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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Sortir du nucléaire après la catastrophe : Comme dix mille soleils
Oiseau-tempête, N°4, Hiver 1998, p. 9-14.
Article mis en ligne le 28 février 2016
dernière modification le 20 janvier 2016

par ArchivesAutonomies

"Il est vrai que ces gens ne vivent pas, disons, com­me nous les Occidentaux, les gens civilisés, bien qu’ils soient plus proches de nous que ne le sont les souris de laboratoire."
Merril Eisenbud [1]

Au lendemain de la vaporisation d’Hiroshima, Le Monde, dans l’ivresse de la victoire, titrait : "Que le monde fasse confiance aux physiciens, Père nucléaire commence !" [2] Et les physiciens atomistes, y compris le prix Nobel Frédé­ric Joliot-Curie, admirateur de Maurice Thorez et père fondateur du CEA, affirmaient sans vergogne que, bien maîtrisée, l’énergie nucléaire constitue­rait la source d’énergie inépuisable et sans danger dont l’humanité avait bien besoin dans sa marche incessante vers le progrès. Aujourd’hui, nous pou­vons mesurer les progrès obtenus. L’énergie nu­cléaire militaire et civile est omniprésente et, s’il est dans la nature de l’industrie de stériliser ce qu’elle appréhende, reconnaissons à celle du nucléaire la capacité d’avoir fait bien plus de dégâts en moins de cinquante ans que trois cents ans d’industrialisation de la planète. Les cadavres et les estropiés à vie se comptent déjà par dizaines de millions, victimes des diverses retombées civiles et militaires de l’atome, en particulier d’expérimentations de masse plus ou moins avouées.

*****

Pour les Etats, le progrès était ailleurs. Ils plaçaient beaucoup d’espoir dans le nucléaire car ils y voyaient l’une des bases essentielles, sans com­mune mesure dans l’histoire, de l’accumulation de la puissance du capital. Dans l’esprit des hommes d’Etat de l’époque, il constituait la forme d’énergie primaire la mieux adaptée au mode d’industrialisa­tion issu de la Seconde Guerre mondiale et au type de destruction massive des cités qu’ils envisa­geaient au cours de la Guerre froide. En France, le pouvoir d’Etat, issu du conseil de la Résistance, comprit l’importance de doter le pays du nucléaire, en particulier de l’électronucléaire, pour qu’il puis­se prendre place sur l’échiquier mondial, dominé par les Etats-Unis et l’URSS. D’où, dans les condi­tions de l’époque, la mise en place du monopole d’Etat sur la recherche et la réalisation de sites ex­périmentaux. Le PCF, grand vainqueur de la Résistance, joua, via les Joliot-Curie et consorts, le rôle de promoteur dans la création de l’institution d’Etat qui allait devenir la chose des nucléaristes français : le CEA. Pour ces compagnons de route du PCF, le communisme aux couleurs de la France, c’était la démocratie plus l’atome. Le nucléaire à la française était né, même si c’est au lendemain de la crise du pétrole que la priorité fut accordée à la réalisation à grande échelle du programme électronucléaire.
De plus, le nucléaire présentait l’immense avan­tage de renforcer la soumission des simples ci­toyens à leurs Etats respectifs. Au cours de la Guer­re froide, la propagande officielle sur l’horreur de la solution finale par la bombe nucléaire permit d’oc­culter les horreurs quotidiennes du nucléaire civil et militaire, et de paralyser la masse de la popula­tion. En France, terre d’asile du scientisme, la pro­pagande d’Etat sur la sûreté nucléaire a atteint, lors du lancement du programme électronucléaire, les sommets du fanatisme : quiconque osait émettre quelques réserves, par la plume ou par d’autres moyens, était mis à l’index, dénoncé comme obscu­rantiste, voire stigmatisé comme traître à la nation. Le tandem chauvin PCF-CGT, bien qu’il ait perdu des plumes au CEA dès la guerre de Corée, s’illus­tra toujours par la suite dans la chasse aux sorcières et par le matraquage des contestataires du nucléai­re, qualifiés, dans la pure tradition marxiste-léninis­te, d’agents de l’étranger. Le fonctionnement quoti­dien des sites nucléaires, sans même parler des dérapages alors occultés [3], raffermit le mythe de la sûreté garantie par l’autorité suprême, le pouvoir d’Etat. Pour la première fois dans l’histoire du capi­talisme, la notion de sûreté des installations indus­trielles pouvait être étendue bien au-delà de leurs murs. Nucléaire rime avec contrôle de la population et transformation en profondeur du territoire. Les plans de sécurité nucléaire n’ont jamais eu d’autre sens, en France et ailleurs, comme le souligna avec cynisme Pierre Tanguy, directeur de l’Institut de protection nucléaire du CEA : "L’objectif de la sû­reté nucléaire est d’assurer que le niveau de risque est assez bas pour que la population puisse l’accep­ter" [4]. Pour l’Etat, en cas de danger "d’excursions nucléaires" [5], l’essentiel est toujours d’instaurer la loi martiale, de parquer les irradiés irrécupérables, de les laisser crever dans les périmètres de sûreté, et, en priorité, de prévenir et d’écraser les velléités de révolte. Le reste n’est que broutilles, destinées à rassurer les populations parfois inquiètes.
Mais, désormais, l’optimisme de commande n’est plus de mise. Les excursions majeures sont re­connues comme possibles. Les autorités les plus "qualifiées", telle l’Agence mondiale de l’énergie, admettent que le nucléaire est en crise. De façon plus précise, la filière électronucléaire. A leurs yeux, le jeu n’en vaut plus la chandelle, pour des rai­sons qui tiennent au mode même de fonctionne­ment du nucléaire et aux dépenses qu’il occasionne pour continuer à tourner. L’hypercentralisation de l’industrie nucléaire, dont la France est le modèle, et le gigantisme des moyens mis en œuvre compen­sent à peine la tendance à la baisse du rendement, à tous les sens du terme, inhérente aux centrales ther­modynamiques. Dans le cas des centrales électro­nucléaires, la production d’énergie utilisable est modeste au regard de leur autoconsommation. Quant aux surgénérateurs au plutonium-sodium, qui devaient prendre la relève des réacteurs à ura­nium comme corne d’abondance de l’énergie, ils ont révélé l’absurdité de l’ensemble de la filière. L’échec est total, en France comme ailleurs. Incon­trôlés et incontrôlables à grande échelle, leur ren­dement ne fut même pas nul, mais toujours négatif ! Et les multiples tentatives de mise en route capotè­rent vite, vu leur régime capricieux qui échappe aux calculs des sorciers de l’atome. En France même, malgré l’acharnement thérapeutique du CEA, l’Etat s’est rendu à l’évidence. Il parle de démante­ler SuperPhénix, bien que personne ne sache com­ment commencer l’opération sans trop de risques.

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Pendant longtemps, le nucléaire conti­nuera à nous empoisonner. D’abord, parce que les ordures nucléaires s’accumulent et qu’aucun atomiste ne sait quoi en faire si ce n’est les enfouir dans le sol pour qu’on les y oublie. Les zones rurales, ou désertiques, déjà sélectionnées n’y suffisent pas et les Etats nucléaristes commencent, de façon discrè­te, à transférer leurs poubelles hors de leurs fron­tières [6]. Dans les décennies à venir, le Tiers Monde est destiné à devenir le dépotoir du monde. Ensuite, parce que, pour l’Agence mondiale, il n’est pas question de mettre fin au nucléaire du jour au len­demain, mais de préconiser la réduction progressi­ve du rôle du nucléaire civil comme énergie de ba­se, voie dans laquelle sont déjà engagés les Etats-Unis. Enfin, parce que nucléaire civil et mili­taire sont très liés et que les Etats ne peuvent re­noncer à de pareils outils, pour des raisons qui tien­nent à la fois au prestige et à la puissance. La mise à la ferraille des missiles de la Guerre froide ne signi­fie pas la fin des armes nucléaires, à moins de croire à la fable de leur élimination définitive sous l’égide de l’ONU. Au contraire. Des Etats comme la Chine, qui n’ont nul besoin du nucléaire comme source d’énergie industrielle, continuent à acheter des cen­trales pour disposer des explosifs potentiels qu’elles génèrent, le plutonium en particulier. Et tous les Etats nucléaristes mettent aujourd’hui en place des systèmes d’armes nucléaires plus sophisti­qués, plus adaptés aux conditions actuelles de la guerre, y compris de la guerre civile sur leur propre territoire, dont les prototypes ont déjà été expéri­mentés en grand lors de la guerre du Golfe [7].
En France, la crise, longtemps masquée, est en train d’éclater au grand jour. Face à l’accumulation des fuites bien réelles du nucléaire et à l’apparition de divergences au sein de l’Etat, les gestionnaires autorisent, et organisent parfois, quelques fuites virtuelles dans le domaine de l’information, pour montrer qu’ils sont préoccupés par la santé des ci­toyens et aussi pour les habituer à la possibilité de désastres. [8] Le nucléaire français devrait être le plus sûr du monde. Désormais, ils demandent aux gens de survivre avec cette épée de Damoclès au-dessus de leurs têtes.
De plus, avec l’intégration européenne, l’époque du monopole de l’Etat français sur la construction des centrales, la production et la distri­bution de l’électricité sur le territoire est révolue. Le CEA freine des deux pieds, tente de repousser l’échéance et de prolonger la durée de vie des cen­trales, malgré la multiplication des arrêts d’urgence, des signes de fatigue des installations, des compor­tements erratiques des vieux réacteurs, et des diffi­cultés de démarrage des nouveaux, symptômes qui laissent présager le pire [9]. L’Etat stoppe SuperPhé­nix, mais tente de remettre en service Phénix, sur­générateur expérimental obsolète et très instable. Le prétexte de la réouverture du tas de ferraille est la neutralisation de la masse d’immondices ultraradioactifs. Les nucléocrates savent que la transmuta­tion en noyaux inoffensifs d’isotopes très radioactifs échoue en général, même en laboratoire. Mais ils espèrent poursuivre leurs expérimentations dan­gereuses.
Mais quelles que soient les résistances du noyau dur du CEA, épaulé par le PCF et la CGT, l’Etat français est bien obligé de tenir compte des nou­velles donnes du jeu mondial. L’orientation de l’Agence européenne de l’énergie est limpide : elle n’est pas disposée à payer les lubies ruineuses des derniers dinosaures du CEA. L’ouverture du mar­ché français de l’énergie implique déjà que Framatome perde le monopole de la construction de cen­trales et qu’EDF abandonne celui de la distribution à usage industriel. Dans le cadre de la division euro­péenne du marché de l’énergie, à la France revient le rôle peu glorieux, bien que lucratif, de recycler via la Cogema les poubelles nucléaires et, peut-être, de collaborer avec l’Allemagne à la mise sur pied du futur réacteur nucléaire européen, l’EPR [10]. Bref, l’unanimité n’existe plus au sein de l’Etat français. Reste la gestion au jour le jour du parc électronu­cléaire. Mais la crise du nucléaire à la française ne le rend pas moins dangereux. Elle pousse les mana­
gers de l’atome à des fuites éperdues lourdes de conséquences pour notre propre peau.

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Il n’en fallait pas plus pour que des écologistes se croient investis de la mission de sau­ver la France du péril nucléaire. "En nous rassem­blant, nous pouvons peser afin de nous faire en­tendre des décideurs", "pour sortir notre pays du bourbier nucléaire dans lequel il est empêtré de­puis près de vingt-cinq ans" [11], affirment ainsi les fondateurs du réseau Sortir du nucléaire. Remar­quons la modestie du propos et les omissions sur l’origine du nucléaire français. L’acte de naissance est antidaté, sans doute pour ne pas froisser les ca­marades pronucléaires des camarades écologistes aujourd’hui au pouvoir.
L’hostilité à l’atome fut toujours faible en Fran­ce, à cause de la distance prise par De Gaulle envers l’OTAN au cours de la Guerre froide, et du rôle dé­cisif du couple PCF-CGT dans le ralliement de la population au nucléaire. Il n’en reste pas moins vrai que l’opposition à l’installation des centrales nu­cléaires fut réelle, parfois radicale, même si les ré­flexions et les actes les plus subversifs restèrent mi­noritaires. De cette époque, il ne reste que quelques irréductibles isolés, les moins résolus sont rentrés dans le rang, brisés par la violence de la répression mais surtout désemparés par les promesses non te­nues du PS, relayées par les lobbies écologistes alors en formation. Ils n’avaient pas compris que les promesses du Prince n’engagent que ceux qui y croient. Le reste a vivoté sous la forme de groupes de contre-expertise et de surveillance placés sous la houlette de chercheurs de sensibilité écologiste, en­core en activité au CNRS, voire au CEA, ou déjà en retraite, dont le rôle a grandi au fur et à mesure que l’activité critique rétrécissait comme peau de cha­grin. L’évolution vers le lobbying des comités "Stop", qui ont survécu à la mise en place de "leurs" centrales respectives, en est le meilleur exemple, quelles que soient la sincérité et l’hostilité au nucléaire de bon nombre de leurs membres.
Désormais, c’est sous le signe du "réalisme", et du refus de "l’utopie", que les gestionnaires de la défaite veulent faire entendre leur voix. Mais leur scénario de "sortie non différée du nucléaire" re­lève de la pure escroquerie. Car, c’est sans doute la première fois dans l’histoire que l’activité humaine a généré des ravages à pareille échelle, et aux conséquences incalculables pour l’ensemble de la vie planétaire. Par suite, la seule chose que nous pouvons affirmer avec quelque raison, c’est que la société nucléarisée a réussi à faire reculer le rêve d’en finir avec le monde de l’exploitation et de la domination à bref délai : bon gré, mal gré, des révo­lutions dignes de ce nom hériteront de la masse de décombres radioactifs sur de longues périodes, et elles devront bien s’en occuper à leur manière.
Les mêmes qui parlent du nucléaire comme du diable en personne peaufinent des plans de ré­formes introuvables et, de façon plus prosaïque, préconisent ce qui est déjà en cours de réalisation hors de l’Hexagone. Leur sens des réalités consiste à faire de la surenchère sur les recommandations de l’Agence européenne, en matière d’alternatives au nucléaire, lesquelles, vu les avancées technolo­giques, commencent à devenir rentables. "Sortir du nucléaire, c’est possible" [12], affirment ainsi les Belbéoch dans leur livre, qui résume à merveille l’es­prit gestionnaire des milieux écologistes. Leur sou­cis de réalisme va très loin : ils font l’impasse sur le nucléaire militaire. L’oubli n’est pas innocent : leur scénario de sortie instantanée du nucléaire civil, ba­sé sur la remise en service et le perfectionnement des centrales à charbon, l’exige. En réalité, tous, en véritables conseillers du prince, cherchent à prou­
ver que le capitalisme peut très bien fonctionner sans l’atome et font la promotion de leurs recettes particulières qu’ils présentent comme exemptes des tares de l’énergie nucléaire, du moins comme le moindre mal. Mais à supposer que l’installation des générateurs d’énergie qu’ils appellent de leurs vœux soit généralisée dans le proche avenir, il est douteux que la vie des damnés de la Terre en soit améliorée pour autant. Surtout lorsque nous voyons les prouesses technologiques diverses et va­riées que nous concoctent les laboratoires de re­cherche en énergie. Nul besoin d’être prophète pour comprendre que la diversification des sources d’énergie traduira l’augmentation de la puissance du capital.
Les écologistes affirment sans rire que, à condi­tion de prendre appui sur la prétendue hostilité des citoyens au nucléaire, il est possible de faire pres­sion sur l’Etat, pour sortir du jour au lendemain du bourbier. Ils l’auraient déjà obligé à fermer Super­Phénix et à abandonner le site du Carnet, vitrine de l’EPR. Soyons sérieux : la marche des Européens contre SuperPhénix et les festivités au Carnet fu­rent la caricature des résistances à l’installation de Creys-Malville et de Plogoff, dans les années 70, des mises en spectacle à usage des médias, rien de plus. Mais les promoteurs ont décidé de faire passer des décisions d’Etat pour leurs propres victoires. La fai­blesse a toujours puisé sa force dans la croyance aux miracles de la démocratie.
En France, les oppositions au nucléaire sont très timides. Les plus marquantes refusent l’enfouisse­ment des déchets dans les sites sélectionnés. Des habitants du cru ne veulent pas que leurs com­munes soient transformées en dépotoir sous pré­texte d’y installer des pseudo-laboratoires. Le mot d’ordre "Pas de nucléaire, ni ici, ni ailleurs" ras­semble ici et là quelques radicaux, mais l’esprit de clocher, tare originelle de l’antinucléaire en France, continue à faire des ravages. L’hostilité au pouvoir central n’empêche pas les gens concernés d’écouter les amis de Voynet, qui veulent recycler les déchets au lieu de les enfouir, ou encore les entasser autour des usines de la Cogema. A force de vouloir racoler large, les recycleurs des associations écologistes en viennent à caresser dans le sens du poil le régiona­lisme le plus borné. Les centrales de proximité al­ternatives sont à la mode et elles seraient, aux dires des écologistes, l’avenir des régions autogérées en énergie. Cette version idyllique et modernisée du "small is beautiful" permet d’oublier que les mi­crocentrales proposées désormais sur le marché de l’énergie décentralisée comme panacée universelle sont en réalité créées par le "big", le capital très concentré et centralisé qui contrôle le secteur des technologies de pointe.
De même, les oppositions au sein d’EDF, qu’ils montent au pinacle, se résument à peu de choses. Dans leur masse, les travailleurs du nucléaire ont toujours brillé par leur absence, voire par leur haine des iconoclastes qui tentaient de renverser leur ido­le radioactive. Leur attachement à l’entreprise d’Etat, et aux minces privilèges qu’elle leur octroie, est toujours très fort, même lorsqu’elle les paye en radiations. De toute façon, le sale travail est fait par les précaires, la chair à rem, comme les appellent les bonzes syndicaux d’EDF. L’Autre Voie pour EDF n’est que l’amalgame ultraminoritaire de syndica­listes contestataires, dans le genre de SUD. Ils sont surtout soucieux de défendre l’image, le rôle et le statut du service d’Etat, ternie, à leurs yeux, par le lobby nucléariste et menacé par l’ouverture euro­péenne.
En réalité, les lea­ders des associations écologistes tentent de créer, à l’image de la multinationale de l’écologie, Greenpeace, leur propre lobby national, à gauche de la gauche officielle. Et, pour apparaître sur la scène comme force présentable, ils doivent montrer qu’ils sont capables de canaliser les résis­tances potentielles.
Ainsi, les promoteurs du réseau Sortir du nucléaire annoncent : "Le but du réseau est de mettre en place le rapport de force qui permette de mettre fin au programme nu­cléaire français en maintenant l’équilibre entre la vie associative de base et l’efficacité du groupe de pression doté de salariés." Pour réaliser son noble but, "le réseau dispose du savoir-faire médiatique et logistique", "né de la réussite de la lutte contre SuperPhénix" [13]. Voilà qui a au moins le mérite de la clarté. Les indignés en mal d’activisme qui veulent aujourd’hui y participer ne sont même pas pris en
traîtres. A eux le pain quotidien du militantisme de base écologiste : confection et distribution de badges, jeûne sur des sites pressentis par le CEA, communiqué et conférence de presse, entretien de la microbureaucratie du réseau, etc. Les plus exal­tés peuvent toujours pimenter l’affaire par quelques coups spectaculaires à la mode de Greenpeace, destinés à augmenter l’audimat du lobby.

*****

Comme l’a souligné Marx, il arrive que l’histoire soit répétitive, la première fois com­me tragédie, la seconde fois comme farce. La comé­die des réseaux d’opposition au nucléaire français confirme la maxime. Mais, dans le monde illusoire de la démocratie idéale, la question des conditions,
des objectifs, et des difficultés de la lutte n’est jamais posée. Les tentatives de "revitaliser" l’oppo­sition au nucléaire hexagonal telle qu’el­le fut dans les années 70 relèvent au mieux de la nostalgie, au pi­re du spectacle du plus mauvais goût. Les conditions géné­rales étaient beau­coup plus favorables qu’aujourd’hui dans la mesure où l’antinu­cléaire était partie prenante, malgré des limites évidentes, des tendances radicales qui marquèrent l’époque du sceau de leur utopie. Pourtant, il a échoué à retarder, sans même parler d’entraver, la réalisa­tion du programme électronucléaire. Dé­sormais, il n’existe rien de tel, sinon à l’état embryonnaire. La produc­tion nucléaire est devenue, en France plus qu’ailleurs, partie intégrante de la survie quotidien­ne. Nul citoyen n’y échappe comme consommateur. Et leur simple angoisse, en général refoulée, des ca­tastrophes nucléaires ne fera pas le printemps de la subversion s’ils ne remettent pas en cause eux-mêmes, pour eux-mêmes, leur condition d’ilotes du capital. Le bluff et les gesticulations de quelques spécialistes de l’intervention spectaculaire ne leur seront d’aucun secours. Plus que jamais, il est im­possible de combattre le nucléaire sans, en même temps, combattre la société qui lui a donné naissan­ce, et sans rompre sans retour avec les réformateurs des lobbies écologistes. Toute tentative de subver­sion du monde nucléarisé doit reprendre les choses là où elles ont été abandonnées, reprendre les ques­tions laissées en suspens. Ainsi, il est impossible de se contenter de l’ancienne contestation de l’éner­gie nucléaire mais, à travers elle, de pousser la cri­tique plus loin, vers la remise en cause du monde de l’énergie lui-même, sans se laisser séduire par les nouveaux costumes de scène qu’il revêt. Voilà qui paraîtra sans doute de peu d’intérêt aux amateurs "d’efficacité". Pourtant, c’est l’une des conditions pour donner tout son sens à notre combat.

André Dréan