Un nouvel ordre de vie par le désordre : Histoire inachevée des luttes urbaines en Italie
Articolo pubblicato online il 4 luglio 2013

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Référence bibliographique d’origine : SOMMIER Isabelle, "Un nouvel ordre de vie par le désordre. Histoire inachevée des luttes urbaines en Italie", CURAPP, Le désordre, PUF, 1997, p. 145-159.

Le développement des actions de réquisitions ou de squattages de la part d’une jeune organisation (le Droit au Logement), ainsi que les désordres urbains périodiques (du pbénomène des "casseurs" aux "émeutes de banlieue") contribuent à remettre à l’ordre du jour la question de la ville et, plus précisément, des "violences urbaines". Celles-ci sont souvent présentées comme l’expression turbulente d’une crise étrangère et en quelque sorte "supérieure" à la seule appropriation d’un espace: crise du logement, crise de la socialisation, crise économique ... En conséquence, il s’agirait là de désordres anomiques dont la résolution s’avère tributaire du temps long des politiques sociales, tandis que la régulation appelle dans l’immédiat des mesures au coup par coup hésitant suivant les ministères entre prévention et répression.
Qu’elles soient vues comme des épiphénomènes ou de simples déviances, les violences urbaines ont jusqu’à présent surtout attiré l’attention de la science politique sous l’angle de l’ordre public. Significativement, faute de définition "savante", c’est aux Renseignements Généraux qu’est parfois empruntée une typologie en huit degrés, allant du "vandalisme et délinquance en bande" aux "saccages, pillages, combats frontaux avec les forces de l’ordre et émeutes", en passant notamment par les "attaques furtives, verbales ou gestuelles contre l’autorité" (niveau 2) ou les attroupements et caillassages à l’encontre de la police" (niveau 4) [1]. Mais cette échelle reste fortement marquée par ce pour quoi elle a été élaborée: la situation des banlieues des années 80-90. Par ailleurs, il semble à beaucoup acquis que ces violences ne seraient en aucun cas porteuses d’un ordre alternatif, ni même qu’elles pourraient être susceptibles de constituer les prémisses d’une transformation sociale [2]. Acteurs (jeunes, travailleurs sociaux, policiers) et chercheurs se rejoignent souvent dans un même constat de désespérance, de vide et de manque : les violences urbaines seraient, presque par définition, des violences sans projet ni adversaires tangibles. C’est à peine si le tableau ne verse pas dans la nostalgie des violences "pleines de sens" (mais justement pas encore "urbaines") des décennies précédentes. Le rapprochement n’est pas simple clause de style: l’accolement de l’adjectif "urbain" est concomitant à la fois du déclin des mouvements sociaux et du désenchantement teinté d’angoisse vis-à-vis des métropoles. Ajouté au terme déjà lourdement chargé de "violences", il vient renforcer un sentiment d’incompréhension et d’inquiétude, voire d’impuissance devant ce que d’aucuns diagnostiquent comme un retour à la barbarie.
Pourtant, si l’on considère, avec Grafmeyer et Joseph [3] , que la ville est le terrain privilégié des luttes sociales, on ne voit pas pour quelle raison seules les violences de cette fin de siècle (ou les violences dites des jeunes de banlieue) bénéficieraient de ce triste label, sauf à considérer qu’elles sont radicalement différentes de celles qui les ont précédées ou qu’elles n’auraient d’autre sens et d’autre avenir que d’exprimer désespérément une "rage". On peut même se demander si le privilège sémantique ne fonctionne pas comme un énième stigmate et, par conséquent, ne contribue pas à les confiner dans le registre décrié.
Comme souvent, un détour par la socio-histoire s’avère salutaire pour dégager un objet d’études d’une actualité trop brûlante. A ce titre, l’exemple italien nous paraît particulièrement intéressant. Il vient d’abord illustrer la pluralité des désordres urbains depuis la fin des années 60 : squats, manifestations violentes, attaques de bâtiments, etc. Mais aussi et surtout leur possible articulation dans un continuum historique et socio-politique. Preuve, si il le fallait, que ces désordres, plus ou moins violents, peuvent, de manifestation de crise, devenir l’expression d’un conflit, voire le lieu de cristallisation d’une contestation politique. Ce parcours sera retracé en trois actes chronologiques [4].

ACTE 1 - LES OCCUPATIONS COMME "PRATIQUE DE L’OBJECTIF"

Si les luttes urbaines des années 70 ont débuté dans le nord de l’Europe (précisément en Hollande), c’est en Italie qu’elles ont acquis une ampleur telle à faire figure de symbole qui influencera notablement, en France, les occupations du Secours Rouge entre 1972 et 1973. A l’origine, rien ne les distingue vraiment de leurs homologues, mis à part leur nombre. La crise du logement est en effet particulièrement sévère en Italie, en raison d’une part, de l’importance de l’immigration des paysans du Mezzogiorno vers les concentrations industrielles du nord de la Péninsule et, d’autre part, de la faiblesse des investissements et des contrôles publics en matière immobilière qui autorise les abus dénoncés par exemple dans le film Main basse sur la ville. Entre 1955 et 1971, plus de neuf millions d’Italiens vont prendre le chemin de la migration inter-régionale dans l’espoir de trouver du travail [5]. Le point d’arrivée de ces "émigrés de l’intérieur" [6], provenant des zones rurales les plus pauvres de l’Italie, souvent méridionales, est pour la majorité le "triangle industriel" formé par Turin, Milan et Gênes. Aux difficultés classiques produites par le déracinement culturel et l’adaptation de la main d’œuvre
d’origine paysanne au travail en usine, s’ajoute l’expérience humiliante de conditions de vie déplorables. Aucune ville n’était prête à accueillir un tel afflux qui fera, par exemple, croître la population de Turin de 719 300 habitants en 1951 à 1.124.714 en 1967, où elle devient la troisième ville méridionale, après Naples et Palerme [7]. Le manque d’infrastructures, au premier rang desquelles le logement, se fera d’autant plus douloureusement ressentir que les méridionaux se heurtent souvent à un certain racisme et sont la proie facile de pratiques immobilières douteuses, permises par la carence des interventions publiques en la matière. La situation du logement, déjà inquiétante dans les années 50, devient alors franchement critique: déclin de la part locative, investissements publics très inférieurs à ceux des pays voisins (France, R.F.A., Grande-Bretagne), spéculation... Aussi est-il aujourd’hui bien établi que les caractéristiques particulières du "miracle économique" italien ont rendu ces ouvriers de fraîche date particulièrement réceptifs aux mouvements de contestation qui vont bientôt éclater.
Les luttes pour le logement commencent en effet dès la fin 1967 et vont rapidement faire tâche d’huile. On peut en distinguer deux formes: des occupations sauvages de la part de personnes reléguées dans les bidonvilles ; le refus des augmentations de loyers dans les quartiers populaires, qui préfigure un mode d’action original qui se diffusera quelques années plus tard: les autoréductions de tarifs. Au centre des revendications, se trouvent certes la construction de logements décents, mais aussi des loyers ne dépassant pas 10% des revenus et enfin des services adjacents. Les villes les plus touchées sont d’abord les grandes agglomérations: Naples, Rome, Turin et surtout Milan.
Là, on estime à 40% le nombre des familles vivant dans les logements ouvriers qui vont refuser, entre 1968 et 1970, de payer les augmentations [8].
Ces luttes bénéficient d’emblée de multiples soutiens: de la gauche traditionnelle (PCI et syndicats) aux organisations d’extrême gauche, peu ou prou unies jusqu’en 1971 malgré des divergences se cristallisant autour des modes d’action. Elles donnent lieu à l’organisation d’un collectif, l’Unione Inquilini (Union des locataires), constitué formellement en décembre 1969. L’année 1971 marque à plus d’un titre un tournant. L’Unione Inquilini manifeste alors sa stratégie d’extension du mouvement: elle crée une section allemande autour des émigrés italiens et multiplie les contacts avec les organisations européennes équivalentes qui déboucheront en 1973 sur la création d’une "Internationale du logement". Dans la péninsule, les luttes connaissent leur apogée. S’y associent, comme souvent dans les mouvements sociaux, drames et épisodes exaltants. L’exaltation est à son comble au printemps, marqué par leur rapide diffusion à des métropoles jusque là épargnées, ainsi qu’à des villes moyennes comme Palerme, Livourne, Modène, Salerne, Florence, Bologne, etc. L’issue en est parfois tragique, comme à Milan où l’intervention policière dans un quartier occupé de la Via Tibaldi provoque indirectement la mort d’un enfant. Mais c’est aussi à cette date que le PCI se désolidarise officiellement, après avoir à plusieurs reprises manifesté ses doutes quant à l’opportunité de certains modes d’action à la limite de la légalité, voire franchement dans l’illégalité. Il est par ailleurs également menacé par les occupations dans ses municipalités, et quelquefois dénoncé pour sa participation au système clientéliste d’attribution de logements. Surtout, le contexte électoral l’amène à se présenter comme un "parti d’ordre", image qui perdrait sa crédibilité s’il continuait à soutenir les squats appuyés ou organisés par les groupes d’extrême gauche.
Les occupations sont en effet sources de désordres et inquiètent; d’abord pour leur caractère illégal, mais aussi parce que les affrontements y sont violents avec les forces de police venues déloger les occupants et dégénèrent parfois en véritable guérilla urbaine. Ces quartiers ouvriers tendent en effet à devenir des poches d’abcès, voire de subversion, disent certains, dans l’ordre urbain. Ceci sous l’effet de l’implantation des organisations étudiantes et de l’extrême gauche, elle-même consécutive au climat social particulier de l’Italie de l’époque. Au minimum, il est certain qu’ils sont soudés par une forte solidarité entre habitants, solidarité favorisée par les initiatives d’autogestion sous l’impulsion de groupes comme Lotta Continua: crèches autogérées, cantines populaires, centres de soins, activités culturelles et d’entraide, etc.
Parallèlement à cette ébauche pragmatique d’nn mode de vie différent, on observe une politisation certaine. Les revendications s’étendent à la qualité de la vie à partir de 1973. En août 1974, des ouvriers de l’établissement Fiat de Rivalta, à Turin, refusent d’acquitter les nouveaux tickets de bus, qui viennent de connaître une forte augmentation. Ils lancent ainsi une nouvelle forme de désobéissance civile consistant à refuser les augmentations des services publics. Ce mode d’action se propagera aux tarifs de l’électricité et du téléphone, prenant le nom des "autoréductions". Impulsées par la base, elles seront justifiées par les syndicats de Turin, non sans réticences de la part des confédérations, moins radicales, puis généralisées par la gauche extraparlementaire qui leur donne des références théoriques. Les occupations, comme en France, mais aussi les autoréductions sont légitimées comme forme d’’’illégalisme populaire", "formes par lesquelles les couches populaires imposent leur propre légitimité (hors de la loi bourgeoise) en face d’une légalité qui n’est même pas respectée par ceux par qui elle a été produite. ’ [9] Ce concept, inventé par Michel Foucault, renvoie en Italie à la "pratique de l’objectif", qui consiste à "s’approprier defaçon autonome le droit réclamé" [10]. Il recevra au fil des années. une interprétation de plus en plus extensive.
Au-delà, la nouvelle gauche italienne intègre le territoire urbain dans une stratégie d’ensemble qui s’oppose à une "conception livresque et économiciste selon laquelle la lutte de classe ou la politique sont des choses séparées de la vie, alors que les masses donnent autant d’importance, si ce n’est plus, à leur vie sociale qu’à leur travail. " [11]). Il faut entendre l’accusation pour ce qu’elle est, c’est-à-dire l’insérer dans la logique de concurrence qui oppose les groupes extraparlementaires les uns aux autres. L’attaque de Lotta Continua (LC) est ici directement adressée à Potere Operaio (PotOp). René Girard [12] y verrait peut-être l’illustration de la "rivalité des frères" : les deux ont une genèse commune, en 1966, avant de se séparer trois plus tard. Pour des raisons complexes, la première fait montre d’une sensibilité aiguë à l’égard des conditions de vie quotidienne. Une grande attention est notamment portée à l’’’identité sociale complexe" du sujet ouvrier, qu’elle refuse de définir par son rôle strictement productif. Elle est également la plus disposée à "élargir les fronts de lutte" (aux "damnés de la terre", aux prisonniers, aux chômeurs, au "sous-prolétariat juvénile", etc.), ce qui l’amène à étendre le conflit de l’usine à la ville [13]
La compétition sur le registre radical aura ses effets, Potere Operaio lançant à son tour les mots d’ordre d"’appropriation" et d"’assaut à la richesse sociale". Mais c’est le groupe Lotta Continua qui ira le plus loin, avec son programme: "Reprenons la ville", poursuivi de 1970 à 1971. Contre le repli sur l’usine, il plaide en faveur d’une conflictualité tous azimuts (la "lutte générale"), afin d’appuyer les luttes ouvrières mais aussi afin de favoriser la prise de conscience, par l’expérience, qu’une vie différente est possible. "Changer la vie" passe en effet par la nécessité de "changer la ville". Contre l’organisation capitaliste et individualiste de l’espace et de la vie sociale, LC affirme "le droit collectif à une vie sociale communiste, libérée du besoin" [14]. D’où l’appui systématique aux occupations, l’organisation des quartiers ouvriers (de l’autodéfense aux services comme des maternelles, des gardes d’enfants après l’école ou des "marchés rouges") et des initiatives d’actions directes contre la vie chère comme les piquets devant les grands magasins.
Cette vision complexe est révélatrice de l’inventivité du marxisme italien qui fascinera tant leurs homologues français, notamment la Gauche Prolétarienne et le Secours Rouge. Elle symbolise sa méfiance envers l’ouvriérisme, mais aussi le refus d’une séparation entre le domaine de la vie privée et celui du politique qui s’accentuera avec l’Autonomie. Elle témoigne également, pour LC, du dépassement de la stratégie insurrectionnaliste au profit d’un "processus de longue durée" passant par l’extension des zones de contre-pouvoir. Dans ce cadre, les quartiers occupés sont envisagés comme des "bases rouges". Expression concrète de force ouvrière et point de départ à l’affrontement avec l’Etat, celles-ci sont définies comme des "organisations de situations, secteurs sociaux, strates du prolétariat, structures territoriales où la lutte contre le système social dans son ensemble permet d’instaurer un mode communiste de vivre, de s’organiser, de lutter". A plus long terme, elles sont censées devenir un "hinterland politique et organisationnel à partir duquel se développe la lutte armée" [15]
Tandis que l’on peut, en France, dater l’épuisement du mouvement de protestation, né en 1968, au milieu de l’année 1973, il s’étend en Italie sur une dizaine d’années. On y trouve également une période charnière - se situant elle aussi autour de 1973 - , qui autorise Sidney Tarrow à parler de "cycle de protestation" pour la période 1965-75, et qui renvoie à des mutations structurelles équivalentes à celles que nous connaissons ici. La fin des grandes luttes ouvrières, sous le coup des effets de la crise et de la reprise en main des conflits par les organisations traditionnelles du mouvement ouvrier, sonne le glas des groupes politiques, d’empreinte communiste, construits dans une perspective révolutionnaire relativement orthodoxe autour de la figure messianique de l’ouvrier. Une période s’est de toute évidence achevée.
Certains se rapprochent du PCI ou tentent de se regrouper dans une alliance électorale Lotta Continua -Partito di Unità Proletaria (PdUP)-Manifesto-Avanguardia Operaia. D’autres, tel Potere Operaio, s’acheminent vers leur dissolution: PotOp durant l’été 1973, LC en 1976 après une brève tentative d’institutionnalisation. Toutefois, à la différence de ce qui se passe en France, on observe l’émergence de ce que l’on pourrait qualifier une relève qui, innovant sur le plan organisationnel, idéologique et stratégique, relance et radicalise le mouvement de protestation pour atteindre son apogée en 1977 : l’Autonomie Ouvrière. C’est sans conteste cette nébuleuse qui va pousser le plus loin et le désordre urbain et une utilisation alternative du territoire. L’occupation de logements et de quartiers populaires devient plus clairement encore une expérience d’autogestion et de vie alternative guidée par le "besoin de communisme immédiat", ainsi que l’instrument d’une "réappropriation du territoire" visant à le soustraire du contrôle étatique.

ACTE II - LA THÉMATIQUE DE LA "RÉAPPROPRIATION DU TERRITOIRE" DANS LE MOUVEMENT AUTONOME

Le Mouvement Autonome naît parallèlement à la crise des groupes d’extrême gauche issus du "biennio rosso" et se nourrit de la décomposition de PotOp (été 1973), de la confluence d’ex-militants déçus (venant surtout de LC et des organisations marxistes léninistes), ainsi que du ralliement de groupes entiers comme le Groupe Gramsci ou, en 1975, la Fédération Communiste Libertaire de Rome.
C’est sur la vague des grèves ouvrières et de l’occupation de la Fiat en mars 1973 que des groupes autonomes ouvriers se rassemblent sous l’égide d’une coordination et du "Bulletin des organismes autonomes ouvriers" (Congrès de Bologne, 23 mars 1973). On y retrouve les secteurs les plus conflictuels de "l’Automne Chaud" : Assemblées autonomes de l’Alfa Romeo, de la Pirelli, de la Sit-Siemens, de Porto Marghera, groupe ouvrier de la Fiat, comités de l’ENEL (compagnie nationale de l’électricité) et de l’hôpital de Rome, etc. De son côté, Toni Negri, expulsé de PotOp quelques semaines avant sa dissolution, crée avec des militants padouans de PotOp et le Groupe Gramsci (né à Milan en 1971) un second noyau de l’Autonomie Ouvrière autour du journal Rosso. Une troisième branche vient enfin des initiatives culturelles de l’ex-section bolognaise de PotOp, en particulier de son leader Franco Berardi, dit Bifo : Radio Alice, revue Altraverso, etc.
On peut ainsi dégager trois rameaux dans l’ "aire de l’Autonomie" :

  • Un rameau "opéraïste" autour du collectif Via dei Volsci et de l’ex-PotOp de Rome (Franco Piperno, Oreste Scalzone, Paulo Virno, etc.) qui continue à se référer prioritairement à la classe ouvrière et au léninisme et subit peu l’influence des thématiques "désirantes".
  • Un rameau intermédiaire représenté par Rosso, qui infléchit le référent ouvrier par la théorisation negrienne de l’’’ouvrier social" et l’attention portée à la "rébellion". Ses places fortes sont Milan et Padoue.
  • A côté de ces deux groupes d’Autonomie Ouvrière Organisée, on trouve enfin l’Autonomie diffuse ou créative (l’’’aire désirante") qui relève exclusivement de la contre-culture: cercles féministes, indiens métropolitains ...

Archipel éclaté entre 1974 et 1977, le Mouvement Autonome connaît son apogée en 1977. Il trouve alors deux modes d’ancrage dans le terrain social: les "Cercles du Prolétariat Juvénile", agrégation de jeunes des quartiers populaires en situation de précarité ; les troubles universitaires suscités par une circulaire du ministre de l’Instruction Publique relative aux modalités d’examen (en date du 3 décembre 1976).
La compréhension du mouvement autonome est rendue particulièrement ardue par son éclectisme et son rapport ambigu à l’expérience militante passée, qui pose une nouvelle fois la difficulté de penser la continuité dans la rupture.
Un fil relie sans conteste les deux phénomènes, ne serait-ce qu’en raison de l’apport humain (ouvrier et intellectuel) et théorique des groupes extraparlementaires. Le concept d’autonomie, que certains d’entre eux avancent dès 1967, prolonge et dépasse celui d’opéraïsme qui constituait auparavant le cadre interprétatif dominant. Contre les accents populistes du PCI et les thèses sur la "fin de la classe ouvrière", l’ opéraïsme comme affirmation théorique du primat de la classe ouvrière connut une renaissance dans le début des années 60 et servit de support aux mobilisations [16]. Il enrichit par ailleurs la vision marxiste de l’Etat, "non plus simple garant, mais organisateur de l’exploitation " [17], impliquant ainsi un contrôle social croissant. Le concept d’autonomie radicalise à la fois sa portée critique à l’égard des organisations du mouvement ouvrier et son expression politique concrète de préfiguration d’un ordre révolutionnaire:
"L’Autonomie ouvrière est en premier lieu un comportement spontané de masse, qui doit devenir une capacité consciente de lutte et d’organisation avec laquelle la classe développe son mouvement indépendamment, de façon autonome, de la nécessité du capital de maintenir sa domination, et même en opposition ouverte et déclarée avec elle. Donc également Autonomie par rapport aux organisations traditionnelles de la classe qui, aujourd’hui, ne proposent d’autre alternative que celle de rester à la remorque, de se soumettre, de faire siens les projets de reprise patronale. (...) Dans les objectifs, dans les besoins, dans la pratique de lutte (. ..), il doit y avoir déjà la préfiguration des conditions de vie différentes et des nouveaux rapports sociaux vers lesquels nous tendons et que nous voulons affirmer dans la nouvelle société." [18]
Mais le mouvement autonome constitue également à plusieurs titres une rupture par rapport au cycle précédent. Des groupes, il refuse la structure organisationnelle centralisée, génératrice de sclérose à force de mimétisme rigide du modèle léniniste (PotOp) ou de "dérive institutionnelle" (LC). Ce rejet, symbolisé par la qualification péjorative des "partitini" ("petits partis", diminutif dépréciatif en italien), est une dénonciation de leur discipline, de leur encadrement hiérarchique et de leur concurrence stérile. Caricatures des partis politiques, les groupes seraient devenus un frein au développement du "mouvement" dont ils étoufferaient l’expression par une conception aliénante de la politique, en particulier par la négation de la vie quotidienne et des questions personnelles au nom de la Cause.
Le mouvement autonome puise en réalité dans bien des valeurs de 68, mais en les radicalisant jusqu’à en faire des instruments de critique à l’encontre de ce que les groupes sont devenus ou de ce qu’ils ont contribué à occulter. Ainsi, la référence à un marxisme libertaire infléchi par le freudisme éclate dans une conception alors qualifiée de "libidinale" du politique. L’insistance sur le désir et les besoins, le surréalisme iconoclaste qui préside au détournement des slogans soixante-huitards sont aussi un moyen de "révolutionner les révolu- tionnaires" [19] en montrant du doigt leur dégénérescence. "La liaison entre politique et vie quotidienne, entre politique et problèmes personnels, doit être vue en partie comme la riposte et la réaction à une conception totalisante du militantisme qui finissait par reproposer, sous la «nouvelle» formule du «révolutionnaire de profession», le vieux principe, critiqué par le mouvement étudiant de 68, selon lequel la politique est un métier. " Le mouvement autonome accentue également des évolutions déjà notables en 68 : l’insistance à privilégier le concept de révolution dans la sphère culturelle et privée, la tendance séparatiste des groupes de pairs à "inventer une vie" dans des espaces alternatifs (les communautés, les festivals de musique, les espaces "autogérés"), la recherche de la libération du moi - dans les "groupes de prise de conscience" féministes, dans la drogue ... Bref, autant d’aspirations que l’on trouve également en France mais qui, là-bas, pour des raisons conjoncturelles et structurelles particulières, ne se vivent pas dans la seule sphère privée.
Passer, comme Lanfranco D., d’un groupe extraparlementaire à l’Autonomie constitue aussi une rupture dans le rapport au temps : au temps long vécu dans le militantisme d’extrême gauche, soumis à la construction des conditions nécessaires à une libération dont l’échéance est à ce point indéfinie qu’elle semble toujours différée, s’oppose le désir de réalisation immédiate du "besoin de communisme" :
"Alors qu’avant le concept de temps était pour moi indéfinissable, dans le sens que c’était comme un continuum intemporel par lequel la force ouvrière s’accumulait, puis se désagrégeait, puis ... jusqu’à quand, justement jusqu’à quand, on n’en sait rien. Donc c’était comme un temps dont tu n’étais jamais maître. Alors qu’au contraire maintenant [dans l’Autonomie], le concept de temps se confond avec le besoin de le posséder, donc de posséder la transformation. Alors qu’avant la question immédiate était secondaire pour moi, si, il faut lutter pour avoir des logements, pour améliorer la condition en usine, mais je les voyais comme des étapes peu importantes sinon pour construire les avant-gardes. Maintenant je me rends compte que le problème est de posséder maintenant le temps, maintenant la force pour transformer les choses, intervenir et peser aujourd’hui, tout de suite et maintenant." [20]
La libération ne passe plus par la conquête de l’Etat, du "Palais d’hiver", cet objectif typique de l"’idéologie précédente’’ [21], mais par le développement d’une "aire sociale capable d’incarner l’utopie d’une communauté qui se réveille et s’organise en dehors du modèle dominant d’échange économique du travail et du salaire." [22] Elle n’est plus renvoyée aux "lendemains qui chantent": elle se vit. La satisfaction des besoins n’est plus différée jusqu’à l’instauration hypothétique d’un Etat socialiste: elle s’impose par l’action directe.
Le pouvoir politique n’est plus à prendre ou à abattre: il faut s’en protéger et retrancher à son autorité des "territoires libérés gérés directement par les citoyens’’ [23]. La révolution devient "une soustraction de pouvoir plus que la prise du pouvoir’’ [24]. Le messianisme révolutionnaire est liquidé, raillé au profit du "communisme immédiat".
"Dans cette nébuleuse, il n’y avait pas un «avant» et un «après». A l’ «avant» et à l’«après» était opposé «ici et maintenant». Il n’y avait pas cette attente spasmodique de ce jour où ils la prendraient dans le c... Notre jour était là. Par conséquent, la soustraction de temps au capital, la soustraction d’argent au capital, la construction d’espaces communautaires, alternatifs, sociaux, c’était ce qui se vérifiait immédiatement. Il y avait une sorte de vaccin contre les risques du parti, de l’organisation, de la révolution centralisée, des hiérarchies. A l’Autonomie, parler, dire «chef» était un blasphème." [25]
"L’idée était d’empêcher l’exercice de ’l’Etat et de désagréger l’Etat. L’idée du contrepouvoir est le fait que l’exercice de la violence se transforme en exercice de la force, où par conséquent il n’y a pas besoin de conquérir le palais, avant tout parce qu’il n’y a pas de cœur de l’Etat, que le pouvoir de l’Etat n’est identifiable ni dans un individu ni dans une simple structure, mais dans le mécanisme du capital, de la reproduction sociale." [26]
Le "besoin de communisme immédiat" se traduit, sur le plan pratique, par la diffusion sans précédent d’actions illégales et violentes visant à l’appropriation directe des biens, que les Autonomes qualifient de "salaire social". Mais rappelons, avec Paolo Virno; que "cette dimension de l’affrontement social, inconnue jusqu’alors, ne tend nullement à se dresser contre l’Etat; elle ne préfigure aucune « rupture révolutionnaire » (...) La croissance de la violence est liée à la volonté d’obtenir immédiatement satisfaction sur le plan des besoins, de la conquête d’espaces à gérer en toute indépendance." [27]
L’action révolutionnaire se fait actions directes : occupation de logements ("La maison se prend, le loyer ne se paye pas") ; "auto-réductions" étendues des tarifs des services publics aux prix des services et loisirs comme le cinéma; "marchés politiques" qui consistent à faire ses courses sans payer; rallongement des pauses dans l’usine, etc. En somme, "l’illégalité des luttes est source de droit !" [28]
"La société des patrons se fondait sur l’exploitation des personnes. Et donc ces personnes en se rebellant, leur premier geste de rébellion était de se réapproprier ce qui leur appartenait en tant que producteurs. C’était un geste politique car le vol, il se situait de l’autre côté. C’était le premier pas vers le changement." [29]

ACTE III (EN COURS) - LES CENTRES SOCIAUX OCCUPÉS ET AUTOGÉRÉS

Quel bilan peut-on faire de cette dizaine d’années de luttes urbaines et, surtout, qu’en reste-t-il ? Les décisions de politiques et de réformes publiques au cours des années 70 pourraient de prime abord nous autoriser à conclure de leur "réussite", ne serait-ce qu’au travers de la promulgation de la loi sur le logement en octobre 1971 et des avancées en matière de libération des mœurs (divorce et avortement en premier lieu). La lecture s’avère pourtant bien rapide et optimiste qui fait fi de ce que Pierre Milza appelle le "ventre mou" de l’Etat italien, à savoir les "qualités d’esquive de la classe politique" [30], ainsi que la force d’inertie et de blocage de son administration. Certaines réformes devront par exemple attendre plusieurs années (1978) pour être enfin satisfaites: réforme des hôpitaux psychiatriques, reconnaissance du droit à l’avortement, pour ne citer que les plus importantes. D’autres sont remises en cause à peine nées, comme le droit au divorce, qui ne sera entériné par référendum qu’en 1974. D’autres, enfin, ne seront jamais appliquées, ou si peu; c’est le cas des diverses lois relatives au logement.
En fait, le principal mérite des désordres a certainement été d’offrir à la nouvelle gauche des points d’ancrage à la fois urbains et sociaux, lui permettant d’être en phase avec des mouvements populaires (au deux sens du terme). Cette collusion, propre à l’Italie, apparaît du reste comme l’un des facteurs explicatifs essentiels de la longévité de la contestation, qui s’étire sur une dizaine d’années. Le premier "acte", de 1967 à 1973, voit les groupes extraparlementaires aux côtés des organisations traditionnelles de la gauche pour soutenir les luttes en faveur du logement dans les quartiers populaires (essentiellement ouvriers). Le second opère l’articulation entre des acteurs politiques et sociaux hybrides car il correspond à une période de mutation entre le "cycle ouvrier" précédent et ce qui est en cours. Le mouvement autonome en est révélateur ; comme nous l’avons vu, le singulier est trompeur qui désigne sous un même label des groupes de facture ouvrière/opéraïste jusqu’aux mouvances de la contre-culture. Il en va de même pour son "public" : plus populaire et plus interclassiste que ne le fut celui de "68", il se compose de jeunes ouvriers, d’"étranges étudiants" [31] (beaucoup dans les filières technologiques ou professionnelles), de jeunes chômeurs et travailleurs "atypiques" (intérimaires, à temps partiel ou en CDD). Bref, dans le langage de l’époque, ils sont souvent qualifiés de "non garantis". Pour Toni Negri, ils appartiendraient à l’ "autre mouvement ouvrier", celui de "l’ouvrier social" succédant à "l’ouvrier-masse" comme figure sociale centrale [32]. Par les caractéristiques sociologiques de la majorité: l’origine sociale (modeste), le lieu de résidence (les périphéries urbaines) et leur situation de précarité, ils sont en quelque sorte les devanciers de ceux qu’on appelle aujourd’hui les "populations fragilisées". Leurs modes d’action eux-mêmes n’appellent pas une interprétation aussi limpide que ceux de la période précédente: si le label communiste demeure, c’est un communisme libertaire, profondément remanié par les "thématiques désirantes" et mâtiné d’individualisme. L’espace de subversion, en constante progression jusqu’à la fin des années 70, rend fluides les frontières du politique et de la délinquance, de la stratégie collective et de l’initiative individuelle. Il part désormais de moins en moins de l’usine pour investir les villes.
Ces précisions sont nécessaires pour appréhender ce qui peut apparaître de nos jours comme le seul héritage des luttes urbaines des années 70 : les centres sociaux. En dépit du même nom, il y a toutefois de nombreuses différences entre ceux d’hier et ceux d’aujourd’hui. Ils naissent autour de 1975-76 à l’initiative des "cercles du prolétariat juvénile" dont les membres, en situation de chômage ou de précarité, sont confrontés à l’angoisse du "temps libre" mais vide, sans perspective autre que l’ennui [33]. De là l’idée de "squatter" des bâtiments délaissés (usines abandonnées, édifices publics murés, logements inoccupés, etc.) qui pourraient servir de lieux de rencontres et d’activités variées: débats, informations sur la toxicomanie qui commence à faire des ravages, fêtes ... Ils seront pour cela aidés par les organisations d’ultra ou d’extrême gauche et connaîtront rapidement une politisation qui les fera participer au mouvement de contestation de 77. Plus que tout autre groupe, sans doute, les "cercles du prolétariat juvénile" en subiront la fin tragique qui, en leur sein, se traduira par des arrestations (pas toujours pour des motifs politiques) et des overdoses. .
Frappés de plein fouet par la répression de la fin des années 70, les centres sociaux disparaissent ainsi de la scène publique pour renaître au milieu de la décennie suivante. Une fois encore, c’est davantage pour répondre à un besoin qu’à un projet politique qu’ils sont réactivés : "une digue qui freine le délabrement, qui oppose à la progressive «désertification» urbaine une conception différente de la vie quotidienne" [34]. L’urgenceest alors pour beaucoup de reprendre pied, par le contact avec les autres, afin d’échapper au "grand dragon de l’héroïne" ou, au moins, de ne plus y faire face seul. Bref, de retisser des liens à la fois défaits par la fin du cycle de contestation issu de l’Automne Chaud puis en constante perdition sous le coup de la crise socio-économique.
Dans cet entre-deux, les Centres Sociaux Occupés et Autogérés (CSOA) se sont nourris du mouvement underground et particulièrement du mouvement punk (dans sa variante, importante en Italie, cyberpunk), fort révélateur de la mutation en cours dans l’ordre politique, social et économique. La contestation étudiante dite de la panthère en 1989-90 leur donnera une nouvelle impulsion. On en compte aujourd’hui plus d’une centaine à travers la péninsule.
Avec l’objectif minimal de lutter contre la fragmentation du tissu social, les centres sociaux se présentent comme des espaces autogérés ouverts à quiconque cherche un lieu ouvert et informel de rencontres. Les motivations et attentes (les offres aussi, mais toujours non contraignantes) y sont variées: on peut, au choix, simplement y "tuer le temps", en raison de sa facilité d’accès et des prix modiques pratiqués, en buvant, mangeant, dansant, avec la certitude de toujours pouvoir y trouver quelqu’un avec qui parler et partager un moment. Mais on peut aussi y rechercher soit un enrü;hissement culturel ou politique en assistant aux débats qui y sont organisés, en participant aux ateliers (lorsqu’ils existent, ce n’est pas toujours le cas: peinture, théâtre, alphabétisation, etc.) ou en lisant dans la librairie, sans que· personne ne vous somme d’acheter; soit des services et des aides comme des renseignements sur les démarches administratives ou encore la toxicomanie.
Du fait de la fluidité des offres et demandes, mais aussi de la situation socio-économique qui produit des publics toujours plus larges susceptibles de les fréquenter, les centres sociaux drainent de plus en plus de jeunes en situation instable. Il est certain, de ce fait, qu’ils représentent une sorte d’enjeu: en direction de la "clientèle potentielle", ils peuvent tout aussi bien œuvrer à leur politisation, à leur marginalisation dans les franges de la contre-culture, mais aussi à leur réorientation dans des réseaux "officiels" d’insertion. On comprend, dès lors, que la fluidité préside également dans leurs rapports avec les pouvoirs publics. Ceux-ci vont en effet de l’antagonisme à la coopération, en passant par l’indifférence ou la tolérance. En témoigne déjà le "statut" du CSOA : illégal (avec toutes les nuances possibles) lorsqu’il squatte un bâtiment, comme c’est le cas du centre social historique de Leoncavallo à Milan, régulièrement investi par les forces de police, jusqu’au "statut" parapublic, souvent dans des municipalités de gauche comme à Bologne. Outre la couleur politique des autorités locales, il est fonction de l’histoire propre à chacun et, partant, de la "tribu" dominante en son sein ainsi que de son projet. Le rapport à la mémoire des années 70, qui leur ont fourni le premier sédiment, varie considérablement d’un centre à un autre et en conditionne les pratiques.
Après l’intensité du combat politique, les CSOA peuvent s’apparenter à une sorte de retour au social, modeste mais certainement producteur de solidarités, de valeurs, parfois de services et de biens d’un genre nouveau. Sans équivalent en France, après l’échec de l’expérience du "Dragon" impulsée par le DAL et Droits devant!, ils tiennent à la fois du squat, de la régie de quartier, voire des lieux d’accueil et d’activités du type JOC. Quelle logique finira par prévaloir? Constitués dans et par le désordre, porteront-ils à leur terme toutes les implications du concept d’autonomie qui veut, chez Gramsci, qu’au delà de sa dimension de destruction, l’action révolutionnaire soit aussi invention de représentations et de modes de vie alternatifs susceptibles d’instaurer un "nouvel ordre de vie" ? Leur évolution sur le terrain strictement politique reste ouverte.

Isabelle Sommier.
Maître de Conférences à l’Université de Paris l Centre de Recherches Politiques de la Sorbonne