par ArchivesAutonomies
GEORGE - Je crois que le plus important dans le mouvement des prisons, c’est de prouver à la classe au pouvoir que la technique du camp de concentration, le retour à la deuxième phase du fascisme, la phase terroriste, ne prendra pas avec nous et n’arrêtera pas notre mouvement. Que rien, en dehors de la mort, n’arrêtera notre mouvement. Il a pris une telle ampleur que la justice se trouve forcée de lâcher quelques concessions ; et cela, bien sûr, met le personnel de la prison, les porcs, dans une situation difficile. Ils ne peuvent se protéger que par ce terrorisme ouvert et brutal. Les porcs sentent que les camarades ici ne veulent plus ni se retenir, ni espérer quoi que ce soit.
TRIBE - Est-ce qu’ils ont encore cette impression ?
GEORGE - Maintenant ils en sont convaincus.
TRIBE - Même après la semaine dernière ? (allusion au meurtre récent d’un gardien de San Quentin).
GEORGE - Je parle de l’ensemble de l’État de Californie. Tu sais que leur intention, aux porcs, est de se mettre en grève. Faire grève et demander une augmentation de salaire. Comment ça s’appelle ? Une prime de risque. Ils sont dans l’impasse. Ils savent que la justice cherche l’apaisement. Ils savent aussi que les camarades ne craignent plus la justice. Ça les oblige à revenir au terrorisme le plus extrême. Il y a deux jours, ils ont battu un noir presque à mort et ils l’ont envoyé à l’hôpital.
TRIBE - A l’extérieur, on se demande comment à propos de ton cas, et d’autres, on peut s’organiser, sans faire le détour par tous les moyens habituels (armes légales, actions de masse, etc.). Que faire pour obtenir des changements et tenir les porcs en échec ?
GEORGE - On tombe là sur un problème historique gigantesque. Nous estimons que si nous n’avons pas pu progresser, c’est que les groupes de gauche n’ont pas été capables de s’unir. Ils ont été incapables de s’unir ici, dans ce pays et dans quelques rares autres pays. Et nous espérons qu’à un niveau encore non organisé - celui où se trouve le mouvement des prisons - nous pourrons peut-être fournir un exemple pour le mouvement tout entier. Le besoin de nous unir à notre niveau propre - encore infra- organisationnel -, notre état d’oppression l’a rendu évident et clair : car nous devons faire face à un terrorisme évident et clair. Ce besoin est si fort que nous avons cherché d’abord à mettre la population de notre côté, à lui montrer que les différences dont la propagande officielle a essayé de nous convaincre sont illusoires. Bien sûr il y a eu des écueils. Ceux que j’ai rencontrés, pour ma part, tenaient à la mentalité des opprimés en général. La difficulté, d’ordinaire, est due au fait que les gens ne comprennent pas très bien le centralisme démocratique. Nous cherchons, bien sûr, à nous projeter dans l’avenir, mais en même temps nous devons nous rendre compte que nous ne sommes pas tous capables de... enfin que les opinions ne sont pas toutes de même niveau et que nous avons besoin d’un certain centralisme démocratique. Les gens ne comprennent pas qu’à ce stade, c’est une nécessité. Ce vers quoi nous tendons, c’est le moment où l’égalité régnera parmi les opinions et les hommes. Mais pour l’instant, nous avons besoin d’un parti d’avant-garde qui nous guide et fixe nos buts. Comme le dit Lénine, le Comité central, c’est l’état-major de l’armée du peuple.
TRIBE - Comment peut-on, selon toi, créer un tel parti d’avant-garde ? Penses-tu qu’il se soit déjà développé avec le Black Panther Party ?
GEORGE - Je suis membre du B.P.P., bien entendu. Le parti des B.P., c’est le parti d’avant-garde.
TRIBE - Penses-tu que le B.P.P. soit le parti de l’avant-garde pour la communauté noire seulement ou pour les deux communautés, la noire et la blanche ?
GEORGE - Je crois que ces questions seront bientôt clarifiées, du moins en ce qui me concerne. Le journal du parti va publier une série d’articles dans lesquels j’analyse la nature du fascisme et en particulier la forme qu’il a prise aux U.S.A. Ma conviction profonde, c’est que nous sommes la classe la plus opprimée, la fraction du peuple la plus opprimée. Nous sommes au bas de la pyramide. Il va falloir que nous prenions l’initiative. Notre tâche, je crois, est d’amorcer le processus. Une fois qu’il aura commencé, et lorsque nous aurons donné l’exemple, nous espérons que l’idée "intercommunale" se répandra de notre communauté dans la vôtre, puis dans d’autres. Nous savons bien ce que veut dire le mot avant-garde : c’est nous mettre en avant, sur la première ligne.
TRIBE - Dans une interview au Good Times, Elaine Brown [1] a déclaré qu’elle ne voyait pas ce que faisaient les "weathermen" et que, de toute évidence, ce n’était pas le parti d’avant-garde parce que le B.P. était le seul parti d’avant-garde. Beaucoup de gens se sont interrogés sur ce que veut dire parti d’avant-garde, et sur les raisons pour lesquelles elle ne comprenait rien à l’action des "weathermen", alors qu’on les croit engagés dans une action révolutionnaire.
GEORGE - Je n’essaierai pas de deviner le sens qu’Elaine Brown donne à sa définition d’un parti d’avant-garde. Mais je viens de vous résumer pourquoi je pense que le B.P.P. est bien la plus grande organisation noire de ce pays, et la seule organisation révolutionnaire. Je l’ai dit, si nous devons être L’avant-garde, c’est que nous faisons face à une oppression très nette : à une nécessité objective. C’est qu’il y a dans la communauté noire des conditions objectives et subjectives pour la révolution.
Revenons à la question première, ce qu’il y a derrière la déclaration d’Elaine. La théorie des foyers détonateurs, à bien l’examiner, établit un lien entre deux forces différentes : une force politique et une force militaire. Le foyer détonateur, l’initiative, la poussée, le moteur de la révolution doit être appuyé par une force politique. Quand on passe à l’action avec l’idée de donner un exemple, et qu’il n’y a personne pour suivre, pour construire un contre-pouvoir, pour rebâtir le monde du peuple au fur et à mesure des destructions, qu’est-ce qui se produit ? On reste les mains vides.
TRIBE - C’est la question que l’on a posée aux "weathermen" à cette époque et c’est pourquoi ils ont évolué.
GEORGE - Il y a là une idée très importante qui demande à être bien comprise. Le vieux P. C. américain accuse les "weathermen" d’être contre-révolutionnaires et, à mon avis, son accusation n’est pas fondée. La raison pour laquelle ils ne sont pas et ne peuvent pas être plus efficaces, c’est qu’ils n’ont pas d’organisation pour leur activité politique, pas de perspectives politiques. Car, tout en détruisant la force de résistance et la capacité productrice de la classe au pouvoir, on doit aussi reconstruire le monde du peuple. C’est cela, la tâche politique du peuple.
TRIBE - Pour les blancs qui sont de gauche, en tout cas les hommes, et particulièrement pour ceux de la classe moyenne, la forme primaire de l’oppression, c’est l’aliénation qui les éloigne de la vie en général et qui les empêche de voir le génocide quotidien qu’ils se sentent incapables d’arrêter. C’est une forme impalpable de l’oppression, mais une forme très réelle. Il leur est souvent difficile de s’organiser en fonction de buts concrets, d’élaborer des programmes. Comment penses-tu que la jeunesse intellectuelle blanche puisse s’organiser pour réaliser des changements tels que la réforme des prisons, la mise en place d’un parti, des programmes de survie, en attendant une révolution ? Attendu que la survie dans la communauté blanche signifie autre chose que la survie dans la communauté noire.
GEORGE - Tu sais bien de quoi on parle : on parle des conditions objectives. Tu dis que les conditions objectives de la classe moyenne blanche ne permettent pas les programmes politiques et les mouvements politiques qui sont possibles dans la communauté noire. Tu demandes des solutions de remplacement. Or je crois que, lorsqu’on commence à parler de conditions objectives, on ne devrait pas trop les séparer de ce que j’appelle conditions psychologiques ou subjectives. Ce que je veux dire, c’est qu’un homme peut se révéler assez homme pour lutter, par exemple, contre l’engagement en Indochine.
TRIBE - Ou contre l’engagement militaire à Watts [2]
GEORGE - Toute la question tient à ce que je disais tout à l’heure. Nous devons donner l’exemple.
TRIBE - C’était l’objectif des "weathermen".
GEORGE - Il nous faut donner l’exemple. Les programmes et l’organisation des structures politiques, etc., c’est avec nous qu’ils devront commencer : avec nous, parce que c’est là que les conditions objectives sont adéquates. Nous espérons que d’autres communautés seront touchées d’une certaine façon. Leur motivation, comme vous le dites, n’a pas besoin d’être aussi manifeste qu’une famine : ça peut être psychologique.
TRIBE - A Berkeley, ces dernières années, on a institué des cliniques gratuites, des garages pour le peuple et d’autres projets semblables qui permettent d’organiser la communauté. Mais nous nous sommes rendu compte que les gens qui en bénéficiaient étaient des types en marge, des jeunes. Les gens d’Oakland ne se sentent pas concernés par ces programmes. Nous voudrions changer cela.
GEORGE - Je ne crois pas qu’on doive sous-estimer le fait qu’une grande partie de la classe moyenne américaine est soumise à des tensions économiques. Sa situation est loin d’être assurée. Le fait est que la révolution lui offre la sécurité économique. Je suis sûr, certain, que nous n’avons pas dépassé le point où la révolution dans ce pays est séparée de la motivation économique.
TRIBE - Moi aussi. Mais parfois les gens ne voient pas suffisamment loin.
GEORGE - Bien sûr, le bureaucrate moyen ne voit qu’à court terme, et l’ouvrier moyen ne voit que l’intérêt à court terme. Je comprends cela, mais je pense que le problème politique serait de lui faire voir qu’il y a un motif économique clair et actuel pour la révolte et la révolution dans ce pays.
TRIBE - Parlons de ton article sur le "Repli" dans le mouvement blanc. Les actions de masse à l’échelon national, telles que les moratoriums, les meetings politiques pour Bobby, etc., sont devenues moins nombreuses, et beaucoup plus nombreux les petits groupes se bagarrant individuellement sur le fait qu’on se fait baiser les uns par les autres, que les femmes se font baiser par les hommes, que nous ne combattons pas assez le racisme qui est en nous et que nous ne nous battons pas pour les revendications du peuple noir. Finalement on a arrêté, sur le plan national, les manifestations du May Day et les batailles de rue entre les jeunes et les flics. Beaucoup de gens se demandent jusqu’où se prolonge le nouveau genre d’actions et quels changements elles vont apporter.
GEORGE - Je crois que tout type de pratique, tout type d’action de masse est fécond. Parce que, tu t’en souviens, quand nous parlions de changements d’attitude, nous parlions de conditions objectives et subjectives. La façon la plus rapide de changer des conditions qui ne sont pas mûres, je crois, c’est leur faire violence. Maintenez-les en effervescence. Maintenez les choses à l’état explosif, et faites que l’état normal des choses, ce soit l’explosion. Je soutiens personnellement toute forme d’explosion. Mais en même temps, ne va pas penser que je souscrive aux actions apolitiques ou aux activités qui n’ont pas un but politique déterminé et qui n’évoluent pas à l’intérieur d’un cadre politique bien dessiné. Mais je ne vois pas, même en faisant l’effort d’imagination le plus débridé, comment une explosion quelconque dans ce pays pourrait échapper à une orientation politique.
TRIBE - Tu sais que les gens, du moins dans le mouvement blanc, passent par un certain nombre de phases. La première est celle de l’indignation quand ils découvrent ce qui se passe au Viêt-nam ou dans les prisons de Californie. Ou quand ils lisent ton livre, ou quand ils découvrent ce qui arrive aux Indiens du S.-E. On pourrait trouver des sujets d’indignation pendant des heures. Dans la deuxième phase, il s’agit d’imaginer comment s’organiser pour lutter contre ces atrocités. Et c’est là l’écueil pour beaucoup de gens. Ils ne comprennent pas ce qu’est un processus.
GEORGE - Je suis d’accord sur le long terme. Ma politique et celle des Panthers sont, bien sûr, un mélange de la pensée de Mao et de Che Guevara. La révolution en deux phases et le foyer détonateur. Est-il nécessaire de parler de la révolution en deux phases ? Je parle de la théorie de la révolution en deux phases de Mao : faisant d’abord les alliances nécessaires avec tout groupe ou fraction de la société qui est en conflit ouvert avec, ou exploitée par l’ennemi principal (j’entends les hommes qui se sont placés eux-mêmes au centre et au-dessus de la société, les fascistes, les manipulateurs). On rassemble d’abord les gens, dans certains cas en s’appuyant sur leur loyauté instinctive, dans d’autres en faisant ressortir la similarité des conditions ; il s’agit de parvenir à un "front", à une réconciliation. C’est à cela que je pense quand je parle d’actions de masse. Mais après les actions de masse et la destruction de l’injustice, la deuxième phase, bien sûr, serait la socialisation des États. Il n’importe pas maintenant que tous les gens auxquels nous sommes alliés soient de stricts marxistes-léninistes ; il suffit qu’ils soient fidèles à la révolution. Quand tu lis Mao, tu vois que sa tâche est partout d’absorber : d’absorber, en certains endroits, même le bourgeois comprador ; il risque presque le tout pour le tout en transigeant avec le bourgeois comprador et la bourgeoisie nationale chinoise. Je ne dis pas que nous faisons la même chose, mais fondamentalement c’est ce que le camarade Huey Newton disait dans son article sur le capitalisme noir. Beaucoup de gens ont mal compris cela, parce que...
TRIBE - Je crois que j’ai mal compris certaines idées fondamentales.
GEORGE - Tous les gens que j’ai rencontrés et qui avaient mal compris cela ignoraient la théorie de Mao de la révolution en deux phases.
TRIBE - J’ai lu bien des textes théoriques de Mao. Mais ce qui joue, quand on ne comprend pas cet article sur le Repli, c’est le manque de contact avec la communauté noire et le fait qu’on ne sache pas où elle en est.
GEORGE - Tu dois comprendre que le type qui possède un drugstore, même le gars qui possède une usine de chaussures, je parle des noirs, ce ne sont pas eux les vrais capitalistes, bien sûr. En effet, où achètent-ils leur cuir, leur caoutchouc, leur ficelle ? Où vont-ils chercher leurs locaux, leurs machines ? L’adversaire, c’est le gars qui fabrique les outils, les machines-outils, les quelques familles qui possèdent et dirigent le pays. Les hommes qui envoient des forces expéditionnaires dans le monde entier, détruisant 80 % environ des ressources mondiales non renouvelables. C’est ça l’ennemi, maintenant. Pas le petit négrillon du coin qui essaie de survivre. Pas plus de profit pour lui que pour le vagabond. Si on voulait nous comparer à la Chine, nous pourrions appeler bourgeois compradores - je parle en noir, maintenant - les capitalistes noirs de Nixon. Ce sont des esclaves au service du système, mais nous aborderons cela après la première phase, quand nous nous serons débarrassés du véritable ennemi.
TRIBE - L’idée fondamentale est donc d’attaquer les contradictions les plus hautes d’abord, puis...
GEORGE - S’occuper des contradictions moins importantes, ensuite. Le processus de socialisation vient ensuite. Mais, derrière cette idée, il y a le fait que nous avons besoin d’alliés. Nous ne pouvons pas nous isoler. Voilà ce que dit Newton. Avant de continuer, je voudrais dire ceci : les articles que le camarade a écrits dans le journal, pour nous mettre au courant et nous permettre de comprendre, visaient essentiellement à mettre à part les objectifs de la révolution. C’est là tout son but actuellement : distinguer les objectifs de la révolution des forces de la révolution. Donc, en comprenant mal son article sur le capitalisme noir, on passe à côté de toute la tactique qui se cache derrière notre mouvement. Nous essayons de mettre à part les véritables objectifs de la révolution et, en même temps, de rassembler les forces de la révolution.
TRIBE - Quand il s’agit de rassembler les forces de la révolution, dans le mouvement blanc en particulier, un grand nombre de femmes ne sont pas prêtes à s’associer avec des hommes qui ne les traitent pas comme des êtres humains, mais comme des objets sexuels, et ne cherchent qu’à les baiser. Il y a là une difficulté pour les femmes, qui ne devrait pas exister. Comment la résoudre sans mettre en danger l’unité nécessaire ? Vous savez que les noirs ne vont pas s’associer avec les blancs qui ne luttent pas contre leur propre racisme ; beaucoup de femmes ne travailleront pas avec des hommes qui ne lutteront pas contre leur sexisme. On peut comprendre que les blancs soient racistes et que les hommes soient sexistes : nous avons tous été élevés dans cette putain de société. Mais dans quelle mesure est-ce là du libéralisme ?
GEORGE - C’est tout un problème. Je voudrais poser la question en deux points. Combien de temps avons-nous ?
TRIBE - Nous avons le temps. C’est une question importante, une des plus importantes du mouvement. Une des critiques que les gens ont faites au B.P.P. est d’être anti-homosexuel.
GEORGE - Ce n’est pas vrai. Huey a fait une déclaration disant que nous sommes pour l’unité avec tous ceux qui luttent contre le pouvoir.
TRIBE - Une déclaration et la pratique sont deux choses différentes.
GEORGE - Bien sûr, c’est la pratique qui importe.
TRIBE - Beaucoup de blancs se trouvent mis en marge par les pratiques du Revolutionary People’s Constitutional Convention [3] et d’autres...
GEORGE - Mais tu comprends : qui dit avant-garde dit tentative. Tentative pour organiser notre front et pour conduire les gens dans des directions justes. Quand un essai ne réussit pas, on n’a plus qu’à recommencer. Tu ne peux pas faire au Bureau politique un reproche comme celui que tu viens de dire. Ce que nous essayons de faire maintenant, c’est de nous grouper.
TRIBE - Je n’accuse personne, mais je veux dire que, s’il y a une erreur, elle est compréhensible et qu’il va encore en arriver. Le problème est de savoir comment corriger les erreurs, comment faire une critique efficace, comment effectuer le mouvement unité-critique-unité.
GEORGE - Il va falloir analyser de nouveau ce problème de la femme. Le problème de la femme dans une communauté blanche est différent de celui de la femme dans une communauté noire. J’aimerais rouvrir le débat.
TRIBE - Ouvrons-le.
GEORGE - J’admets que, d’une certaine façon, les femmes se font baiser par les hommes affectivement et psychologiquement.
TRIBE - Économiquement aussi.
GEORGE - Le contraire est aussi vrai ; la responsabilité doit être partagée. Je pense que si nous reprenons le problème sans passion, nous pourrions nous rendre compte que la tyrannie psychologique et l’oppression affective jouent dans les deux sens entre l’homme et la femme.
TRIBE - Penses-tu que l’un soit une réaction à l’autre ?
GEORGE - Il y a corrélation. Mais je voudrais revenir aux racines du problème. Je ne crois pas que Marx en ait suffisamment parlé. Engels non plus. Je parle de la constitution de la famille à ses origines. De la première femme ou du premier groupe de femmes. Je ne crois pas qu’un homme à cette époque ait pu convaincre sa femme de démolir son enfant ou ses enfants. Qui a décidé quel rôle devait jouer chacun ? Et où se trouve l’oppression dans ce cas ? Je pense que c’est vraiment démolir un individu que de lui inculquer un rôle, de lui apprendre un certain nombre de réactions qu’il ne sera pas capable d’assumer plus tard. Il en a toujours été comme cela avec les rôles à travers l’histoire.
TRIBE - Les gens savent d’où cela vient et qui bénéficie de cette main-d’œuvre excessive de femmes qui restent à la maison à faire la cuisine et la vaisselle pour les hommes qui dirigent tout.
GEORGE - Est-ce que tu comprends bien après quoi j’en ai ? Il est possible que, il y a très longtemps, une femme ait eu l’idée de nous opprimer en nous envoyant, à la chasse, mesurer notre force et notre habileté à celles des animaux sauvages.
TRIBE - Le problème est : qui est le perdant et qui est le gagnant ?
GEORGE - Si nous rouvrons le débat et que nous cherchions la manière dont on se fait baiser les uns par les autres, opprimer les uns par les autres, nous verrions que nous avons peu de raisons d’accuser autrui. C’est surtout vrai pour la communauté noire. Huey, dans son éloge de Sweetback [4], était très clair. Dans notre cas, la sous-culture noire étant une culture matriarcale, ce sont les femmes qui devront cesser d’opprimer leurs fils affectivement, et de leur imposer des rôles qui auront une fonction répressive par la suite. Ce qu’il voulait dire, c’est que la seule façon dont une femme noire puisse se libérer est de se trouver dans les bras d’un homme libéré. Et le seul moyen pour que cela arrive c’est qu’elle élève un libérateur et non plus un lâche.
TRIBE - Beaucoup de femmes pensent que travailler avec des hommes qui ne les considèrent pas comme des camarades est un obstacle à leur activité. Il leur est impossible de faire du bon travail politique. Comment résoudre ce problème si les hommes ne commencent pas par se débarrasser de leur sexisme ?
GEORGE - Je me considère comme un foyer détonateur. Et je ne veux pas aller plus loin. Mais je n’ai aucune difficulté à traiter les femmes en égales, si elles se montrent égales. J’ai la même attitude vis- à-vis d’un homme.
TRIBE - Si les femmes, à un premier stade, ne sont pas des révolutionnaires exemplaires, c’est qu’elles ont été élevées dans une putain de société, et que cette société leur a dit : "Vous ne pouvez pas faire la révolution. La seule chose dont vous soyez capables, c’est faire la vaisselle et les lits..." C’est entré dans leur tête ; elles ont beaucoup de mal à s’en libérer.
GEORGE - J’ai peut-être été trop vite. Je ne demanderai pas à la femme de laver la vaisselle ; s’il y a de la vaisselle à faire dans notre cellule militaire, je l’aiderai. Si elle veut appuyer sur la détente, d’accord ; seulement, pour appuyer sur la détente, il faut une pression de trois livres. Je ne parle que du point de vue militaire.
TRIBE - Imaginons des hommes et des femmes devant un problème militaire : une décision doit être prise, les femmes ont peur de parler, les hommes prennent l’initiative, sans faire attention ni accorder de valeur à ce que disent les femmes.
GEORGE - Ça ne se passe pas comme ça. On ne peut pas ignorer un individu qui se tient près de vous avec un fusil. Il est impossible qu’un homme joue les macs avec une femme qui a un fusil. J’ai un fusil, elle a un fusil : impossible alors pour moi de me mettre en avant, physiquement impossible.
TRIBE - Imaginons que vous vouliez sortir un journal, qu’il faille prendre des décisions politiques qui pourraient avoir des effets politiques d’une grande portée. Les femmes ont peur de parler. Elles n’ont peut-être pas de fusils, mais...
GEORGE - Ça, c’est l’intimidation psychologique d’autrefois. C’est le passé. La seule façon de résoudre les contradictions, c’est par la pratique, et je dis que la première étape est l’activité de "foyer", l’activité révolutionnaire.
TRIBE - Tu sais que, dans un groupe militaire, il est très important que les gens se connaissent et s’aiment lorsqu’ils s’engagent dans une activité comme celle-ci.
GEORGE - C’est indispensable aussi pour avoir une vie normale tout en faisant la guerre. Lié à ce problème, il y en a un autre : c’est l’idée que nous avons, nous les noirs, de ce qu’est une conduite disciplinée et une conduite autoritaire. Le noir, en général, est rebuté par l’idée de discipline. Je parle des frères qui sont actuellement dans le mouvement, des frères qui sont conscients. Ils trouvent difficile de se discipliner et d’accepter le fait qu’une structure est nécessaire pour réaliser les objectifs.
Pour la question des femmes, les hommes finissent toujours par prendre la tête des cellules, et les contradictions commencent aussitôt. Mais les deux questions sont liées : celle de la discipline, et de sa nécessité pour atteindre des objectifs réels ; et celle du mâle, de la raison pour laquelle il a occupé cette position de responsabilité, où il exerce le pouvoir et donne des ordres.
C’est une chose compliquée et difficile. Mais il va falloir s’y faire : de bas en haut, et depuis la plus petite cellule, l’homme et la femme devront être traités en égaux. Ce ne sera pas commode. Ça doit se faire, j’en suis sûr ; et j’espère qu’on ne prendra pas cela pour du chauvinisme mâle. Mais je pense que pour arriver à la solution du problème, les femmes devront devenir plus agressives. Et pas au sens où elles empêcheraient le travail et feraient du désordre, mais en ce sens qu’elles apporteraient des critiques, des idées, des contributions valables.
TRIBE - Beaucoup de gens s’intéressent à ce qui se passe dans vos comités de défense, et à ta position sur leurs méthodes de travail.
GEORGE - Je vais parler du nôtre en particulier. Le projet, c’était, au départ, de mettre autant que possible la communauté dans le coup, et de lui donner des responsabilités qui lui permettent de participer aux luttes contre la classe au pouvoir. Le projet, c’était d’affronter ces gens à la classe au pouvoir, à travers un mouvement limité, non intégré aux structures établies ; nous supposions qu’ils pourraient, à partir de là, passer logiquement à des niveaux plus élevés de lutte contre la classe au pouvoir. Tu vois ce que je veux dire.
TRIBE - Oui, je vois aussi ce qui s’est passé.
GEORGE - Ça a capoté. Ça n’a pas marché. La raison, c’est qu’on n’a pas compris le centralisme démocratique. On a drainé des gens que nous considérions - et qui se sont révélés - comme des opportunistes, d’autres comme des anarchistes. On ne peut rien faire avec des gens qui ont ce type de comportement. Un comité où chacun mène son propre jeu est inefficace. Dès le début, nous aurions dû faire savoir que nous travaillions sous les consignes du B.P.P., le parti d’avant-garde. Tout récemment, nous avons essayé de rectifier cette erreur. Nous venons de publier une déclaration et nous avons averti les comités que désormais ils peuvent engager des actions, mais sous la direction et le contrôle du comité central du B.P.P. C’est la seule manière pour que la centralisation et l’autorité fassent sentir leurs effets jusqu’en bas, jusqu’à la racine.
TRIBE - Selon toi, comment la pratique des comités va-t-elle être modifiée ?
GEORGE - C’est au comité central du B.P.P. de résoudre le problème. Comment vont-ils s’y prendre pour faire marcher l’attelage ? Je suis sûr que maintenant ça va avancer.
TRIBE - Après ces modifications, quels sont les nouveaux programmes qui vont être lancés ?
GEORGE - Ce n’est pas notre défense devant le tribunal d’ici qui est la plus importante. C’est la mise en place des moyens pour empêcher que ce genre de choses se produise. Je parle des programmes de survie, de notre infrastructure dans la communauté noire, de la collecte d’argent, etc. Je pense que cette collecte et toute l’action autour de l’affaire de Soledad seraient plus efficaces si elles étaient insérées dans les principaux programmes de survie. Je pense qu’on devrait me représenter comme quelqu’un qui lutte pour la survie de la communauté et qui luttera toujours pour elle.
TRIBE - Que penses-tu de l’action devant les tribunaux ?
GEORGE - Je ne m’en occupe pas du tout. J’ai un avocat très compétent. Je lui laisse le soin de faire échec aux racistes, d’arrêter les coups de feu et de les empêcher de me tuer.
TRIBE - Pour bien des gens, ce qui est important, c’est que tu sortes et que tu exposes tes idées à la communauté. Beaucoup pensent que ça ne t’empêchera pas de travailler, de mettre au point des programmes (programmes de survie et autres). Qu’en penses-tu ?
GEORGE - En d’autres termes, il y a, selon toi, une possibilité pour que je me transforme en martyr si je ne fais pas plus attention aux aspects légaux de mon cas ?
TRIBE - Oui, il y a possibilité pour que tu te transformes en martyr ; mais ce n’est pas une question d’attention plus ou moins grande portée aux aspects légaux. Je ne vois pas bien pourquoi ce serait contradictoire d’utiliser tous les moyens possibles.
GEORGE - C’est ce que j’allais dire. Ce n’est pas contradictoire, à condition qu’il soit de notre intérêt (et c’est le mien en tout cas) de faire savoir aux gens que je lutte et que je lutterai toujours pour leur survie. Et le meilleur moyen de le faire savoir, c’est d’aller là où le Parti a bien organisé la communauté, et de faire savoir aux gens que les fonds collectés par nos soins ont été utilisés pour telle industrie, telle clinique. Quand on arrivera au point de rupture, quand on en sera à la question de savoir si je survivrai ou non, si je... enfin tu sais. Ce n’est pas ces gens que j’attends pour investir San Quentin et me libérer. Ce dont ma vie dépend, c’est du foyer insurrectionnel. Mais ce que je n’aime pas, c’est qu’on donne une fausse image de moi, et je sens qu’on a donné cette fausse image de moi là où on a mené la petite guerre des badges et des manifestes. Activité stérile en général.
Je ne tiens pas à paraître trop critique envers les "weathermen", d’autant que j’essaie de les comprendre. Et puis on ne va pas discuter pour savoir qui est le parti d’avant-garde. Ce n’est pas le problème ; le problème, c’est l’émancipation inconditionnelle du peuple, sa libération et la construction du "front" dont nous parlions à l’instant. Ce que j’avance là, je l’avance à titre d’hypothèse ; il est possible que Bernardine [5] et les autres "weathermen" voient la théorie du foyer insurrectionnel d’une manière beaucoup plus globale que nous le faisons. Nous nous y referons pour autant qu’elle s’applique à notre condition particulière. Nous disons que les conditions objectives de la communauté noire sont mûres pour une révolution, aujourd’hui, et que tout ce qui manque, ce sont quelques conditions subjectives. Les conditions objectives sont là. Les condItions subjectives font défaut ici et là, et nous les préparons avec nos programmes et notre mouvement. Et par mouvement, j’entends la fusillade du 7 août et tous les efforts faits pour descendre les fascistes.
Peut-être que les "weathermen" comprennent la théorie du foyer insurrectionnel d’une façon plus large. Comme je le disais, l’idée contient deux notions distinctes : celle de force politique et celle de force militaire. L’une ne va pas sans l’autre. Le Che en est mort en Bolivie : il n’avait pas d’infrastructure politique pour appuyer son action militaire. Disons pour finir que les "weathermen" voient peut-être la situation mondiale, ils se disent peut-être que les conditions objectives ne sont pas totalement favorables dans la petite bourgeoisie blanche, mais que ces conditions sont mûres pour la communauté noire et le reste du monde.
TRIBE - C’est un des points fondamentaux de la stratégie des "weathermen" qui se considèrent comme une cinquième colonne. C’est-à-dire que, selon eux, les blancs ne se battent pas seuls, mais aux côtés des basanés, des noirs, des Vietnamiens, des Palestiniens et de tous les peuples qui luttent pour leur libération.
GEORGE - Alors, dans ce sens, nous devons admettre qu’ils savent ce qu’ils font, qu’ils agissent selon la théorie des foyers détonateurs, qu’ils voient le monde d’un point de vue sincèrement internationaliste.
TRIBE - C’est bien leur façon de voir et par là le concept, important, de propagande armée est remis en question. Il s’agit autant de savoir si cette tactique est encore efficace ou s’ils l’appliquent dans le vide de la communauté blanche, sans tenir compte des conditions objectives.
GEORGE - Il ne faut pas perdre de vue que les États-Unis ne représentent que 6 % de la population mondiale.
LE MATON - Bon, Jackson, c’est l’heure. Allons-y.