Lundi 6 novembre, trois membres de l’Association de Défense des Droits des Détenus (A.D.D.D.) ont posé au docteur Fully, médecin inspecteur de la médecine pénitentiaire, une série de questions sur les circonstances de vingt-deux suicides dont l’Association a été saisie.
Déclaration générale au début : "Vous savez, je ne suis pas d’accord avec tout le monde au ministère."
Q. : La Direction de Fresnes connaissait-elle le dossier psychiatrique de Gérard Grandmontagne ?
F. : Bien sûr qu’il avait un dossier psychiatrique, il a été suivi plusieurs années chez le docteur Bourguignon. Le dossier psychiatrique devrait être examiné afin de savoir si le détenu est accessible à une sanction. C’est ce que faisait à la Santé l’ancien directeur Brun en collaboration avec le docteur Hyvert.
Q. : Donc il y a une responsabilité du directeur de Fresnes ?
F. : Oui.
Q. : Une expertise de G. Grandmontagne a-t-elle été ordonnée, qui l’a faite ? De qui dépend le médecin chargé de l’expertise ?
F. : Je ne sais pas si une expertise a eu lieu. Mais si une mort est suspecte une expertise est faite.
Q. : Qui déclare qu’une mort est suspecte ?
F. : Le médecin de la prison, bien sûr. La famille peut demander une contre-expertise, comme l’a fait la famille Goaguer, qui a prouvé que la mort était due à une complication de grève de la faim.
Q. : Le directeur de Fresnes aurait dû être un homme averti car l’affaire Grandmontagne répète l’affaire Cicurel, pour laquelle Mme d’Escrivant a été chassée. Or l’affaire Cicurel démontre, nous semble-t-il, qu’une tentative de suicide est punie de mitard, contrairement aux déclarations récentes du ministère ?
F. : Oui c’est l’hypocrisie de l’administration pénitentiaire. Il n’y a pas punition pour le fait même, personne n’est formellement puni pour tentative de suicide, mais après une tentative de suicide, pour bris de vitre, pour avoir déchiré un drap, oui c’est possible qu’il soit arrivé à Fresnes comme vous le dites qu’un détenu ait une amende pour le torchon qu’il a déchiré en tentant de se pendre. Je me souviens d’un camp allemand, où on était pendu pour vol d’effets civils, mais jamais pour tentative d’évasion.
Dans un cas de suicide il y a toujours bris de matériel. On a beau retirer lacets, cravates, allumettes, on ne peut empêcher matériellement un suicide ; la prévention est d’ordre psychologique.
Q. : Il y a eu un procès contre un psychiatre, le docteur Pomelle, dont deux anciens pensionnaires se sont suicidés à leur sortie d’hôpital. Qui en prison est responsable ?
F. : C’est le système carcéral qui est responsable, ce n’est pas la même chose que dehors : on ne peut pas comparer suicides dedans et suicides dehors. Dans la responsabilité de l’administration pénitentiaire il y a à distinguer, il faut trouver une faute, l’absence de surveillance, mais c’est toujours très difficile.
Q. : Dans le cas de Grandmontagne, il y a faute ; le dossier psychiatrique, pourtant connu, n’a eu aucune incidence sur la décision prise.
F. : S’il y avait un Nuremberg des prisons je plaiderais coupable. Mais y a-t-il un procès des médecins à faire ?
Q. : Il faut en tout cas s’étonner de la différence de traitement entre un psychiatre et un directeur de prison, jamais mis en question.
F. : La prison n’est pas un établissement de santé. Mais je reconnais que celui qui parle de suicide doit être suivi plus qu’un autre par le psychiatre.
Q. : Le camarade de cellule de J.-P. Motto, qui s’est pendu à Nice le 15 octobre, a été présenté dans la presse comme suicidaire (deux tentatives). Quelles mesures préventives ont été prises à son égard ?
F. : Il y a à Nice un psychiatre bénévole. Il n’y a pas de surveillance psychiatrique. Ce sont seulement des étiquettes que de dire dans telle prison il y a un psychiatre. Dans ce cas précis je ne sais pas ce qui a été fait.
Au fond il y a incompatibilité entre comportement médical et administration. Le psychiatre c’est le technicien extérieur auquel on fait appel pour arranger les situations conflictuelles ; moi je demande au psychiatre de s’intéresser aux causes du conflit.
Q. : Le docteur Rose [1] a montré son souci des causes du conflit, de quelle façon lui avez-vous manifesté votre soutien ?
F. : Mme Rose n’a pas eu un comportement de médecin. J’étais le seul médecin de la commission Schmelck, je l’ai donc interrogée : "Vous avez vu ? C’était quand ? - Non, je n’ai pas vu, mais tout le monde sait ici." Un médecin ne se prononce pas sur des on-dit.
M. Schmelck n’a pas eu une impression favorable. Il y avait un tel climat ; la décision prise n’est peut-être pas satisfaisante. Mais le docteur Girardin a été remercié également. Il signait des certificats en blanc pour couvrir la contention.
Mais vous savez ici [2] on nous dit que c’est la suppression de la contention qui est la cause de cette vague de suicides !
Or ces suicides ne sont pas significatifs, en 1960 il y en a eu 28 ; 183 en 10 ans. Le record c’est en 45, l’année de la Réforme !
Q. : Vous voulez dire l’année de l’application de la réforme ou l’année de promesse de réforme ?
F. : L’année de la promesse de réforme.
Mais peut-on lier cela à la réforme ? Un détenu vient de se pendre en apprenant sa libération conditionnelle. Non, c’est l’intolérance à la prison qui augmente.
L’Express me fait dire que les drogués se suicident peu. Je n’ai jamais dit cela. Envers les drogués les magistrats sont pires que les flics. Ils s’acharnent sur les petits trafiquants. Leur "délit" n’est pourtant qu’un épiphénomène d’une toxicomanie.
Q. : Demandez-vous un rapport circonstancié de chaque cas de suicide ?
F. : Ces rapports sont comptabilisés au bureau de la détention. Les mesures prises ? tout cela n’est pas strictement connu.
Q. : Un médecin est normalement responsable des personnes en péril. Si un médecin n’a pas ici de responsabilité envers les personnes en situation de danger, c’est déplorable.
F. : Le médecin ne détient pas d’autorité. Il peut faire sortir quelqu’un du mitard, mais rien ne précise que le directeur doit prendre l’avis du psychiatre. C’est au psychiatre de prendre les devants.
Q. : En tant que médecin inspecteur, avez-vous le droit de demander des sanctions ?
F. : Oui.
Q. : L’avez-vous fait ?
F. : Une fois. A Beaune, il y a huit ans, pour un décès par hémorragie. Mais c’était un ensemble de lenteurs ; ça n’a pas abouti. Mais apportez-moi des faits, je porterai plainte.
Q. : Après un suicide demandez-vous un examen psychiatrique du surveillant de garde ?
F. : Non. Il y a un examen psychiatrique au moment du recrutement seulement.
Q. : Les prisons modèles ont un record de suicides : La Talaudière 1, Fleury 2. La seule perspective du transfert à Varces : 2 tentatives à Grenoble, le tout ces derniers temps. Quelles mesures de prévention modèle existe-t-il ?
F. : Quand on envisage la construction d’un établissement pénitentiaire, il faudrait bien connaître sa fonction. Mais à Fleury-M, par exemple, le seul problème c’était l’évasion. On calculait les angles, et cela pour la visibilité.
Q. : Nous doutons de la réalité des suicides à Riom,
F. : Oui, il y a eu une série d’incidents.
Q. : D’après nos sources il y a eu début de révolte. Or dans les plus traditionnelles révoltes de prison on brûle d’abord la paillasse pour venir à bout des portes. Quel est l’ignorant qui a fait mettre dans les prisons des matelas synthétiques inflammables qui dégagent une chaleur et des gaz dangereux ? Vous avez bien trouvé un textile ignifugé pour la police ?
F. : Oui, en prison on ne se suicide pas par le feu. Dans le cas de Pontoise les secours ont été très lents. Le service des achats est sous la responsabilité d’un ingénieur qui avait veillé à ces risques. Mais après un temps d’usage ces matelas deviennent combustibles. Ce n’était pas prévu. L’Administration a songé à faire un procès.
Q. : Parmi les suicidés, nous trouvons beaucoup d’Algériens. Étant donné l’isolement et les difficultés générales des Algériens, quelles mesures particulières sont prises à leur égard ?
F. : C’est vrai de l’ensemble des immigrés, prenez l’exemple de cet ouvrier espagnol pendu à La Roche-sur-Yon. Rien n’est fait en particulier pour eux. Il n’y a pas de circulaire d’ensemble. Pour les Nord-Africains il y a un visiteur, des instituteurs spéciaux, la nourriture.
Q. : Les Juges à l’application des peines font-ils un rapport sur les suicides ?
F. : Le rapport vient de l’administration, pas du J.A.P. [3]. D’après le Code, article D 280, pour tout incident, la prison doit prévenir le juge d’instruction ou le J.A.P.
Q. : Quelle est la réglementation concernant la publication des suicides ?
F. : L’Administration n’informe pas l’extérieur. Les journaux sont informés par des fuites ou en faisant les commissariats des quartiers où sont les prisons.
Q. : Il y a non seulement augmentation du nombre des suicides mais aussi changement qualitatif.
F. : Oui. L’intolérance à la prison est de plus en plus grande. Vous, vous parlez d’absence de réforme, ça je ne sais pas. Je suis moi-même ancien taulard, à Lyon pendant la guerre. J’avais dix-huit ans. Les règles générales d’alors, je les retrouve maintenant. Chauffage, nourriture, ça, ça a pu changer. Les règles générales non. C’est parce que le grand public est très répressif.
Aux actuels suicides je vois deux explications. C’est une relative période de calme après Clairvaux, Toul. Alors il n’y avait pas de suicides. Le ministre me disait : "Je ne peux quand même pas leur organiser des séances sur les toits !"
Il y a une situation conflictuelle avec l’administration, d’où souvent une agression détournée et une auto-agressivité. On a annoncé des réformes. Peut-être que les réformes tardent ou ne sont pas appliquées. Je n’en sais rien. Les réformes concernent plus les centrales que les maisons d’arrêt. Or on se suicide plus en maison d’arrêt, ce sont les petites condamnation ».
Ce sont des jeunes. Ces jeunes ce sont les mêmes qui sont à l’usine, à l’Université, c’est-à-dire qu’ils ont les mêmes réactions. A l’armée on n’accepte plus certaines choses. Il y a eu une grande évolution sur la discipline. On ne peut pas parler de réforme pénitentiaire sans réforme pénale. 50 % des gens en prison ne devraient pas y être. Si ces gens-là sont envoyés dans les prisons, ce n’est quand même pas la faute de la prison.
A la fin de l’entretien :
Oui, ce sont les mêmes jeunes gens qui sont en prison, à l’école, à l’Université, en usine, à l’armée. Pas de doute, ils supportent de moins en moins. Pas de doute, la plupart des jeunes gens en prison n’ont rien à y faire. Pas de doute, faudrait limiter le pouvoir du directeur de prison. Je fais tout ce que je peux, mais les appuis extérieurs me sont précieux. Vous avez l’intention de porter plainte avec les familles sur les cas de suicides ? Eh bien ça, c’est bien, c’est constructif [4].