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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Après l’assassinat
Intolérable, n°3, Novembre 1971, p. 53-57.
Article mis en ligne le 11 avril 2014
dernière modification le 10 janvier 2024

par ArchivesAutonomies

Le 23 août, s’ouvre l’audience préliminaire pour l’affaire de Soledad. Une vitre pare-balles sépare le public, y compris les journalistes, et la cour. Devant l’attitude des juges, le public crie, tape sur la vitre. "Pigs", "Pigs". La mère de Clutchette sera expulsée le surlendemain, après une crise que les autorités qualifient d’hystérique ; des noirs et des policiers se battent dans la salle. Dès le 23, Clutchette a remis aux avocats une pétition signée par 26 détenus de San Quentin, témoins du drame de samedi. Elle est écrite au dos d’une carte de vœux reçue par l’un d’eux : "Je vis pour t’aimer." Elle est à plusieurs reprises refusée par les juges comme hors du débat. Les avocats la liront aux journalistes et au public à l’extérieur de la salle du tribunal. Elle fait état de l’assassinat de Jackson : "Nous soussignés sommes tous maintenus au secret à cause des souffrances et des blessures à la fois physiques et morales qui nous ont été infligées par les agents du directeur de la prison, Louis S. Nelson. Le directeur Nelson et M. le directeur adjoint James L. Park, par l’entre­mise de leurs agents, ont tué un nommé George Jackson et comploté l’assassinat des soussignés qui ont refusé de tremper dans la conspiration des fonctionnaires de l’État." Le texte continue en racontant sévices et tortures. Il réclame enquête et protection. Les avocats qui purent voir certains détenus du quartier de force confirmèrent : ainsi Ruchell Magee était en très mauvais état.
Les prisonniers réussirent aussi à faire passer un texte plus long :

"Nous, les vingt-sept détenus-esclaves, noirs, bruns et blancs tous ensemble, du quartier de force de San Quentin, sommes en situation de victimes d’une conspiration d’assassinat. Exacte­ment comme notre camarade G. L. Jackson a été assassiné le 21 août.
"La scène était montée pour faire croire à une tentative d’évasion, mais c’était une conspira­tion pour assassiner les frères de Soledad, ainsi que Ruchell Magee et le reste des combattants de la liberté... Depuis le 21 août, vingt-sept d’entre nous font l’expérience du fascisme sous sa forme la plus crue. Nous sommes soumis à toutes sortes de brutalités, battus à coups de bâton et de pied, torturés avec des cigarettes allumées, des épingles, on nous injurie, on nous crache dessus, on nous traîne à terre, etc. Tout cela quand nous sommes enchaînés comme des animaux, couchés nus sur la pelouse... Nos vies sont menacées chaque jour : on nous empoison­nera, on nous asphyxiera, nous ne sortirons jamais vivants du quartier de force, il n’y aura pas de procès pour nous, et nos avocats ne pourront nous venir à l’aide parce que, eux aussi, on les tuera, etc., etc. Il y a ici des camarades, noirs, bruns et blancs, qui n’appartiennent à aucune organisation politique particulière. Tout ce qu’ils demandent est l’appui du peuple dans notre lutte quotidienne. Il y a parmi nous des hommes qui ne lisent pas Marx, Lénine, Engels ou Mao, il y en a qui ne peuvent même pas lire une phrase. Ce que nous disons, c’est que nous avons besoin de l’aide de chacun, qu’il soit mauvais garçon, maquereau, prostitué, prêtre ou docteur en philosophie... Nous ne gémissons pas, nous ne pleurons pas sur la mort de notre camarade aimé, George Jackson. Il a mis le courage dans nos cœurs et nos esprits, et nous a appris à pour­suivre ses idéaux. Il a fait le sacrifice ultime, et son sang noir est l’aliment qui nous donne la résolution de lutter contre les forces écrasantes d’oppression. Nous le vengerons, car nous sommes ceux qui le connurent et l’aimèrent le plus."

Il apparaît qu’il n’y eut pas du tout tentative d’évasion, mais assassinat, meurtre prémédité, de Jackson. Depuis un certain temps, le directeur des prisons de Californie, R. K. Procunier, faisait courir le bruit qu’on s’attendait à des troubles à San Quentin. Les gardiens auraient voulu tuer Jackson avec d’autres prisonniers "dangereux", pour faire croire à un essai d’évasion collectif. Jackson, qui savait fort bien que les gardes voulaient d’abord sa peau, réussit à gagner la cour où il fut abattu : il rendait ainsi impossible la version officielle toute préparée et évitait le massacre des autres prison­niers. Ce qui fait dire aux avocats et aux codétenus : George Jackson a fait le sacrifice de sa vie. Il se peut, alors, que les gardiens et les deux autres prisonniers tués l’aient été dans une courte bataille consécutive à l’assassinat de Jackson. Il arrivera à Park lui-même, le directeur de la prison, de dire : "Peut-être par vengeance contre la mort de Jackson."
Jackson savait depuis longtemps qu’il était en perpétuelle instance de mort : soit de la part d’un détenu dressé par le racisme et par les promesses ou menaces des gardiens ; soit directement de la part des gardiens eux-mêmes. Et de plus en plus, à mesure que grandissaient son sens et son prestige politiques. L’affaire de Soledad avait de moins en moins de chances de passer devant un tribunal, Jackson vivant. Il y eut beaucoup de tentatives de liquida­tion de Jackson, dont témoignent ses lettres de prison. Et le 19 mars 1971, la déclaration écrite d’Allan Mancino, qui fut détenu à Soledad : le gardien Spoon et le capitaine Moody le sortent de sa cellule dans une nuit de janvier 1970 et lui proposent de tuer Jackson (Moody me demanda alors directement si je serais prêt à tuer George Jackson ; il dit qu’il n’avait pas besoin d’un autre Elridge Cleaver).
C’est à travers cette mort ambiante que Jackson fit son plus dur chemin :

"Il se peut que je fuie, mais tout au long de ma fuite, je cherche une arme ! Une position défensive !"

Et toujours à travers cette mort, il tente et mène l’éducation politique de ses parents :

"Chaque fois que les flics essayaient d’attenter à ma vie, à San Quentin, j’envoyais un S.O.S. à mes parents. Ils ont toujours répondu à mes appels et ils écrivaient des lettres aux flics de la prison et aux traîtres de Sacramento, mais ils n’étaient pas tout à fait persuadés que je leur disais la vérité sur la mentalité du flic. Je m’atti­rais des regards dubitatifs quand je leur racontais que les lieutenants et les autres proposaient à certains des plus corrompus parmi les condamnés blancs : "Tue Jackson, et on fera quelque chose pour toi." Vous comprenez, mon père voulait savoir pourquoi. Et tout ce que je pouvais lui dire, c’était que je me sentais proche de Mao et que je ne pouvais pas courber l’échine. Mon père ne pouvait pas comprendre. J’ai utilisé toutes les méthodes, je me suis servi de tous les exemples que j’ai pu trouver dans l’histoire et dans la vie de tous les jours pour lui expliquer qu’il ne pouvait y avoir de bons flics. Mais la tâche était trop lourde, je me heurtais à ses habitudes de pensée et à sa peur de devoir admettre l’existence d’un ennemi identifiable qui nous opprimait, parce que reconnaître cet ennemi, c’était engager le combat, ou alors convenir de sa propre lâcheté..."
"J’ai été amené à reconnaître que les femmes noires de ce pays sont beaucoup plus agressives que les hommes noirs. Mais leur agressivité s’est trouvée tempérée, jusqu’à ces dernières années, par le fait qu’elle s’exerçait à l’intérieur du système : "Trouve-toi un fiancé diplômé" ou "Gagne de l’argent", au lieu de "Procure-toi un fusil". Les femmes noires n’ont pas encouragé le développement des aptitudes au combat dangereux, à la violence organisée, mais elles ne l’ont pas non plus découragé, comme firent les hommes [1]..."

C’est au point où elle est arrivée, que la mère de George Jackson déclare, après l’assassinat de son (ils : "Ses deux jambes semblaient avoir été coupées. Il était dans un tel état !... Il m’avait dit qu’on voulait le tuer. On voulait tuer George, et on le voulait depuis longtemps..."
Jackson disait :

Ce n’est pas une coïncidence si Malcolm X et M. L. King sont morts quand ils sont morts. Malcolm venait juste de voir la situation dans son ensemble. Je crois maintenant que tous deux savaient depuis longtemps à quoi s’en tenir et s’efforçaient de présenter la vérité de telle sorte qu’elle pût atteindre le plus grand nombre possible de gens - sans les mettre en danger de se faire tuer. Tu te souviens de ses dernières phrases. Le Viêt-nam et l’économie politique. Les tueurs professionnels auraient pu l’assassiner depuis longtemps. Us ont laissé Malcolm se déchaîner à propos du nationalisme musulman pendant des années, parce qu’ils savaient que c’était de l’idéologie creuse, mais dès qu’il a eu les pieds sur terre, ils l’ont descendu [2]."

C’est la même chose pour Jackson ; il est tué exactement quand est venue l’heure qu’il a préparée et annoncée, celle où "les noirs, les bruns et les blancs" se laissent de moins en moins mystifier aux pièges d’un racisme organisé, mais commencent à présenter un front de résistance commun, à l’inté­rieur des prisons mêmes. Il y a quelque chose en nous qui nous fait croire souvent que les interventions du pouvoir, si elles ne sont pas justes, sont du moins diaboliques et bien calculées. Ce n’est pas vrai ; tout échappe au pouvoir, à commencer par ce qu’il fait, ce qu’il conspire et ne domine pas. L’assassinat de Jackson est de ces choses, une ligne de fuite, comme dirait Jackson, où les révolutionnaires s’en­gagent.