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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Première Lettre
{Intolérable}, n°4, 1972, p. 43-44.
Article mis en ligne le 11 avril 2014
dernière modification le 10 avril 2014

par ArchivesAutonomies

Sorti de prison depuis quatre ans, je me considère comme un rescapé du suicide. J’ai plusieurs fois voulu me supprimer. Si je ne l’ai pas fait, c’est parce que j’avais peur de la mort. Pourtant, la mort me semble préférable à ce que j’ai connu en prison.
Comment rester un homme, quand on a été mis nu pour être fouillé ? Et qu’alors des hommes ont dit : "Penche-toi en avant et tousse" ? Comment rester un homme quand on a été jugé au sens plein du terme et que des hommes ont dit : "Cet individu est un lâche, un paresseux, un menteur, un voyou, un être nui­sible, un parasite de la société. Il est irrécupérable. Nous deman­dons la peine de mort, la condamnation à perpétuité ou à vingt ans pour lui" ? Comment rester un homme quand on a été véhiculé dans des fourgons à bestiaux, sans fenêtre et sans air ? Comment rester un homme, quand on a traversé des gares avec les menottes aux mains et les entraves aux pieds ? Comment rester un homme quand on a été au mitard, seul, dans le noir, dans le froid, pendant des jours et des jours, pendant des semaines, en n’ayant le droit de manger qu’un jour sur deux ?
Ce sont des causes. Il en est bien d’autres. Elles s’ajoutent. On ne gagne pas assez d’argent pour s’acheter ce dont on a besoin. On est coupé de ceux que l’on aime. On ne fait plus jamais l’amour. On se sait condamné même pour l’avenir, car il y aura le casier judiciaire. Puis il y a la femme qui s’en va au bout de dix-huit mois ou à propos de laquelle on apprend qu’elle a un amant. Et cela devient l’angoisse. Bien sûr, pour les meilleurs, on comprend et on accepte. Mais, même pour ceux-là, il y a le désespoir et la peur qu’elle s’en aille. Elle va me quitter et je n’aurai plus personne qui m’aime.
Lorsque cela arrive, eh bien, c’est l’histoire de ce petit Espagnol de vingt-quatre ans. On le retrouve pendu aux barreaux de sa fenêtre. Il y a ce jeune homme marié, qui au mitard, annonce qu’il va se pendre si on ne le sort pas avant de repasser au prétoire pour avoir cassé un tabouret. On le laisse seul. Lorsque le surveil­lant revient, il est mort.
Il y a aussi celui qui devient fou. Il est tellement obsédé sexuel qu’il passe son temps à se masturber. Puis il croit entendre sa femme faire l’amour avec un surveillant-chef adjoint. Il dit qu’il les entend dans le haut-parleur de sa cellule. Il va à l’hôpital psychiatrique. Puis il revient. Puis il repart. Un beau jour, nous apprenons qu’il s’est suicidé à l’hôpital.
Il y a celui qui fait la grève de la faim. C’est un détenu politique. Mais on ne répond pas à sa réclamation. Il tient vingt jours. Et il meurt. L’affaire est étouffée. Elle ne filtre pas. Personne n’est au courant. Cela ressemble à un suicide. Si ce n’en est pas un, qu’est-ce que c’est ?
Il y en a d’autres. A quoi bon les énumérer ? Puis il y a toutes les tentatives, authentiques ou non. De toutes façons, on ne fait pas semblant pour rien. Il y a ceux qui se coupent les veines, qui sautent du troisième étage, qui avalent des cachets et, bien sûr, les plus nombreux, ceux qui se pendent.
La pendaison, c’est la mort-reine du détenu, l’image même de la honte, de la culpabilité, de la castration, du sexe bafoué et détruit. En prison court le fantasme de la pendaison, orgasme suprême, abolition de la souffrance, de la vie et du moi. C’est pourquoi tant de détenus se pendent.
Je ne me suis pas pendu. Mais il y a eu "commencement d’exé­cution", comme pour beaucoup de mes camarades qui ne s’en sortent pas. Lorsque l’on n’a plus le droit d’être un homme, il ne reste plus que la mort. J’ai eu la chance de survivre, car j’avais ma porte de sortie : les études et l’espoir de témoigner après ma libération. Je ne suis pas mort car j’espérais être un jour un homme encore. Entre la dégradation et la mort, je choisis la mort.