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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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La famille phallocratique au coeur des luttes exemplaires : Women’s LIP
Article paru dans Tankonalasanté n° 15/16 - été 1975
Article mis en ligne le 30 novembre 2014
dernière modification le 6 octobre 2017

par ArchivesAutonomies

Sans agressivité mais sans ambiguïté, les femmes de Lip révèlent des failles dans la belle construction. Elles nous rappellent (nous l’apprennent plutôt, car on n’a jamais tellement insisté sur ce point dans toute la littérature produite sur Lip) qu’elles représentent 50 % des effectifs de l’usine, mais aussi, et surtout, 84 % des O.S. Le travail à la chaîne et au rendement, c’est elles. L’encadrement, la maîtrise, le travail qualifié et valorisé, ce sont les hommes. Division de sexes ou division de classes ?
A la section syndicale (C.F.D.T., car les auteurs de la brochure appartiennent à ce syndicat), leur représentation est juste à l’inverse. Sur vingt-quatre délégués, sept sont des femmes auxquelles s’adjoint un unique O.S. mâle. Encore s’agit-il d’un O.S. d’un genre particulier, puisqu’il s’agit de Jean Raguenes, ouvrier par choix et dominicain par fonction. Minoritaires, les femmes ont le plus grand mal à imposer leurs revendications à la section. "Histoire de bonnes femmes", dit-on. On verra plus tard. Il y a plus urgent. Ces revendications portent sur les conditions de travail, le rendement, la classification. Si elles sont "spécifiques", c’est spécifique de qui ? Des femmes ou des O.S. ?
Mais leur petit nombre (qui n’est pas l’effet du hasard, mais d’une manœuvre délibérée au moment des élections) n’est pas le seul handicap des femmes. La section, comme tout organisme syndical - ou politique -, fonctionne selon des structures, un langage, des règles, une "culture" qui leur sont étrangers. Là comme ailleurs, le pouvoir appartient à ceux qui ont la maîtrise du discours et l’on attend d’elles qu’elles se mettent à l’écoute des leaders, qu’elles retournent à l’école pour "se former" et qu’elles s’intègrent à la structure syndicale après s’y être adaptées. L’organisation fonctionne à l’image de l’ensemble de l’organisation sociale, sur la base de la promotion par un certain savoir. - Très souvent, dit Fatima, une section masculine, il ne s’agit pas seulement des Lip, n’intègre les femmes et ne les accepte que si elles jouent le jeu selon les critères et la ligne qu’ils ont définis, eux. J’ai senti par exemple qu’à partir du moment où j’ai posé le problème des femmes chez Lip, je les dérangeais. Je ne fonctionnais plus selon leurs mots d’ordre à eux. Je posais des problèmes auxquels ils n’étaient pas préparés... La femme, il faudra absolument qu’elle se plie au groupe, qu’elle modifie son comportement, sa façon de parler, qu’elle copie sa façon d’être sur celle des hommes.
Les anciennes déléguées C.F.D.T., celles d’avant le conflit, ont accepté cette soumission au groupe dominant, ce façonnage au moule. Elles ont appris le discours des autres et se sont intégrées à la hiérarchie syndicale. Du coup, elles se sont totalement coupées de la masse des femmes de l’usine, refusant elles aussi de s’intéresser à ces histoires de bonnes femmes, puisqu’on leur disait que là n’était pas l’essentiel. Les nouvelles déléguées, les femmes du groupe, résistent à une intégration qui impliquerait une renonciation à leur identité propre. Fatima : - Moi, je veux rester moi-même, je ne veux ni devenir un homme ni être considérée comme un objet sexuel parce que suis coiffée ou maquillée. Comment faire pour être acceptée et vue en tant que femme ?
De la même manière, Fatima et les autres refusent la mutilation d’une partie de leur vie (la "vie privée", dont elles contestent justement le caractère privé) au profit du militantisme et l’idée de sacrifice trop souvent liée à l’action militante. Georgette : - Il y a une attitude un peu puritaine chez certains militants, notamment dans l’équipe C.F.D.T.-Lip, action catholique au départ. Tu sais, la notion de sacrifice. La notion de plaisir, de détente, peut-être nécessaire d’ailleurs pour mieux lutter par la suite, ça ne passe pas. Et moi, ce militantisme-là, j’en ai horreur ! Dans le groupe, la discussion est partie sur un texte de Reine qui écrit : - J’ai été en admiration pour des êtres tels que Charles Piaget et l’équipe des femmes et des hommes avec qui ils luttaient, qui sacrifiaient tout : famille, santé, pour construire une société meilleure. Libre à ceux qui en ont le goût de se sacrifier, après tout. Mais les autres, les "sacrifiés" malgré eux (malgré elles) sur l’autel du militantisme ? Annie Piaget, Fernande Vittot, épouses des nouveaux saints de la lutte des classes, qu’est-ce qu’elles en pensent ? Annie Piaget raconte comment elle a vécu l’aventure exaltante des Lip pendant l’été 1973, dans l’isolement de sa maison, avec pour tout interlocuteur sa dernière-née de dix-huit mois : - La solitude, oui, j’en ai fait l’expérience. J’aurais voulu participer, être là aux moments importants pour être avec les Lip et pour com¬prendre aussi. Mais mon rôle à moi, c’était de rester dans la famille. Et pourquoi, à l’occasion, n’aurait-ce pas été le rôle de Charles de s’occuper de la petite Christelle pendant qu’Annie aurait fait autre chose ? Mais voilà : - Charles n’aime pas les tout-petits, constate Annie comme une évidence, un fait de nature contre lequel on ne peut rien. Les enfants ne l’intéressent qu’à partir de deux ans. Les biberons, les couches, ce n’est pas très intéressant, il faut le reconnaître. Moi aussi j’aime mieux ma gamine maintenant. Mais avant d’être grand, il faut être petit.
Tranquillement, presque gentiment, à la façon du parler franc-comtois qui ne bouscule jamais les mots, les femmes de chez Lip osent dire que le roi est nu, que la démocratie syndicale n’existe pas, que la hiérarchie n’est pas seulement un truc utilisé par le capitalisme et les patrons, et que le plus révolutionnaire à l’usine est souvent chez lui le pire des réacs : - Presque partout encore, on sépare la vie sociale, l’action collective de la vie privée. On défend dans l’entreprise des idées révolutionnaires, mais on se conduit chez soi d’une façon conservatrice.
Elles ont parlé de tout ça pendant un an (une vingtaine de femmes de Lip, plus quelques militantes P.S.U. de Besançon, plus les femmes des militants les plus actifs de l’usine) et elles en ont fait une brochure qu’elles ont publiée en prenant le risque d’être accusées de saboter l’image de marque de Lip, modèle de lutte exemplaire partout copié et recopié, monument classé et intouchable.
Amères, les "sacrifiées" n’étaient pas très enthousiastes au départ pour participer au groupe "femmes" et à l’élaboration de la brochure. Fernande Vittot a même assez mal reçu Fatima qui venait l’inviter : - Vous, les femmes de Lip, vous nous avez pris nos hommes pendant la lutte. Voilà ce qu’elle a dit, et ça vaut la peine de s’y arrêter, car c’est beaucoup plus que l’agressivité d’une femme délaissée face à une autre qu’elle estime comblée. Ce qui est mis en cause, là aussi, par Fernande Vittot, c’est la hiérarchie. Le rapport qui s’établit entre une femme salariée, qui prend part à une lutte sociale aux côtés des hommes, et une femme dite au foyer, n’est-il pas en fin de compte un rapport d’ordre hiérarchique ? Dans l’échelle des valeurs, on placera la salariée militante avant la femme au foyer non militante.
La seule façon, pendant le conflit Lip, de permettre aux femmes des militants de participer de plus près à la lutte aurait été de les décharger du poids de leurs tâches familiales, c’est-à-dire de créer une crèche-garderie dans l’usine. Dans l’état actuel des choses, il est évident qu’il ne fallait pas attendre cette initiative des hommes qui n’en éprouvaient nullement la nécessité pour eux-mêmes, puisqu’ils avaient des gardiennes à domicile. Encore moins des principales intéressées, trop étrangères à la lutte pour avoir leur mot à dire. Cette revendication, c’est aux femmes de l’usine qu’il appartenait de la poser. A vrai dire, elles l’ont fait, mais timidement, sans insister. Car elles n’étaient pas non plus directement intéressées à ce projet. Leurs propres problèmes étaient résolus. Les gardiennes qui s’occupaient de leurs enfants avant la grève continuaient à le faire et à être payées, puisque, grâce à la paie ouvrière, il n’y avait pas non plus de problèmes de salaire. Alors, les femmes-militantes, à ce moment-là, elles n’y ont pas tellement pensé. Ayant elles-mêmes le sentiment d’accéder dans l’enthousiasme de la lutte à une égalité totale avec les hommes, donc à une promotion, à une libération, elles oubliaient celles qui restaient en arrière, enfermées dans leurs maisons et pour qui la lutte des maris, loin d’être une libération, était un facteur supplémentaire d’oppression. Ce n’est que plus tard, une fois la fête finie, lorsque les choses sont rentrées dans l’ordre et que chacun a retrouvé sa place - les hommes en haut, les femmes en bas - que les ouvrières de Lip ont compris leur illusion. Alors seulement elles ont pensé à Annie Piaget, à Fernande Vittot et aux autres.
L’année dernière, il y eut un nouveau slogan dans les manifs, lancé par les postiers en grève : La hiérarchie, c’est comme les étagères, plus c’est haut et moins ça sert. Oui, mais plus il est facile de s’y attaquer, de la dénoncer en tout cas. Là-haut, les choses sont claires, la cible évidente. Pas de problèmes. Les difficultés commencent quand on s’attaque à la hiérarchie par le bas. On n’en touche jamais le fond.

Evelyne LE GARREC


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