à des mesures extrêmes si on veut les tenir.

QUESTION - Les provocations des détenus d’extrême droite ont-elles en fait déclenché des bagarres, des coups de couteau entre les blancs, les noirs et les chicanos ? Est-ce que cela a dégénéré en combat général ?

GEORGE - Ils ont très bien manœuvré. Ils ont eu exactement ce qu’ils voulaient. Si j’avais été aux premières lignes, ou si j’avais pu entrer en contact avec les camarades dans la cour, ça ne se serait pas passé ainsi. Quand ils ont attaqué le premier frère, mon premier mouvement aurait été de marcher vers les locaux de l’Administration et non pas de marcher sur les détenus fascistes. Il fallait aller directement à la source du problème, marcher vers les locaux où les forces d’extrême droite ont leurs bureaux. Vous me comprenez ?

QUESTION - Comment voyez-vous l’avenir dans les prisons ? Quel lien y a-t-il entre le mouvement à l’intérieur et le mouvement à l’extérieur des prisons ?

GEORGE - Je tiens à répéter ma conviction que l’édification d’une conscience révolutionnaire de la classe des prisonniers est essentielle dans le développement général de l’encadrement révolutionnaire d’extrême gauche. Et j’insiste : l’encadrement. Bien sûr, la révolution, ce sont les masses qui la font. Mais nous avons besoin d’un encadrement militaire, de gardes du corps : un militant politique a besoin de gardes du corps. Voilà la fonction qu’à nos yeux nous devons remplir. Les conditions d’existence ici, en prison, préparent les frères à ce genre de tâche.
Bien que récemment je sois devenu davantage un politique, en écoutant le camarade Newton et en lisant le journal du Black Panther Party, j’ai pris une vue plus claire du lien qui unit les activités politiques et les activités militaires. Je considère que ma tâche est militaire.
Je voudrais ajouter qu’il y a des distinctions à faire entre les types d’action militaire. Je ne veux pas dire qu’il existe une fraction de la société qui agit pour les autres ou se considère comme supérieure aux autres parties de la société, un truc idéaliste, à la Robert Owen. Je répète ce que je disais au début. Je pense - et je le pense profondément - que le fascisme est au pouvoir dans ce pays. Ce que vit ce pays, c’est effectivement pour le moment la conclusion logique du mouvement fasciste : je veux dire avec tous ses masques habituels et l’idée poussée à l’extrême d’une collaboration. Je suis convaincu que tout mouvement de notre part, tout mouvement politique devra être appuyé par une menace latente. Tous les projets de survie que le camarade Newton a mis sur pied et a développés, je pense qu’il faudra bientôt militairement les défendre. Et que cette défense dépendra d’un cadre militaire, utilisant la violence, une sorte de chose clandestine ; nous n’avons pas à nous étendre trop longtemps sur ce sujet.

QUESTION - Plus concrètement, les gens de l’extérieur se demandent ce qu’ils peuvent faire pour aider réellement le mouvement dans les prisons.

GEORGE - Cela, bien sûr, dépend de leur degré d’engagement et de conscience. Je comprends et chacun doit comprendre que les intérêts de chacun dans la lutte entreprise ne sont pas exactement identiques, même si nous allons tous, bien sûr, dans le même sens. Car les intérêts, les intérêts individuels, quand vous les prenez à un niveau existentiel, ne sont pas tous identiques. Et nous avons à prendre en considération l’élément subjectif. Il faut respecter la conscience subjective. A mon avis, il faut laisser chacun agir selon ses capacités. Il y en a, heureusement, qui seront un peu plus agressifs et qui feront ce qui doit être fait ici et là. Et c’est de violence que je parle. J’espère que quand ils s’avanceront sur ce terrain, ce sera avec une orientation politique, à l’intérieur d’un cadre politique. D’abord, il s’agira, peut-être, d’actions de peu d’envergure et isolées, comme cela a eu lieu le 7 août [3], des actions sans coordination. Plus tard on cherchera à coordonner les luttes et c’est ainsi qu’on construira une armée populaire. C’est à partir de ces petits groupes isolés que sera construite l’armée populaire. Pour le moment, ces groupes doivent rester autonomes. Nous ne devons pas les lier trop étroitement à nos structures politiques parce que cela donne aux porcs des excuses injustifiées mais crédibles pour attaquer nos projets politiques, ce que, de toute façon, ils feront. Cependant, nous ne devons pas leur fournir le moindre argument qui leur donne un avantage pour leur propagande.
Je pense que notre force militaire se développera à mesure que nous proposons au peuple ces projets, qu’il les considérera comme siens et qu’il les défendra quand nous ne serons pas en état de le faire. Il n’y a pas deux façons d’agir. Poser en principe ou affirmer bêtement que la violence ne peut pas prendre en Amérique, c’est ridicule. Si on en a les moyens, - un revolver est l’arme la plus meurtrière du monde dans les combats de rue ; un enfant peut s’en servir. Il n’y a qu’à viser. Et si la cible bouge, il suffit de l’accompagner du geste. Ce sont des choses qu’il faut apprendre. C’est un processus et qui demande du temps.
Mais pour répondre plus directement à vos questions, disons que l’époque des meetings et des manifestations n’est pas révolue. Il faut distinguer clairement entre ce que les manifestations ont signifié dans le passé et ce qu’elles doivent signifier maintenant et à l’avenir. A l’avenir, il faut se servir des manifestations et des meetings pour développer l’organisation en profondeur. Je veux dire que les cadres politiques doivent se mêler à la population, carnet et crayon à la main, pour déterminer, pour essayer péniblement de déterminer ce que chacun peut faire pour la construction de la commune [4]. Si nous organisons les manifestations comme par le passé, avec prises de parole, poings levés et slogans, en deux heures les gens redeviendront des Américains ; ils ne seront plus le peuple. Mais allez au sein du peuple, enquêtez sur ce que le peuple peut apporter, sur ce qu’il veut apporter, enquêtez sur ce qu’il peut faire et sur ses capacités, engagez les gens dans des programmes politiques clairement définis, alors à partir de cela nous construirons la commune. Oui, il y a place, il y a encore une place pour les manifestations et les meetings, mais nous nous en servirons autrement que les autres dans le passé.

QUESTION - Dans un article récent du journal des Black Panthers, tu te dis membre du Black Panther Party, ce que tu n’avais jamais dit auparavant, il me semble. Tu indiques aussi que Jonathan, ton frère, a été membre du parti [5]. Depuis combien de temps es-tu membre du parti ? Pourquoi est-ce maintenant que tu te décides à révéler ton appartenance au parti ?

GEORGE - Je suis membre du parti depuis le jour où le camarade Newton m’a désigné pour accomplir une tâche particulière dans la taule, dans les prisons, ici. Ça fait deux ans, ça fait un moment. Actuellement, je considère que ma tâche est de montrer aux fascistes, et au monde, à notre société en particulier, que les techniques des camps de concentration ne marchent pas avec les noirs. Oui, Jonathan était bien membre du Black Panther Party. Autrefois, ce n’était pas nécessaire de dire ça publiquement. A l’époque de son engagement, ça n’aurait pas été prudent, à cause de ses fonctions. Maintenant, il est mort ; les porcs n’ont plus rien à craindre de lui, sauf ses idées et son exemple. Eh bien, oui, il était membre du parti, comme ceux de nos frères qui n’étaient ni paresseux, ni effrayés, ni intimidés. On peut constater que la plupart des frères, ici, s’identifient avec le parti. Et bien qu’ils n’en soient pas membres officiellement, en esprit, ils sont Black Panthers.

QUESTION - Pour beaucoup de ceux qui essaient de comprendre les critiques qui viennent d’Alger, le problème, comme souvent dans ces cas-la, c’est qu’il y a un grand nombre de critiques et d’attaques qui sont tout simplement invraisemblables. Y a-t-il des critiques valables que le parti aperçoit, que tu aperçois toi-même, des critiques que le parti se fait ou devrait se faire à lui-même, en dehors des attaques qui viennent d’Alger ?

GEORGE - Tu me demandes si l’autocritique est importante ? Bien sûr. Mais les attaques qui viennent d’Alger sont ridicules. A mon avis, elles ne valent pas qu’on s’y attarde. Je m’explique. David Hilliard [6], il a toute mon affection. David Hilliard est le plus formidable, le plus dévoué, un des plus dévoués des militants du parti.
A l’époque où on l’accusait de laxisme, il était en train de mettre sur pied notre affaire, l’affaire des frères de Soledad, et il essayait de maintenir l’unité du Parti. Cet homme mérite qu’on l’applaudisse. Et je considère que les accusations portées contre lui sont absurdes. C’est lui qui a mis sur pied toute notre affaire. Je m’explique. L’affaire des frères de Soledad va en effet bien au-delà de nos trois personnes. Cette affaire n’aurait pas été nationale sans l’intervention du camarade David Hilliard. Il a travaillé jour et nuit. Je n’ai jamais compris où il dormait, où il se reposait et comment il trouvait encore le temps d’étudier. Il a tenu l’unité du Parti à bout de bras, et cela tout en créant le mouvement des prisonniers, tout en donnant l’impulsion et l’aide dont nous avions besoin pour mener à bien les transformations qui s’opéraient à l’intérieur des prisons. Si notre affaire à nous trois a eu un retentissement considérable, c’est à David Hilliard que nous le devons. Pensez-vous important de montrer aux fascistes que les méthodes des camps de concentration ne prennent pas avec nous, que nous n’allons pas nous laisser mener en prison comme un troupeau, que nous n’allons pas nous laisser faire, que nous ne resterons pas passifs ? Si oui - et moi je crois que c’est important - alors son aide fut pour nous vitale. Voilà ce qu’était Hilliard, voilà ce qu’était David. Les accusations qu’on a portées contre lui sont ridicules. Peut-être ceux qui l’ont accusé ne savaient pas ; peut-être était-ce calculé ; peut-être, derrière cette attaque, la lutte pour le pouvoir avait des motivations égoïstes. Mais attaquer les capacités de cet homme, mettre en doute l’engagement de ce Frère et son jugement, c’est absurde...

QUESTION - Quels signes te font penser qu’à l’intérieur des États- Unis, le parti est encore une force bien vivante ? Tu sembles plein d’espoir pour son avenir. Sur quoi te fondes-tu ?

GEORGE - Le parti représente le seul instrument de la libération -îles noirs. Il représente le seul moyen d’élever le niveau de conscience des révolutionnaires noirs contre la force des politiciens noirs de droite et contre les fascistes, contre le régime fasciste des blancs. Il représente l’organe directeur, le comité central, les jeunes travailleurs noirs que nous essayons d’atteindre, les causes que nous défendons. Je pense que la nouvelle orientation que nous prenons est la seule qui permette la survie de la communauté noire, la survie de la population noire, la construction d’une commune qui unifie les colonisés.

QUESTION - Y a-t-il des signes qui te font croire que la puissance du parti augmente ?

GEORGE - Bien sûr. Tous les programmes que les gens semblent ne pas comprendre ou mal comprendre (par exemple, la distribution des petits déjeuners aux enfants noirs, leur habillement, les soins médicaux gratuits), les meetings où nous allons recruter des gens pour se charger de ces programmes et mener le travail politique à leur propos, - tout cela je considère que c’est la base de la commune noire que nous envisageons pour l’avenir.