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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Sur les lettres de H.M.
{Intolérable}, n°4, 1972, p. 38-40.
Article mis en ligne le 11 avril 2014
dernière modification le 10 avril 2014

par ArchivesAutonomies

Les prisons sont en majorité peuplées de jeunes gens "petits délinquants", avec ou sans travail, chômeurs, marginaux de toutes sortes. Comme beaucoup de magistrats le reconnaissent en privé, ils n’ont rien à faire en prison ; le rapport Arpaillanges, maintenu secret, le confirme. Un contre-expert osera dire à H. M. : "La prison n’est pas la solution à votre problème." On vou­drait demander au contre-expert pour qui et pour quel pro­blème la prison est une "solution". Par un système très précis de police, de casier, de contrôle, qui leur ôte toute chance d’échapper aux conséquences d’une première condamnation, ces jeunes gens sont amenés à revenir en prison très vite après en être sortis. Leurs condamnations se succèdent, qui leur collent l’étiquette "irrécupérables".
Pour ces jeunes gens actuellement, la frontière est souvent étroite entre une tentation permanente de suicide, et la naissance d’une certaine forme de conscience politique qui se développe en prison même. Il ne s’agit pas pour eux d’incriminer vaguement la société, ni la fatalité, pas plus que de prendre de bonnes résolu­tions, mais de faire l’analyse vécue des mécanismes personnifiés qui ne cessent de les pousser en maison de correction, à l’hôpital, à la caserne, en prison. Né de la solitude, le besoin d’écrire à des proches, à des amis, nourrit cette réflexion politique d’un genre nouveau où tendent à s’effacer les distinctions traditionnelles du public et du privé, du sexuel et du social, de la revendication collective et du mode de vie personnel. Dans beaucoup des lettres de H. M. l’écriture change progressivement, sous Mandrax, "Mandrax le Magnifique", et témoigne de personnalités complé­mentaires ou opposées qui s’agitent dans le détenu, participant toutes au même effort de réflexion. Le suicidaire l’a emporté ; il aurait pu en être autrement, si la médecine pénitentiaire n’était pas un simple prolongement de la fliquerie. Cette cor­respondance est exemplaire parce que, à travers les qualités d’âme et de pensée, elle dit justement ce à quoi pense un prison­nier. Et ce n’est pas ce que l’on croit d’ordinaire.
Ces lettres ressassent toutes sortes de choses qui font obses­sion : écris-moi, si tu savais ce que c’est qu’un mot..., mets un timbre à 30 Fr, pas la peine de donner notre fric aux P et T, j’écris comme un dégueulasse, ma main abîmée, on a cassé mon plâtre et on ne le remet pas, "c’est peut-être les gens bien qui m’ont fait le plus de mal", Mandrax, je vais délirer..., freedom, passez-moi des livres, l’Anti-Psychiatrie, le Saint Genet de Sartre... Ces lettres parlent de toutes sortes d’envies de fuir, comme de vivre. Non pas une évasion impossible. Mais fuir les pièges de la police qui l’ont ramené en prison. Fuir en Inde où il voulait aller avant sa dernière arrestation. Fuite spirituelle à la Krisna. Ou bien dans la prison même fuir sur place, et se fuir soi-même en défaisant certains personnages qui l’habitent, fuir à la manière des schizophrènes, et de l’anti-psychiatrie. Des fuites à la Genet, où il s’agit de « rester cool » par rapport au sentiment de persécution qu’il sent monter en lui, et qu’il sait être provoqué par des persécutions trop réelles. Des fuites commu­nautaires, où la "communauté" s’oppose aux "micro-sociétés hippies qui ne font qu’imiter notre société fasciste". Ou encore des fuites actives, à sens politique, à la Jackson, où l’on ne fuit pas sans chercher des armes, sans attaquer : "J’ai pas d’avocat et je ne sais pas si j’en prendrai un, car je ne veux pas un avocat qui vienne pleurer et implorer la clémence de la justice. Je veux un avocat qui vienne gueuler, tempêter...", "Je suis arrivé au fond de l’angoisse, je ne demanderai pas l’indulgence du tribunal, mais je hurlerai l’injustice, je proclamerai la corruption poli­cière..., je te quitte car le délire me guette, et ils se serviront de ces lettres pour m’enfoncer..." Et si rien d’autre n’est possible, fuir en se tuant, "j’attendrai mon jugement à moins que la vie ne me devienne trop dure à supporter et que je décide que ne plus rien attendre. C’est une chose que j’entrevois chaque jour, mais il est aussi difficile de vivre comme il est difficile de mourir. Bon je vais me coucher et continuer à lire mon bouquin de Laing, car décidément j’ai pas le moral aujourd’hui" (veille du suicide). Il y a des chances pour que directeur et gardiens disent : chantage, mauvaises lectures et simulation.
H. M. était homosexuel. Il y a des gens pour penser qu’un homosexuel a une situation moins difficile en prison, puisque tout le monde le devient. C’est le contraire ; la prison est bien le dernier lieu où l’on puisse être "naturellement" homosexuel, sans être pris dans un système de brimades et de prostitution dont VAdministration joue très volontairement pour diviser entre eux les détenus. H. M. avait pourtant su se faire estimer et aimer des autres détenus, sans rien cacher de son homosexualité. Et c’est précisément sur un rapport d’un surveillant, à la suite d’une altercation, que H. M, est envoyé au mitard pour "flagrant délit". On se demande de quel droit la prison se per­met de juger et de punir Fhoraosexualité.
Le prisonnier pense qu’on ne l’a jamais laissé tranquille, en vérité, qu’on en rajoute, avec un acharnement constant. Même la prison a encore une prison plus secrète, plus grotesque et plus dure, le mitard, auquel la "réforme" Pleven se garde bien de toucher. Lors d’une condamnation précédente pour tentative de cambriolage, sa peine étant terminée, on lui rajoute quarante- cinq jours de contrainte (non-paiement des frais de justice), et puis au moment de sortir, il est repris sur plainte d’un maton qui, l’ayant roué de coups, assure avoir été attaqué par lui. Ou bien, ayant pris de la drogue, ayant commencé une psycho­thérapie, étant à l’hôpital pour une tout autre raison (hépatite virale), il est poursuivi dans l’hôpital même par un provocateur qui lui téléphone, le supplie de lui procurer quelques plaques d’opium, ne cesse pas d’insister et le donne à la police. Comment on fait d’un usager de la drogue, actuel ou même ancien, un "redoutable trafiquant" pour les statistiques de la police et les commentaires des journaux réactionnaires du type Aurore. Arrêté aussitôt, nouvelle détention préventive, nouvelle provocation, un "flagrant délit" d’homosexualité le mène au mitard où il se tue. Ce qui est en cause n’est pas seulement un système social en général avec ses exclusions et ses condamnations, mais l’en­semble des provocations délibérées et personnifiées par lesquelles ce système fonctionne, assure son ordre, par lesquelles il fabrique ses exclus et ses condamnés, conformément à une politique qui est celle du Pouvoir, de la police et de l’administration. Un certain nombre de gens sont directement et personnellement responsables de la mort de ce détenu.