l’anti-mythes : Quels commentaires feriez-vous des interviews de Simon et de Castoriadis ? notamment pourriez-vous préciser : les conditions des ruptures avec Socialisme et Barbarie, en particulier de la première, le fonctionnement d’I.L.O.-I.C.O. ?
Claude Lefort : Castoriadis a fort bien dit dans quelles circonstances s’est formé S.B.. Et tant lui-même que Simon ont donné un aperçu de son évolution qui me dispense d’en refaire l’historique. Pour éclairer mon propre rôle et mes divergences avec la majorité du groupe, à plusieurs reprises, je ferai d’abord un bref "retour aux origines". C’est en 1942, sous l’Occupation (j’avais 18 ans et je venais de terminer mon année de philosophie à Paris) que j’ai noué de premiers contacts avec les trotskystes. Rencontre d’un dirigeant de l’une des deux principales tendances nationales, - le C.C.I., considéré, je devais m’en apercevoir ultérieurement, comme la plus radicale par ses partisans et la plus sectaire par ses adversaires. Quel que soit le jugement que je porte à présent sur ce groupe, je dois lui reconnaitre un mérité : il faisait ce qu’il fallait pour que ses militants acquièrent une honnête culture marxiste et une solide connaissance du mouvement ouvrier au XX° siècle. Je me suis donc mis à lire méthodiquement Marx que je connaissais un peu, surtout Lénine et Trotsky et des ouvrages qui éclairaient les luttes sociales entre les deux guerres, notamment la formation du fascisme, juin 36, la guerre d’Espagne. Je me souviens d’ailleurs fort bien de la première lecture qui emporta ma conviction : l’Histoire de la Révolution Russe. Toutefois ce n’était pas simplement au hasard d’une rencontre que je devais mon orientation politique. J’étais en 1941-42 dans la classe de Merleau-Ponty au lycée Carnot. Il savait établir des rapports personnels avec certains de ses élèves. Un jour, à la fin de l’année scolaire, il me demanda si je m’intéressait à la politique, puis plus précisément ce que je pensais du P.C.. Etonné par mes réponses, il me demanda encore si je connaissais Trotsky. Je lui répondis que non et il fit cette remarque que je ne devais pas bien sûr oublier : "Il me semble que si vous le connaissiez, vous seriez trotskyste". Qu’est-ce que je cherchais au juste, confusément, à cette époque ? : un marxisme qui fut fidèle à l’idée de Marx que je m’étais formée, une critique radicale de la société bourgeoise sous toutes formes, liée a l’action révolutionnaire du prolétariat, un marxisme qui rendait manifeste l’alliance de la théorie et de la politique, un marxisme anti-autoritaire. Ce qui me répugnait dans le P.C., c’était à la fois son monolithisme, son dogmatisme et sa démagogie envers la petite bourgeoisie, ses valeurs nationalistes ou mieux patriotardes. Ce qui me répugnait dans l’URSS (mon information était maigre mais je connaissais pas mal d’échantillons de la propagande soviétique, et j’avais lu Gide) c’était la militarisation de la société, la hiérarchie bureaucratique, l’inégalité des salaires, sans oublier la monstruosité du réalisme socialiste. Je ne saurais dire à présent quand mes "idées" s’étaient formées ; pour une part, sûrement, avant ma classe de philo, mais pour une autre aussi, décisive, durant cette année là, c’est-à-dire justement sous l’influence de Merleau-Ponty. Son cours de Psychologie était un condensé de la Structure du Comportement qu’il allait publier. Et son cours de morale faisait large place à la sociologie et au marxisme. Il m’importe de signaler cette influence, car lorsque je devins trotskyste (en 1943), je me trouvai d’emblée dans des dispositions qui étaient loin d’être celles de mes ainés ou de mes compagnons.
Pour moi, alors, la pensée de Marx devait trouver sa véritable expression dans le langage de la phénoménologie et cette dernière devait chercher en lui son fondement et sa finalité. Le déterminisme historique, tel que le professaient les trotskystes, quoique sous une forme plus subtile que les staliniens, je le jugeais inacceptable. Quant au matérialisme il me paraissait une théorie sénile, qui ne résistait pas à la dialectique. Tantôt je me heurtais à des camarades trotskystes (dont l’un devait devenir l’un des principaux animateurs de S.B., Guillaume), tantôt, le plus souvent, je me taisais, tentant de me persuader que pratiquement certaines divergences de haute théorie n’étaient pas pertinentes. Pourtant, non sans réserves. Et à bon droit, car, ce qui s’abritait sous la théorie, le matérialisme, le déterminisme, c’était une pratique de pensée, disons : le déductivisme - le rôle du prolétariat se déduit de la nature du système capitaliste, le rôle du Parti se déduit de celui du prolétariat, et les événements présents et avenir (et quels événements : la révolution qui sortira de la guerre impérialiste) se déduisent de la crise du système... Ce déductivisme je le supportais mal, mais je n’avais pas tout de suite compris que son pendant était la discipline de parti.
Mon premier conflit avec la direction du P.C.I. (il s’était unifié au lendemain de la guerre) fut motivé par sa stratégie à l’égard du P.C.F.. Castoriadis l’a très bien rapporté. Les Trotskystes à mes yeux s’enfermaient dans une contradiction qui ruinait tous nos efforts pour nous faire entendre de la classe ouvrière.
A la fois ils dénonçaient jours après jours la trahison du Parti Communiste, son étroite subordination aux intérêts de la bureaucratie dirigeante en U.K.S.S. et ils appelaient à la création d’un gouvernement PC-PS-CGT. Pourquoi ? Parce qu’ils imaginaient qu’un tel gouvernement serait balayé par les masses, qui, selon l’expression consacrée, feraient l’expérience de sa complicité avec la bourgeoisie. Et pourquoi l’imaginaient-ils ? Parce qu’ils voyaient dans le PC une réincarnation de la social-démocratie et tiraient de Lénine le schéma du débordement dans la lutte des sociaux-traitres. Ce que j’ai nommé le déductivisme, comme on le voit, s’alliait à une sacralisation du marxisme-léninisme qui interdisait toute tentative d’interprétation du monde présent, des forces sociales nouvelles, et vouait les militants à la répétition.
J’ai donc tenté de créer une tendance, avec un camarade qui m’avait initié au trotskysme et qui d’ailleurs me lâcha rapidement, dans des circonstances que je ne peux me priver d’évoquer brièvement, parce qu’elles donnent une idée de l’atmosphère du Parti, - à l’époque, je le rappelle, un tout petit parti. Le camarade Frank venait de revenir en France auréolé de son passé de compagnon de Trotsky, après un long exil, il nous convoquait et nous parla comme à des enfants, qui méritent qu’on s’intéresse à eux, parce qu’enfin, s’ils contestent, c’est qu’ils sont vifs et promettent, mais qui doivent être ramenés à la raison. En bref, nous n’avions pas tort de nous inquiéter, de poser des questions, d’autres l’avaient fait avant nous. Mais il fallait faire confiance au Parti, à sa longue expérience, sinon nous glisserions sur la maudite pente savonneuse qu’avait suivi tel ou tel renégat. Le discours d’un curé... Pour ma part, je tenais à mon projet de tendance et j’avais quelques atouts dans la main. Dès 1943, j’avais monté, avec un camarade, Pascal (de son vrai nom Simon, philosophe mort en 1950) un groupe trotskyste clandestin dans les khâgnes d’Henri IV, puis, au lendemain de la guerre, nous avions, sous le couvert du Front National, pu rassembler un auditoire hebdomadaire d’une centaine de personnes en moyenne - presque tous des étudiants - devant qui nous commentions les événements ; enfin nous avions créé un réseau de groupes de travail d’où sortirent quelques dizaines de militants. Pour l’époque c’était beaucoup, une véritable action de masses. Je n’étais donc pas isolé dans le Parti, je comptais sur des sympathies. Je ne sais pourtant ce que serait devenu cette tendance, si Castoriadis n’était alors arrivé en France.
Je l’entendis pour la première fois dans une conférence interne au Parti, destinée à la préparation du 3° Congrès (si ma mémoire est bonne) : le sujet était l’URSS. Son analyse me subjugua. J’étais peut-être gagné d’avance à ses conclusions, mais je ne me les étais jamais formulées et j’aurais été incapable de leur donner le fondement économique qu’il apportait. L’argumentation de Castoriadis me parut digne du meilleur Marx. Bien sûr, les trotskystes ne trouvèrent là qu’hérésie. De la rencontre qui s’en suivit date notre longue et étroite collaboration dont le premier résultat devait être la création de Socialisme ou Barbarie avec un petit nombre de camarades. Inutile de revenir précisément sur les circonstances qui nous déterminèrent à quitter le P.C.I., puisqu’il en a parlé.
Il me faut toutefois signaler un premier conflit qui nous opposa, avant la naissance de S.B., parce qu’il me parait témoigner d’une divergence dont les termes se sont déplacés, mais qui n’a jamais disparu. En tout cas, il me sert de repère pour fixer, sinon ma position, du moins mon attitude à l’époque en regard du problème de l’organisation révolutionnaire. De quoi s’agissait-il ? En apparence d’une question mineure qui portait sur les modalités de notre départ du PCI. Sur la nécessité de ce départ, nous étions tous d’accord. Après avoir cru qu’il était possible de réformer le Parti, nous avions compris que le trotskysme était radicalement incapable de percevoir la nature de la bureaucratie, qu’il y avait une logique dans ses conceptions et son mode de fonctionnement, qui devait être mise à nu, et non seulement des erreurs à rectifier. Toutefois vint un moment où le choix devait être fait. Castoriadis et une partie de notre tendance jugeait qu’il fallait fixer un certain délai qui permette (selon une expression également consacrée) de capitaliser notre travail, c’est-à-dire d’entrainer avec nous le plus grand nombre de militants possible, et de rédiger une plate-forme, dans laquelle serait articulée la critique de la quatrième internationale, les principes d’une nouvelle théorie révolutionnaire et jetés les fondements de la future organisation. En somme il fallait quitter selon eux le trotskysme en marquant notre entrée sur la scène historique - sortir, comme on aime dire, le drapeau en tête. J’étais, nous étions quelques uns, persuadés que ce délai était nocif, que loin de progresser, notre tendance ne pouvait que se corrompre à demeurer plus longtemps dans le Parti ; enfin, que l’essentiel était de nous regrouper sous une forme indépendante, et que peu importait la mise en scène de la rupture. En fait, j’abandonnais le Parti avec mes camarades sans plus attendre ; Castoriadis et les autres n’y restèrent que peu de temps. Par delà ce débat sur une question tactique, se dessinait une opposition qui s’avéra de bien plus grande ampleur. Comme je l’ai écrit dans ma postface des Éléments d’une critique de la bureaucratie, le parti trotskyste m’était peu à peu apparu comme un microcosme, au sein duquel se reproduisaient les modèles de comportement, et les rapports sociaux qui caractérisaient l’organisation bureaucratique.
Cela sous le couvert du centralisme démocratique et en l’absence des contraintes matérielles qu’on aurait pu croire déterminantes.
La "Contradiction de Trotsky et le problème révolutionnaire" que je publiai dans les Temps Modernes, fin 1948, alors que j’étais encore formellement membre du parti, fait entrevoir le chemin que j’avais suivi. Non seulement je m’attachais à montrer que Trotsky n’avait pas eu la conscience claire de la dégénérescence stalinienne qu’on lui prêtait, qu’il avait pactisé avec Staline aussi tard que possible, qu’il avait fetichisé les concepts de nationalisation, collectivisation, planification, pour éviter de faire la critique des rapports de production qui aurait dévoilé la nature de classe de la bureaucratie, mais j’insistais sur la fonction que joua le parti (right or wrong my country) dans son occultation du processus bureaucratique ; et, finalement, je décelais les germes de la bureaucratisation dans le bolchevisme. Castoriadis n’était nullement en désaccord avec cet article. D’ailleurs il lui était redevable de son analyse des rapports de production en URSS. Mais je ne doute pas que la direction que je suivais n’était pas alors exactement la sienne (divergence dont nous n’étions peut-être pas pleinement conscient l’un et l’autre), car je visais déjà la fonction du "parti révolutionnaire" comme tel à travers la critique du bolchevisme.
La création même de Socialisme ou Barbarie n’alla pas pour moi sans problèmes. Et quoique j’y participais activement, elle fut l’occasion d’une brouille. Aussi bien ne trouve-t-on pas mon nom (c’est-à dire celui de Montal qui fut un temps mon pseudonyme) au sommaire du premier numéro de la revue. Ce qui comptais essentiellement pour moi, c’était de publier un organe de réfléxion, de discussions, d’informations. Il me semble que le sous titre adopté, Organe de Critique et d’Orientation Révolutionnaire, reflète mon point de vue. Mais je n’étais pas obnubilé par le projet de construction d’une organisation et j’étais réticent à l’égard de ce qui pouvait apparaître comme un nouveau Manifeste, une conception programmatique. Qu’on ne croit pas pour autant que j’étais contre la formation d’une nouvelle organisation. Je n’osais pas me formuler à moi-même mes doutes sur sa légitimité et il m’était encore plus interdit de les exprimer devant les autres : à l’époque, c’eut été me designer comme un intellectuel-petit-bourgeois, étranger à l’action révolutionnaire (accusation qui ne manqua pas d’être lancée contre moi plus tard). Le conflit était opaque. Les uns ne voyaient dans la revue qu’un moyen pour construire l’organisation ; je ne niais pas cet objectif, mais c’est la revue qui m’importait.
Je ne contestais pas davantage que la revue dut tracer une ligne d’orientation politique, mais le projet d’élaborer des thèses, qui couvrent l’ensemble des problèmes du mouvement ouvrier, me mettait mal à l’aise. J’ai déjà fait allusion aux conditions de ma formation philosophique, j’y reviens : de l’enseignement de Merleau-Ponty (et quoique je ne fusse pas du tout d’accord avec ses analyses politiques) j’avais tiré la critique de toute prétention à occuper le lieu du savoir absolu ou à tenir un discours sur la Totalité.
En fait, cette critique aurait du me mener plus loin dès ce moment là, mais je m’efforçais de la concilier avec la pensée de Marx.
Il m’importait beaucoup plus de découvrir chez Marx la dimension critique que d’en extraire une conception totale du monde qui permit d’assimiler l’histoire du XX° siècle. Conflit opaque, disais-je, il est vrai que les circonstances n’engendraient pas la clarté. Ainsi, je souhaitais que la revue fit place à des contributions étrangères à notre groupe ; on avait beau jeu de me répondre qu’elles n’existaient pas. De fait, nous étions seuls, ou presque, a mener de front une analyse du capitalisme et de la société bureaucratique. Il n’en reste pas moins que me heurtait l’aspect de la revue, qui se présentait comme un organe de parti (quoique le dit parti ne fut que virtuel). D’où cette curieuse situation : pendant un temps j’écrivais dans S.B. et dans les Temps Modernes ; insatisfait dans un cas d’un cadre étroit et il faut le dire dogmatique, là dans une position d’étranger, toléré grâce à la protection de Merleau-Ponty, dont les articles (par exemple sur l’Indochine, sur Kravchenko) attiraient des mises au point de la rédaction, qui se voulait pourtant ouverte à tous les courants de gauche. Puis, la discussion sur le rôle des comités de lutte créa une nouvelle dissenssion. Le débat était déjà plus clair et il devait rebondir sous une autre forme en 1958. Nous étions tous d’accord là encore sur la valeur d’organes créés par des ouvriers et restant sous leur contrôle ; ceci nous paraissait, en s’opposant à l’emprise des syndicats, ébaucher un nouveau mode de lutte à la fois anti capitaliste et anti bureaucratique. Mais pour ma part, j’allais jusqu’à soutenir, contre la majorité de S.B., que même si nous disposions d’une véritable organisation, d’un programme conforme à nos idées, celle-ci ne saurait prétendre à se subordonner l’action de ces organes autonomes, que c’était leur affaire de définir leur action, leurs objectifs et de chercher auprès de l’organisation supposée des moyens (clarification théorique, informations, liaisons) pour se développer.
Il me semble que l’article dans lequel est au mieux résumée ma conception à l’époque est L’expérience Prolétarienne, 1952 ; dans mon souvenir, mais je ne puis préciser les circonstances, je le publiai après une rupture de quelques mois avec S.B., période d’ailleurs durant laquelle je continuais à participer à un travail collectif avec quelques camarades. On y voit la tentative d’esquisser une phénoménologie du mouvement ouvrier, de rendre compte de la succession des formes d’organisations que se donna la classe ouvrière, de l’aliénation qu’elles constituèrent au sens positif (extériorisation, objectivation) et négatif (séparation, retournement contre la classe de ses formations devenues indépendantes et tendant à se maintenir et à s’étendre à ses dépens) ; de dissiper l’abstraction de conscience de classe ; enfin, on y voit par l’enquête que j’espérais lancer (et fut vite abandonnée) que l’élaboration théorique restait pour moi suspendue à une interrogation, à un déchiffrement des rapports sociaux prolétariens, qui devait impliquer les intéressés. Sous-jacente à cette analyse était l’idée que c’est de l’intérieur du prolétariat que peut prendre forme une connaissance de son histoire, de sa différenciation, de ses tâches présentes, et qu’un groupe tel que le nôtre ne saurait prétendre qu’à cristalliser ce processus de connaissance.
Petites scissions successives, donc ; écart constant que J’ai pris vis à vis de l’orientation dominante de S. B., quoique je n’ai cessé jusqu’en 1958 de me sentir très attaché au groupe et à la revue, d’y jouer un rôle actif pendant les années où j’y participais, et quoique, en de nombreuses occasions, face à des événements massifs (politique française, Berlin-Est, déstalinisation en URSS, Pologne ou Hongrie, Algérie) nous nous soyons trouvés si proches, Castoriadis et moi, que les textes publiés sous le nom de l’un étaient pour une bonne part le produit de l’autre.
Je suis tenté d’insister sur l’écart dans le cadre de cet entretien ; dans un autre contexte, cela va de soi, je soulignerais la cohésion du groupe, qui fut effective sur des questions essentielles.
Mais dans la perspective que j’adopte, il me semble important de signaler trois événements qui contribuèrent à renforcer la rigidité de S.B. et à accentuer mon opposition. Le plus ancien est la relation nouée avec un petit mouvement américain, dissidence du trotskysme, connu d’abord sous le nom de tendance Johnson-Forest. Les deux leaders que nous devions rencontrer en France, étaient de leur vrai nom James, l’auteur des Jacobins Noirs (livre, au reste, remarquable) et E. Dunnaskaya, qui signait Rya Stone. Ils étaient par leur propre voie parvenus à des idées proches des nôtres, tant sur la nature de l’URSS et de la bureaucratie, que sur les conditions d’une lutte autonome des exploités. Particulièrement féconde était leur conception de la résistance quotidienne des ouvriers dans le cadre de l’entreprise industrielle. En témoigne l’étude de Romano, traduite et publiée dans les premiers numéros de S.B.. Mais reste que le dogmatisme, la systématisation mégalomaniaque de ces théoriciens prétendant inscrire dans un hégélianisme primaire une analyse qui rendait compte et de l’histoire universelle et du détail de la vie sociale me parut faire de leur mouvement un pôle d’attraction néfaste pour notre propre groupe. L’entente étroite de Castoriadis avec Rya Stone me donna l’impression pour la première fois qu’il y avait entre lui et moi par delà nos divergences politiques une opposition profonde de pensée.
Le second événement, ce fut l’arrivée dans le groupe des camarades bordiguistes dont certains certes évoluèrent (au moins l’un devait faire une critique radicale de ses positions), mais qui, dans l’ensemble, conservèrent l’empreint du marxisme dogmatique et ne devaient connaître de plus hauts objectifs que la construction d’un bon parti révolutionnaire, dans la tradition du bolchevisme. Le plus actif, au sens militant, d’entre eux, Véga, contribua fortement à accentuer l’orientation "organisationnaliste" du groupe et du même coup la division entre tendances, quoiqu’il fut étranger aux préoccupations théoriques de Castoriadis.
Le troisième événement, ce fut l’entrée de Lyotard et de Soueyris qui, eux aussi, voyaient dans le groupe l’embryon d’un Parti et dans le travail théorique la préparation d’un programme. Voilà qui peut faire rire : l’image de Lyotard sanglé dans l’uniforme bolcho., se prenant pour le Trotsky de Castoriadis-Lénine, lui qui maintenant joue les folles... Mais ne tombons pas dans l’anecdote.
Vous me demandiez de préciser les conditions de ma première rupture. Ma réponse n’est peut-être pas assez précise. Mais plutôt que de m’arrêter à des points de détails, je préfère restituer l’image que j’avais de S.B.. Et, dans cette intention, j’aimerais dire encore un mot sur le fonctionnement de notre groupe. Car il n’apparaît que très imparfaitement à travers la Revue. En un sens tant mieux : car, qui le contesterait aujourd’hui, c’est la revue qui a compté, laissé des traces. Et pourtant, l’expérience du groupe est instructive, parce qu’elle révèle certains traits, à mon avis inévitables, d’un mouvement qui se croit l’embryon de l’organisation révolutionnaire. Nul de mes anciens camarades ne le contestera, je le crois, S.B., sans perdre notion certes de son extrême faiblesse numérique, se définissait comme le noyau de la Direction révolutionnaire mondiale. Un noyau bien sûr destiné à se transformer dès lors que s’agglomérerait autour de lui une avant-garde ouvrière. Mais enfin, il allait de soi que nous incarnions potentiellement cette Direction. Une Direction, bien sûr, d’un genre nouveau, puisque son programme était l’autonomie de la classe ouvrière, la lutte contre la bureaucratie. Mais enfin une Direction, un organisme dont l’idéal était de concevoir les tâches du mouvement ouvrier et d’embrasser la totalité des problèmes que posait l’avènement du socialisme dans les conditions historiques présentes, et, par conséquent, dont la prétention première était de définir les traits de l’avenir prochain."Perspectives et tâches révolutionnaires", on connait la formule qui ouvre le dernier chapitre des programmes soumis au Congrès dans les grands Partis ; cette formule était évidemment la nôtre. Le groupe vivait sous la mise en demeure d’énoncer des thèses sur toutes choses. C’est ainsi, qu’à une première étape, il s’enferme dans une conception tout à fait erronée : il n’y avait plus qu’un antagonisme à l’échelle du monde, celui de l’URSS et des USA et les prémisses de la 3° guerre mondiale étaient déjà posés. Le tort n’était pas tant de formuler cette hypothèse qui avait un certain degré de plausibilité que de lui prêter une évidence qu’elle ne possédait pas, de s’en faire une pièce nécessaire de notre théorie d’ensemble. Il ne s’agit là que d’un exemple. Ce qui est plus remarquable, c’est que la logique du groupe (reproduisant celle d’un Parti) était telle que des positions devaient être affirmées coûte que coûte, s’enchaîner, former système et impliquer de la part de chacun adhésion ou refus. Certes, je caricature quelque peu, mais l’idéal n’était pas loin de la réalité. En conséquence, nous vivions sous le régime du vote, de la division majorité-minorité. Dès lors, si l’on discutait d’un problème particulier, tel ou tel ne se déterminait pas tant sous l’effet de sa conviction immédiate qu’en raison de son adhésion globale ou de son opposition à un ensemble de thèses. Ou bien, et n’est-ce-pas pire, se créaient de petites coalitions conjoncturelles (qui n’impliquaient d’ailleurs aucune entente concertée) entre des sous groupes que rapprochait leur commune opposition à un tiers. Même si je me trompe dans l’appréciation de certains épisodes de l’histoire du groupe, ma conviction est que le sort des discussions fut parfois lourdement hypothéqué, tant d’un coté que de l’autre, par la représentation, plus ou moins légitime, qu’on avait des rapports de force dans le groupe. Enfin, j’éprouvai souvent, pour ma part, un malaise, à me sentir contraint de prendre des positions tranchées pour réfuter des thèses que je n’admettais pas, contraint à évoluer sur un terrain que je n’avais pas choisi.
Maintenant, un mot sur la scission de 1958 qui fut définitive. A mon avis, le commentaire qu’en donne Simon, avec qui j’étais lié est largement justifié. La discussion qui la précéda n’a trouvé qu’un pâle reflet dans la revue. La majorité des camarades n’a sans doute pas pensé que le coup d’état à froid de de Gaulle signifiait l’avènement du fascisme, mais ils ont jugé qu’il s’agissait d’un tournant historique, que partis et syndicats s’étaient effondrés, qu’il y avait un vide politique sans précédent, et c’est sur la base de cette première analyse qu’ils ont cru l’heure venue de construire l’organisation dont ils rêvaient. Je pense qu’ils ont perdu alors la notion du réel, le conflit a donné lieu à des accusations pénibles, portées contre les minoritaires que nous étions, qui ont bien témoigné du climat de Parti dans lequel était venu à se complaire le groupe S.B.. Rien de solide n’unissait pourtant Castoriadis, Lyotard et Véga, par exemple, comme la suite l’a montré, sinon l’illusoire projet de l’organisation révolutionnaire. Je veux le signaler : quand deux ans plus tard Simon, quelques camarades et moi-même renoncions à poursuivre le travail d’I.L.O., en commun, nous ne jugions pas nécessaire de nous dénoncer mutuellement comme de petits bourgeois opportunistes.
l’anti-mythes : J’ai été frappé à la lecture de S.B. par la dimension ouvriériste de la revue. Cela rejoint les questions que posait Simon dans son entretien : celles du rapport des intellectuels avec les ouvriers dans le groupe.
Claude Lefort ; Aucun doute sur la dimension ouvriériste. A cet égard encore, nous nous situions dans la tradition du Parti trotskyste. Notre principal souci était évidemment de nous donner une "base" ouvrière. Bien que nous n’ayons pas le moyen de le créer, on a discuté très tôt et interminablement du projet d’un journal ouvrier. En outre, une nouvelle liaison prolétarienne était aussitôt auréolée. Les propos de Mothé - au reste souvent très riches, mais parfois aussi confus et sommaires - avaient un poids excessif pour beaucoup, parce qu’il était censé "représenter" Renault. Il me semble d’ailleurs que Mothé a eu conscience du rôle qu’il était amené à jouer et que s’il en tira avantage, il lui arriva aussi d’en être exaspéré. Le climat eut été quelque peu différent, sûrement, si nous avions eu parmi nous davantage d’ouvriers. Mais il est vrai, Simon touche un autre point : la nature des discussions à l’intérieur du groupe qui, par leur aspect théorique, créait un clivage entre un petit noyau, Castoriadis et moi en particulier, et les autres militants.
l’a.-m. : Mais les deux problèmes sont liés : on a l’impression d1une surenchère ouvriériste d’un coté, et de l’autre, d’une démarche qui ne renvoyait pas au discours que pouvait tenir ouvriers ou employés du groupe. On a l’impression que l’une cherche à masquer l’autre.
C. L. : C’est vrai. Il y a eu une contradiction permanente entre le caractère de la Revue, qui était largement une revue théorique, il faut bien le dire, et la prétention a une propagande, à une action en milieu ouvrier. C’est pourquoi, comme je viens de le dire, la question du journal a été posée très tôt. La revue donnait des remords ; nous avions conscience qu’elle répondait très imparfaitement à l’objectif du groupe. Chacun a affronté la contradiction à sa manière. Mais je crois que dans l’ensemble elle a été largement occultée, comme elle continue de l’être aujourd’hui dans d’autres groupes. On ne voulait pas s’avouer qu’il est impossible d’écrire, en faisant droit à la complication de l’histoire et à tous les détours de pensée qu’elle commande, dans une langue accessible à tous ; on ne voulait pas reconnaître que la revue n’était en fait lisible que par des intellectuels, des étudiants ou des ouvriers qui avaient fait un effort exceptionnel de formation. Remarquez bien que la contradiction est redoutable et que je ne dis nullement qu’elle peut être résolue. Quand on pense que la politique est l’affaire de tous, on ne peut que vouloir écrire pour tous : or voilà que votre discours suit nécessairement une voie qui vous éloigne du plus grand nombre. Je crois simplement qu’il ne faut pas se masquer cette contradiction. Les marxistes parlent à tout bout de champ de la pratique sociale, mais ils sont aveugles à la pratique qui est censée les mettre en rapport avec cette pratique sociale et qui n’est rien moins que transparente, qui implique la ségrégation d’un espace de culture.
Quelques mots à présent sur I.L.O.. En 1958, une fraction se détache donc de S.B., dans des conditions difficiles. Nous formons aussitôt un groupe dont l’intention est de publier dès que possible un bulletin, I.L.O., car nous sommes nous mêmes très sensibles à la conjoncture, nous avons l’impression de nouvelles possibilités d’action. Le premier numéro d’ILO a du être précédé de textes ronéotés car je vois qu’il est daté du début de 1960, et comme nous avons commencé à nous réunir tout de suite après notre départ de S.B.. nous avons vraisemblablement diffusé de courts bulletins ronéotés auparavant. Ensuite, si mes souvenirs sont exacts, il y a eu un second numéro imprimé, substantiel. Il s’agissait donc de diffuser un bulletin de liaison, d’information, qui serait aussi peu programmatique que possible et qui, avant tout, essayerait de donner la parole à des travailleurs et de faciliter la coordination d’expériences d’entreprises, de toutes les expériences qui présentaient une tentative de lutte autonome. Cela ne veut pas dire que ILO se constitua dans le refus de la théorie. En fait, nous avons beaucoup discuté pendant deux ans, et c’est même en raison du tour qu’ont pris ces discussions que le groupe s’est dissous. Simon a alors transformé ILO (Informations et Liaisons Ouvrières) en ICO (Informations et correspondance Ouvrières), que vous connaissez bien. En ce qui me concerne, le départ de S.B. m’avait libéré de toute une série de contraintes.
Pour mieux dire, j’étais comme délivré d’une censure ; je ne parle pas de celle des autres mais de la mienne propre, car, au sein de S.B., je m’interdisais de donner forme à des pensées qui auraient fait apparaître à mes propres yeux ma rupture avec le marxisme et le projet "révolutionnaire" du groupe. Dans les réunions d’ILO, la liberté de discussion était entière. Personne ne se sentait mis en demeure de témoigner de sa foi militante, de formuler des perspectives qui démontrent sa confiance dans l’avenir. Pas de menace d’être accusé par quelqu’un de défaitisme ou d’abandonner la voie du communisme. L’interrogation était de droit. Et nous avions en commun le désir de rompre avec la mythologie bolchévique, dont S.B. était à nos yeux, en dépit de tout ce qu’il avait apporté de neuf, un dernier rejeton.
Cependant nous désirions et ne désirions pas la même chose. Simon avait surtout en tête de savoir et faire savoir "ce qui se passe dans les tôles". Il collectionnait les coupures de journaux concernant des conflits, des grèves, des revendications formulées ici et là, et pas seulement en France, et il cherchait à obtenir des témoignages, des échos. Un autre camarade voulait mettre sur pied une vaste étude sur le fonctionnement du capitalisme moderne : ce qui comptait avant tout pour lui c’était la connaissance de l’entreprise industrielle, de l’évolution technique, des mécanismes de décision, des changements survenus dans la fonction et dans les mentalités des catégories sociales,-ouvriers de différents niveaux, techniciens, ingénieurs. La critique du capitalisme et l’idée de l’autogestion resteraient, pensait-il, des abstractions, tant que ce travail ne serait pas méthodiquement conduit. Ces préoccupations, je les partageais partiellement.
Mon intérêt principal était autre. C’était les principes fondamentaux de l’action révolutionnaire, auxquels j’adhérais depuis 15 ans, que je voulais mettre en question . Et d’abord l’image même de la Révolution. Je découvrais que la critique de la bureaucratie, que j’avais en quelque sorte, appliquée à l’entreprise même de S.B., était restée en chemin. Il ne s’agissait pas seulement de s’attaquer à l’idée d’une Organisation qui ait prétention à la direction du mouvement révolutionnaire, d’affirmer qu’une ou des minorités d’avant-garde devaient agir au sein des organes autonomes des masses, au sein des Conseils Ouvriers et ne pouvaient sans vouloir tirer à soi tout le Pouvoir se cristalliser en Parti.
Le concept de Direction, voulais-je montrer, était lié à celui de Révolution, tel que nous en héritions tous de Marx. La racine de l’illusion, c’était la croyance en un point de rupture radicale entre passé et avenir, en un moment absolu (peu importe qu’on l’étale dans le temps) dans lequel se livre le sens de l’histoire. Cette image coïncidait avec celle d’une société entièrement rapportée à elle-même, dont toutes les activités renverraient simultanément les unes aux autres, se mesureraient à un dénominateur commun. L’idée de révolution, si l’on y tenait si fort, c’est qu’elle était née, s’était développée en étayant la lutte contre l’exploitation et l’oppression - idée d’un renversement complet de l’ordre établi, elle avait servi à mettre à nu la division radicale de classes et la figure du pouvoir d’Etat comme organe d’oppression. En outre, si l’on y tenait si fort, c’est que dans le passé, toute politique, toute théorie qui tendait à diluer l’objectif révolutionnaire dans la représentation d’une accumulation de réformes impliquaient effectivement une dénégation de l’antagonisme social. Sous toutes ses formes, le réformisme supposait que des dysfonctionnements du capitalisme pouvaient être peu à peu éliminés, que les exploités pouvaient conquérir des avantages et des positions de pouvoir, de plus en plus étendues, et que le capitalisme ne saurait survivre à la longue à la poussée progressive du mouvement ouvrier dans son propre sein.
Par delà ce schéma, le réformisme s’était avéré couvrir la formation de bureaucraties politiques et syndicales, qui détenaient des positions de pouvoir et qui, loin de réduire l’opposition dominants-dominé s la démultipliaient, venaient en quelque sorte exercer auprès du prolétariat les fonctions d’encadrement et de régulation que la bourgeoisie ne pouvait directement exercer.
Mais la critique du réformisme, pensais-je, ne devait pas dissimuler que la réduction de la division sociale à celle de deux classes antagonistes, composant pour ainsi dire deux sociétés en une seule, dont l’une, celle des exploités, pouvait détruire l’autre et dissoudre en elle tous les éléments adverses, pour devenir société homogène, cette réduction impliquait une autre dénégation. On pouvait la repérer à partir de ses effets dans l’histoire. Sous le couvert de la révolution, de la dictature du Prolétariat s’était instauré un État qui tendait à une concentration de tous les moyens de production, de pouvoir et de connaissance au service d’une domination et d’une exploitation renforcée. Qu’il ne s’agisse pas là d’un fait accidentel, lié à l’immaturité des conditions révolutionnaires en URSS, il fallait l’affirmer, si l’on comprenait enfin que la représentation marxiste de la société comme espace réellement divisé et destiné à devenir réellement unifié, espace tout visible, tout intelligible (en droit’ "au moins), cette représentation implique un point de vue de pouvoir, - ou à mieux dire, le point de vue du Pouvoir, alors même que celui-ci n’est que virtuel. La prétention à embrasser le cours de l’histoire, à étaler le jeu de ses articulations, en référence à ce point de rupture radical dénommé Révolution, et pareillement (c’est la même) la prétention à une vision globale de la société ici et maintenant, a une vision qui ramasse dans un même champ toutes les oppositions dans leurs déterminations économiques, politiques, juridiques, esthétiques, scientifiques, à la fois pratiques et langagières, qui leur assigne le même statut, cette double prétention fonde le projet de la Direction révolutionnaire, celui du Parti ouvrier qui a vocation à engendrer l’État totalitaire.
Si, à présent, je voulais développer cet argument, je ferais observer que l’idée moderne de l’État a été très tôt associée à celle de son abolition, et qu’il importe au plus haut point d’interroger cette articulation entre l’affirmation et la négation de l’Etat, toutes/liées à l’image d’une société dont on pourrait, en quelque sorte, expliciter l’origine, dire la loi d’engendrement et de constitution.
Mais je reviens à mon point de départ : les questions que je posais à ILO. Rétrospectivement, m’apparaissait le fondement de mon opposition aux objectifs politiques de S.B.. Ma critique du concept d’organisation (comme le support d’une Direction révolutionnaire) procédait d’une critique, demeurée latente, de la notion d’une société accomplie, maîtresse de son développement, cohérente avec elle-même, - je dirais plus précisément : de l’idée que le social comme tel trouverait sa définition dans l’organisé. J’aurais bien pu discuter interminablement avec Castoriadis sur le rôle respectif de la minorité d’avant-garde rassemblée dans un Parti et des organes ouvriers autonomes ; sur le caractère ou non fatal de la bureaucratisation d’un Parti. Nous avions tous les deux partiellement raison ou partiellement tort dans le cadre d’une certaine logique. Il avait raison de dire que l’autonomie n’existe pas pleinement dans les limites d’organes d’ateliers ou d’entreprise, qu’elle doit se réaliser à l’échelle de la société entière, et que ceux qui ont compris cette nécessité sont qualifiés non seulement pour en défendre l’idée mais pour agir par leurs propres moyens afin d’atteindre à cet objectif, que cette action suppose définition d’une ligne, décisions par le vote, discipline, etc... J’avais raison de dire que ce qui comptait, ce n’était pas la pensée de l’autonomie, le programme de l’autonomie, le discours anti-bureaucratique, mais la pratique sociale, les rapports sociaux effectifs qui instituaient dans le Parti qui, des lors qu’il se faisait le détenteur du sens du mouvement révolutionnaire, le propriétaire de l’universel, était nécessairement conduit à subordonner la lutte des organes autonomes à sa propre stratégie, qu’enfin il y avait une invincible tendance du Parti à consolider, à étendre sa position et dans son sein (du fait que l’enjeu était la direction) la même invincible tendance du groupe dominant à aménager, protéger, renforcer sa propre position - cela, quelles que fussent les idées des individus. En réalité c’était le cadre logique qu’il fallait briser, c’était le postulat sous-jacent de la maîtrise du social qu’il fallait récuser. L’aurais-je fait, je me serais aperçu que mon attachement à l’idée d’une société de Conseils n’était pas moins équivoque que celui que je dénonçais avec la critique du Parti révolutionnaire. Car enfin, que voulait dire, que signifie le modèle d’une pyramide des Conseils ? Ne suppose-t-il pas une hiérarchisation des responsabilités, et, admettrait-on que l’information circule de bas en haut comme de haut en bas et que la mobilisation collective soit telle que les volontés d’en bas se frayent un chemin jusqu’au sommet, les fonctions de l’exécutif ne recréent-elles pas sous le couvert de la sélection des compétences, ou à la faveur du pouvoir de la parole et, en dépit du principe de la révocabilité permanente des délégués, les conditions d’une division dominants-dominés ? En bref, c’est la croyance en une solution, en une formule générale d’organisation de la société que je devais dénoncer comme illusoire, en montrant que sur cette illusion s’était édifiée, s’édifiait le pouvoir de la bureaucratie et que rompre avec elle (tenter de rompre, car il s’agit d’une rupture toujours à refaire) était en revanche la condition fondamentale, d’une lutte sur tous les terrains, contre les formes actuelles ou potentielles de domination.
Lutte donc contre les couches qui monopolisent les décisions affectant le sort de la collectivité dans chaque secteur d’activité ; lutte contre l’accaparement des moyens de production et des moyens de connaissances ; lutte qui empêche la pétrification du social sous l’effet d’un pouvoir coercitif, nécessairement porté à s’accroître, à se refermer sur soi, à s’imaginer à l’origine de l’institution du social ; lutte, en ce sens, qui n’a pas à se déterminer en fonction de l’alternative réforme ou révolution, objectif partiel ou global, qui a sa justification interne, du fait que ses effets retentissent à distance du lieu où elle se développe, que son efficacité ponctuelle est en même temps symbolique, c’est-à-dire qu’elle porte atteinte au modèle établi, supposé naturel, des rapports sociaux. Que cette lutte puisse se placer sous le signe de l’autogestion dans les entreprises, j’en restais et en demeure persuadé, - et de même, qu’elle doive viser, selon les conditions historiques, à la création d’organes revendiquant leur autonomie, comités ou conseils. Mais il m’apparaissait que c’était se laisser prendre au piège de l’idéologie que de se représenter son aboutissement dans la réalité et
de ramener le pouvoir auquel on s’oppose à quelque chose réel, limité à un ensemble d’appareils empiriquement déterminables, effectivement destructibles.
A vrai dire, les discussions à l’intérieur de S.B. m’avaient conduit déjà au seuil de cette réflexion. La volonté de Castoriadis (il avait le singulier mérite de tirer les conséquences extrêmes de ses analyses) de dire ce que c’était que le socialisme, d’en définir le contenu, m’avait contraint à me demander pourquoi je jugeais cette ambition insensée. Non, il ne suffisait pas d’en appeler à Marx, qui s’était délibérément refusé à une anticipation, dans laquelle il voyait sans doute une violence faite à sa propre conception de la praxis, une illégitime restauration du pouvoir de la représentation. L’esquisse du contenu du socialisme, fournie par Castoriadis me révélait (non pas parce qu’elle était intrinsèquement défectueuse, le contraire plutôt : parce qu’elle témoignait d’un mode rigoureux de déduction) que concevoir le socialisme - déployer les articulations du concept - c’était s’abimer dans une fiction rationaliste. Fiction déjà de supposer que les hommes pourraient décider "en connaissance de cause" des objectifs généraux de la production, pourvu qu’ils soient mis en mesure d’évaluer (grâce à l’usine du Plan) les coûts comparés des investissements dans tous les secteurs, d’apprécier les conséquences de leurs choix et de hiérarchiser ces choix. Autant dire, en effet, qu’une fois délivré des fausses représentations et des contraintes artificielles qu’engendre le capitalisme, le "désir" se laisse rapporter au réel et se module à l’aide de la règle à calcul. Autant dire encore qu’il serait possible de projeter sur la même échelle tous les biens, tous les services sociaux.Tant qu’on s’en tient à la comparaison des choix qui portent sur la production des automobiles privées et des transports en commun, ou bien des objets de consommation courante et des engins spatiaux, ou bien même sur le niveau de la consommation et la durée ou les normes de travail, la difficulté n’apparait pas aussitôt. Mais en quoi le traitement des données, me demandais-je, permettrait-il de décider en toute connaissance de cause, (je n’évoque pas même ici le problème du mécanisme de la décision) de ce qu’une société peut consacrer à l’éducation, à ses divers secteurs, à la recherche scientifique ou à l’information, alors qu’il s’agit de domaines où la part du quantifiable est réduite, de domaines qui échappent à toute détermination précise, dont on ne sait pas ce qui s’y produit, et ce qui "revient" à la collectivité de ce qu’elle a donné. Et enfin, ce n’est pas la moindre question à poser en regard d’une société qui aurait dépassé le règne de la contrainte économique, quel consensus pourrait soutenir les instances qui ne disons pas même autoriseraient (supposons une liberté d’expression sans restriction de principes) mais rendraient possible matériellement la publication de tel journal plutôt que de tel autre, l’édition de tel livre, la diffusion de telle peinture, telle musique, tel spectacle plutôt que d’autres.
Que couvrait à mes yeux la fiction rationaliste ? Le désir d’une société "communautaire" qui, rapporté à notre société, non seulement hautement différenciée, mais hétérogène, clivée en foyers de socialisation qui commandent des expériences irréductibles les unes aux autres, devient le désir de l’homogénéité : un désir, au reste, qui, j’y ai fait allusion tout à l’heure, commence par se dissimuler qu’il doit s’exprimer dans une langue, au prix d’un travail de pensée, qui l’inscrit à distance du grand nombre, dans le cercle des théoriciens, et le met à l’épreuve d’une certaine incommunicabilité...
Ces réflexions m’ont conduit à réinterroger l’idée de la démocratie : une idée dont nous ne pouvons prendre toute la mesure qu’à, en suivre le développement dans l’histoire, mais que je jugeais essentiel de délivrer de la représentation qu’avait accrédité la pratique de la démocratie bourgeoise contre quoi Marx et Lénine avaient à bon droit fait porter leurs critiques. Problème devenu central pour moi : celui d’une société qui accueille les effets de la division sociale et les effets de l’histoire et qui précisément fait droit à l’hétérogénéité du social. Problème dont l’étude devait me déporter de plus en plus vers une réinterprétation du politique (au sens que les classiques donnaient à ce terme et non dans l’acception moderne de la science politique) et que mon travail sur Machiavel est venu nourrir depuis 1956. Mais je ne vais pas reconstituer mon itinéraire. Je parlais d’ILO, je reviens à cette expérience.
Il n’y a pas eu de véritables conflits entre nous. L’interrogation que je formulais, je la partageais avec quelques-uns, Cependant, Sauvy avait un tour d’esprit trop positif pour s’intéresser à ce genre de questions ; quant à Simon, un mur s’éleva peu à peu entre nous. Difficile de rendre compte de mon impression.
Je croyais dire des choses neuves et audacieuses ; il me semblait que je m’attaquais à un mythe longtemps aveuglant. D’ailleurs cette audace je la vérifiais à observer la réticence de certains camarades jusqu’alors très proches et manifestement décontenancés par ma critique des concepts clés de Marx (nous n’étions sans doute qu’une demi-douzaine à connaître le plaisir de la destruction). Or Simon n’était ni pour ni contre. Il paraissait plutôt s’ennuyer. Le problème de la Révolution, à l’entendre, il ne se l’était jamais posé, pas plus que-ses meilleurs copains, les plus actifs justement, de sa tole. A S.B., Véga me serait tombé dessus le premier : "Si tu abandonnes l’idée de Révolution, cela signifie qu’il n’y a plus rien à faire". D’ailleurs il ne lui en fallait pas tant pour soupçonner quelqu’un de désertion. Mais Simon, lui avait à sa manière un tempérament de militant aussi prononcé, sinon plus que celui de Véga (en tous cas qu’il pouvait mieux satisfaire parce qu’il travaillait dans une grosse entreprise et avait de multiples liaisons ouvrières), Simon trouvait que cela allait de soi, ce que je disais ; du moins, quand je le poussais à parler... Mais pourquoi donc donnait-il le meilleur de son temps à une activité politique ? Le "pourquoi" était de trop. Cette activité était naturelle. Mais enfin ne s’inscrivait-elle pas dans une tradition : l’histoire du mouvement ouvrier, le caractère des luttes, des grands conflits révolutionnaires, l’évolution des syndicats et des partis, tout cela ne comptait-il pas dans le présent ? Était-il possible de ne pas vouloir penser cette histoire ? Noir et Rouge, le groupe anarchiste, ou les communistes de Conseils hollandais, dont Simon se sentait très proche, n’avaient-ils pas toute une conception de la révolution, de la société sans État, etc..? Bien sur, Simon était très averti des idées anarchistes et marxistes, et de l’histoire des luttes sociales, mais tout se passait comme s’il n’y avait là que matière à information. Nos discussions débouchaient sur le silence. Ou bien il faisait observer que nos problèmes n’étaient pas ceux des employés ou ouvriers qu’il cotoyait. L’essentiel était que les gens parlent de leur expérience dans la vie quotidienne. En un sens, il avait pleinement raison. Nous pensions tous qu’il y avait un maléfice de la Théorie détachée de l’expérience, de la quotidienneté, un maléfice de la théorie fabriquée pour les masquer. Mais encore fallait-il qu’il s’agisse effectivement d’expérience et que la quotidienneté ne soit pas pure banalité. Et l’expérience n’est pas brute, elle implique toujours un élément d’interprétation, s’ouvre à la discussion. La parole dans la vie quotidienne est encore une parole qui en réfute tacitement ou explicitement une autre et sollicite une réplique. Cependant pour Simon tout se passait comme si la parole de l’exploité, quel qu’il fut, quoiqu’elle dise, était par essence bonne. Soit, il savait comme chacun de nous que sur la parole de l’exploité pèse de tout son poids le discours dominant, bourgeois ou bureaucratique. Mais cela n’entamait pas sa conviction. En soi, la parole de l’exploité se suffisait. Un gars, disait-il en substance, parle de ce qu’il voit, de ce qu’il sent : il n’y a qu’à l’écouter, ou mieux, c’est ça notre raison d’être, qu’à consigner ses propos dans notre bulletin. Je pense que ce culte de la parole brute se fondait sur la dénégation du dialogue, c’est-à-dire, en fin de compte, sur celle du rapport qu’on entretient avec celui qui parle : rapport dans lequel, bien sûr. Simon, comme chacun, existe pleinement avec son attente, ses intérêts, ses idées. Et, en outre,je voyais bien les conséquences de l’attitude de Simon au sein de notre petit groupe. Tant qu’on formulait des projets de travail, se distribuait des tâches pour la publication du bulletin, tout allait bien. Ou tant qu’on échangeait des informations ou des opinions sur les événements, même s’il y avait divergences de commentaires. Mais dès qu’il y avait une discussion, des arguments qui se succédaient, des oppositions qui se manifestaient, Simon, je le crois, avait l’impression qu’une insupportable violence était faite au libre cours de la parole : comme si s’établissait soudain un rapport de domination. Sans doute, faut-il, pour comprendre cette attitude revenir sur un point déjà abordé : la suspicion de Simon à l’égard, non pas tant des intellectuels, que de ce que faute d’un meilleur terme j’appellerai "la parole savante". Simon manifestait sa méfiance au plus haut degré tantôt vis à vis des autres (par exemple contre moi et sans d’ailleurs, je crois, que cela affectât notre amitié), tantôt retournée contre lui-même, quand il redoutait de savoir ce que l’autre ne savait pas. Je ne juge pas légèrement cette suspicion, car elle est pour une part légitime. Il est vrai qu’il y a un pouvoir de la parole qui tend à faire d’elle une parole de pouvoir. Mais reste que le problème ne peut pas être résolu par le silence - ou cette forme de silence qui consiste à se soustraire, soi, au dialogue pour ne plus rien faire d’autre qu’écouter, ou bien à choisir des partenaires qui ne disent rien de plus que ce que l’on souhaite entendre. Ce n’est pas parce que l’on a pu observer les ravages que fait l’éloquence du théoricien auprès de ceux qui se laissent subjuguer sans comprendre, qu’on doit refuser toute relation qui témoigne d’une asymétrie entre les positions des interlocuteurs et tenir pour un signe d’aggression l’usage de certains concepts, ou plus généralement d’un discours, d’un mode d’interrogation, dont la signification n’est pas immédiatement donnée. La communication, personne n’en peut fournir la juste formule. Elle est dénaturée quand on utilise ses connaissances ou sa rhétorique comme une arme pour forcer l’adhésion de l’autre, mais elle l’est aussi, quand on croît pouvoir décider à l’avance de ce qui passe et de ce qui ne passe pas de l’un à l’autre. Du communicable on est jamais sûr, mais non plus de l’incommunicable.
Et si l’on prétend connaître les bornes de la communication, c’est alors, parfois, qu’on les crée, que l’incommunicabilité s’établit. Pour ma part, je sais qu’à ILO même et en d’autres occasions j’ai établi un dialogue véritable, durable, avec des camarades qui ne parlaient le même langage que moi, mais qui s’abandonnaient, comme je le faisais moi-même, à l’inconnu, à l’indéterminé de la relation.
l’a.-m. : Ce mécanisme de défense ramène à la question de tout à l’heure : en fait, on a l’impression que c’est contre l’ouvriérisme que peut se constituer ce type de mécanisme, dans la mesure où ce sont les intellectuels qui parlent à la place de la classe ouvrière, celle-ci répond en quelque sorte : on s’en fout, et elle dit ce que les intellectuels, comme vous, ont pu formuler ensuite comme critique du savoir, comme critique de l’idée de révolution. N’est-ce pas une interprétation des événements ?
C. L. : Mécanisme de défense contre l’ouvriérisme des intellectuels (explicite ou non), vous avez sans doute raison. Mais de là à conclure que la classe ouvrière fait à sa manière la critique du savoir et de l’idée de révolution, non. D’abord, il ne s’agit pas de la classe ouvrière, mais d’éléments engagés dans une action politique. Ensuite je ne suis pas du tout convaincu que Simon, en dépit de ce qu’il disait parfois, n’avait pas une représentation, somme toute très déterminée, d’une bonne société qui serait la République des Conseils.
l’a.-m. : A propos de la question de l’homogénéisation dont vous parliez tout à l’heure ; ne vous semble-t-il pas que le privilège accordé au point de vue économique soit le fait précisément d’une homogénéisation, celle produite par les échanges et les prix.
C. L. ; Il ne s’agit pas tant pour Marx, comme vous le savez, de l’échange et des prix (quoiqu’il ait dit que l’institution d’un échange universel est autant la condition historique que le résultat du mode de production capitaliste) ; c’est, observe-t-il, du fait de la formation de la force de travail, rendue elle-même possible par la séparation des travailleurs de production, que toutes les marchandises peuvent être réduites à la même mesure et que tous les produits sociaux se convertissent en marchandises. Inutile d’entrer dans le détail de l’argument de Marx. Ce qui est exact c’est qu’avec le capitalisme sont posées, pour lui, les conditions d’une homogénéité du champ social, du fait que tous les produits sociaux sont produits du même travail, et que cette homogénéité doit devenir effective une fois qu’aura cessé l’appropriation privée des moyens de production. Or je pense aussi qu’une tel le conclusion est étroitement fondée sur l’analyse économique.
l’a.-m. : N’est-il pas possible de conserver l’idée d’une société homogène, tout en s’affranchissant du point économique ?
C. L. : Si je ne me trompe, vous pensez à l’entreprise de Castoriadis . A la fin de l’entretien que vous avez eu avec lui, et alors qu’il a fait une critique tout à fait remarquable des illusions "économistes" que charrie l’oeuvre de Marx, alors qu’il a montré que la société travaillent la société à tous les niveaux, et ne sont pas réductibles à celui qui se développe dans le procès de production, il en vient à affirmer l’idée d’un bouleversement qui rendrait possible une "auto-institution permanente et explicite de la société". Cette formule me parait réintroduire le mythe (hérité de Marx) d’une société qui pourrait maîtriser son propre développement, et d’abord communiquer avec elle-même en toutes ses parties, se voir en quelque sorte. Société effervescente, dont le cours échappe par principe au contrôle d’un Pouvoir : c’est, je crois, sa pensée. Mais comment dire "auto-institution permanent et explicite", si l’on ne commence par viser une société une, même, et si l’on ne se donne pas la référence d’un Savoir totalisant. J’ai déjà suggéré que cette référence en impliquait nécessairement une autre, celle du Pouvoir totalisant. Je crois que l’expérience du totalitarisme que l’image du : Peuple - Un est liée à celle d’un Autre détaché qui détient le savoir de l’Un, c’est-à-dire la toute puissance. "Auto-institution me semble l’un de ces concepts-limites destinés à se renverser dans leurs contradictoires. Sous le signe d’une activité permanente qui n’a affaire qu’à elle-même, on imagine une société toute rassemblée, sans dehors. Or cette vision témoigne d’une fantastique extériorité, qui, dans la réalité effective, vient s’imprimer au lieu du pouvoir absolu.
l’a.-m. : On ne voit pas comment cela peut marcher. Si l’interrogation est permanente y-a-t-il encore action possible. N’y a-t-il pas blocage ?
C. L. : Sans doute, si l’on prend, la formule au pied de la lettre.
Or le principe d’une action collectivement réglée, disciplinée, dans le cadre d’une organisation, me semble, simultanément, soulignée avec autant de vigueur qu’autrefois par Castoriadis. Mais ce, que je préfère relever, c’est que la pensée de l’auto-institution participe de l’illusion la plus profonde des sociétés modernes ; je veux dire de ces sociétés dans lesquelles se trouve peu à peu dissous (comme l’observait Marx) les rapports de l’homme à la terre, et les rapports de dépendance personnelle, de ces sociétés dans lesquelles il n’y a plus possibilité d’inscrire l’ordre humain, les hiérarchies établies, dans un ordre naturel ou surnaturel à mieux dire dans les deux à la fois, car les équilibres ou les déséquilibres visibles renvoyaient toujours à un ordre invisible). Tandis que pendant des millénaires, les sociétés se sont représentées leur institution depuis un lieu autre, n’ont accueilli le nouveau (qu’il s’agisse des effets de l’invention technique, des effets des migrations et des guerres ou des conflits modifiants les règles de l’échange, de la parenté ou de la dépendance) qu’en l’inscrivant dans un discours mythique ou religieux qui en désamorçait la menace, le faisait apparaître comme signe d’un déjà nommé, les sociétés modernes sont occupées (et je ne pense évidemment pas seulement à l’ouvrage des théoriciens, mais au discours impliqué dans la pratique sociale) à chercher en elles-mêmes le fondement de leur institution. Et l’avènement de l’État moderne, conquérant sa légitimité à distance de la sphère du religieux, en raison de sa capacité à rapporter l’espace fini d’un territoire à un centre qui lui assigne son unité symbolique, à subordonner tous les rapports sociaux à l’assujettissement à ce centre et simultanément à se faire l’ultime garant de la loi qui les régit, et l’essor de la démocratie, qui fournit le modèle achevé d’une société censée engendrer le Pouvoir qui dans le même moment est censé lui conférer sa cohésion, la soustraire au risque de son annulation, et l’aventure du communisme et du fascisme, surgie de l’épreuve intolérable des divisions quasi apparaissant comme divisions réelles, figurant la menace d’un morcellement du corps social, nous donnent les repères d’un processus au cours duquel tente vainement de s’affirmer l’idée d’un auto-engendrement du social, d’une institution du social qui rendrait raison dans son mouvement même de son propre principe. Cette représentation, comme j’ai tenté de le montrer ailleurs, est au coeur de l’idéologie, d’un discours qui, en dépit de ses métamorphoses, tend toujours à la pleine affirmation et à la clôture de l’espace social. Il n’est pas moins impossible, devrions-nous convenir à présent, instruits par l’expérience limite du totalitarisme, de figurer un point d’accomplissement du social, où les rapports seraient tout visibles, tout dicibles, tout maniables, que de matérialiser la transcendance, de projeter dans l’invisible l’origine et le sens.
l’a.-m. : En conclusion de la critique de l’interprétation de votre dans votre livre sur Machiavel, vous dites : "Que cet irrationnel vienne remplir, au service de la maîtrise imaginaire de l’interprétation, une fonction analogue à celle que nous repérons ailleurs, dans la fiction d’un rationnel positif, voilà qui fait entrevoir, par delà les constructions singulières des commentateurs et la nécessité qui gouverne à chaque fois leur contradiction, un foyer de l’illusion."
Cela est-il dit seulement parce que Ritter renvoie à une essence de l’homme et/que son irrationnel n’est qu’apparence, mystification ? Où est-ce qu’au contraire, fondamentalement il ne peut pas y avoir d’irrationnel en politique ?
C. L. ; Les deux formules se rejoignent. En bref, Ritter affirme qu’il y a une démonie de la puissance : le rapport social ouvre sur un abîme. Il réifie l’irrationnel. Je tente de montrer qu’il y a bien bien chez Machiavel la pensée de cet abîme, d’une division radicale de la société, mais qu’il est impossible de faire pont, si l’on peut dire sur cet abîme.
l’a.-m. : Ce que vous reprochez à Ritter c’est de l’avoir figé.
C. L. : Sous le signe de la Négativité, comme sous le signe de la Positivité, on bannit l’interrogation. Il m’importait de mettre en évidence une démarche qui parait renverser l’interprétation traditionnelle et en répète en définitive le schéma, par le traitement qu’elle fait subir à l’oeuvre : sélection arbitraire des énoncés, mise en ordre du discours au profit d’une Thèse, extériorité de l’interprétant qui s’est soustrait à l’indétermination du dialogue.
l’a.-m. : Revenons à la division que tous soulignez entre le politique , l’économique, le juridique, l’esthétique etc..., que pensez-vous de la question que pose Clastres sur l’État ? Pour lui apparemment, il y a un événement décisif marqué par l’institution de l’État, un clivage entre les sociétés primitives et les sociétés dominées par un État, : qu’en pensez-vous ?
C. L. : Clastres jette une lumière nouvelle sur les sociétés dites primitives ; il est de ceux qui révèlent l’ethnologie en mettant en évidence la dimension politique du social. Autrefois, j’avais posé un problème,quelque peu analogue au sien, dans un article intitulé : Sociétés sans histoire et historicité. Certes, à partir de données incomparablement moins riches, et de façon plus hasardeuse. C’est l’histoire qui m’importait (non pas bien sûr comme synonyme de changement social, mais en tant que développement cumulatif, impliquant pour une société la thématisation de son passé, l’aménagement de son ordre présent, en fonction de la représentation de ce passé, l’ouverture à un avenir indéterminé, qui assigne à l’action des tâches, la fait apparaître comme créatrice, tournée vers des oeuvres, quelque soit leur nature).
Je tentais de montrer que l’absence d’une histoire, prise en ce sens, ne nous renvoyait pas à un simple fait, explicable par-exemple en raison de la faiblesse du développement technique, mais que des sociétés s’aménageaient en fonction du refus de l’historique, du désir de conjurer la menace du nouveau. C’est à leur conservation qu’elles travaillaient, à la répétition de leur modèle, et cela délibérément, à la faveur d’artifices qui annulaient ou prévenaient les effets du changement. Clastres dit, pour sa part, que les sociétés primitives se défendent contre le danger de voir le Pouvoir s’échapper, se détacher et se retourner contre le groupe : il dit que ces sociétés ne manquent pas d’un État, qu’il est faux de croire qu’elles ne sont pas parvenues au stade où son efficacité se fait reconnaitre, mais qu’elles le refusent. Son interprétation me parait féconde et il a pleinement raison de pointer le moment de l’avènement de l’État. Toutefois plusieurs questions sont à poser. En premier lieu, ne convient-il pas d’associer la création d’un État à la formation d’oppositions dans la société, à l’établissement de nouvelles hiérarchies en compétition avec les réseaux traditionnels de dépendance qui ne permettent plus au groupe d’exercer le contrôle social sur ses membres ? Ne convient-il pas de l’associer à un bouleversement des représentations mythiques qui ne fournissent plus la garantie de la légitimité des rapports sociaux. Je ne peux développer cette question, pas plus que les autres, mais je voudrais souligner au passage que la non division du pouvoir et du groupe, que Clastres met en évidence, va de pair avec une fantastique division (à laquelle j’ai déjà fait illusion) entre les vivants et les Autres (ancêtres, héros, esprits, dieux) : observation qui, me semble-t-il, suffirait à nous préserver de l’illusion qu’une société sans État puisse coïncider avec elle-même.
En second lieu, ne conviendrait-il pas d’être attentif aux différences entre États dits despotiques ? N’y a-t-il pas danger à les traiter comme variantes d’un même modèle ? Cette illusion ne tient-elle pas à ce qu’on ne veut retenir de l’État que sa fonction de coercition ? A s’en délivrer on verrait que l’État, en tant qu’organe devenu nécessaire à l’équilibre des échanges entre le monde visible et le monde invisible, se transforme en raison du caractère de son insertion dans l’un et l’autre monde et en raison, je dirai trop brièvement, de la représentation de son inscription au registre de l’institué ou de son rôle instituant. D’une façon générale, je ne crois pas qu’on puisse isoler le phénomène de l’État sans interroger l’articulation du Pouvoir avec la Loi et le "réel".
En troisième lieu, il me parait tout aussi important de pointer le moment de la création de l’État moderne (tel qu’il surgit en Europe à la fin du Moyen-Age) que celui de l’État en général. L’État moderne, il ne faut pas se lasser d’y insister, n’est pas un État despotique. Le paradoxe est qu’il s’érige au principe de l’institution du social et que, simultanément, son pouvoir est circonscrit. Il tend à une prise en charge du détail de la vie sociale, comme jamais ne l’a fait un État despotique, sous la férule duquel se maintient inchangé l’ordre des communautés traditionnelles et, dans le même temps, il apparaît dans la société, matérialisé dans des institutions, tandis que le lieu du politique se détermine, se délimite à distance du lieu du religieux, du juridique, de l’économique, du pédagogique, de l’esthétique... Certes , le pouvoir de l’État moderne se diffuse dans la diversité des institutions, mais il se modifie à l’épreuve des contraintes spécifiques à chaque secteur d’activité et de socialisation. Quant l’État totalitaire, on ne peut en comprendre la formation qu’en le rapportant à l’histoire de l’Europe. Il n’est pas davantage un État despotique que l’État démocratique : il cherche son fondement dans la société qu’il tend à investir entièrement, à rendre homogène à sa propre organisation. Son rôle suppose qu’il n’y a plus d’arrière-monde.
Autant il me parait donc important de réexaminer le problème de l’État, occulté par le marxisme mais aussi par les pseudo sciences sociales, autant je perçois le danger de nouvelles simplifications qui feraient méconnaître la spécificité de l’État moderne.
l’a.-m. : Qu’est-ce que c’était, le Club Saint Just ?
C. L. : C’était un cercle créé par un de mes amis, un médecin, franc-maçon. Le premier noyau était composé d’éléments de sa loge. La première fois qu’il organisa une réunion publique ce fut à propos de la révolte du contingent pendant la guerre d’Algérie. Il m’a demandé d’y participer. Il avait alors rassemblé beaucoup de monde ; son idée était de faire une étude de cette révolte et même de publier un petit livre qui comporterait des témoignages et des analyses politiques. Le livre n’est jamais sorti, mais après le succès de cette réunion, il m’a convaincu de l’existence d’un public sensible à la critique de la bureaucratie, dont des maçons, qui, m’affirma-t-il, se trouvaient dans cette institution sans être nullement prisonniers de son idéologie. Il y avait apparemment en effet une très forte demande de discussion théorique ; les débuts du gaullisme favorisaient les regroupements. Le cercle s’est mis à fonctionner régulièrement ; j’ai amené certains de mes camarades qui avaient été à ILO ; puis, un peu plus tard, j’ai invité Castoriadis que je ne voyais plus depuis la brouille de 1958 et qui participa activement à cette entreprise. Je proposais de centrer les débats autour du thème de la démocratie, ce qui fut accepté, Il y eut une ou deux discussions publiques sur la démocratie dans la Grèce ancienne, auxquelles ont participé Vernant, Vidal-Naquet, Chatelet, d’ailleurs très intéressantes ; il y eut aussi une discussion sur la Révolution Française ; une autre sur la Yougoslavie. Nous avons abordé bien d’autres problèmes ; l’auto-gestion, la fonction de l’information, etc. Le public était assez nombreux et dans sa majorité passif. Il y avait une composante mondaine assez déplaisante.
Des gens qui se pensaient de gauche venaient là comme au spectacle. Finalement, les éléments actifs c’était ceux qui avaient milité à ILO, à SB et quelques autres, anciens communistes ou anciens socialistes trotslcysants.
l’a.-m. : Simon parlait du Cercle dans son interview en accusant les gens qui y allaient d’être plus ou moins dans les antichambres du pouvoir.
C.B. : Je n’en ai jamais rencontré.
l’a.-m. : Il disait qu’il y avait un groupe d’intellectuels de SB qui s’étaient retrouvés par la suite en formant le Club Saint Just.
C. L. ; C’est un jugement polémique sans intérêt. Simon oublie qu’il y avait à SB et à ILO des camarades, dont un avec qui j’étais très lié, tout aussi prolétaires que lui, qui ont activement participé au Cercle Saint Just.
l’a.-m. : C’était l’époque des clubs et des cercles de gauche ; est-ce que ce n’était pas une sorte de club Jean Moulin ?
C. L. : Justement pas. Le public actif du cercle Saint-Just
n’était pas celui de Jean Moulin. Il ne s’intéressait pas au projet d’une réforme de l’État ; le cercle Saint-Just, j’en réponds, n’a jamais eu d’autres objectifs que d’interroger les fondements d’une action politique.
l’a.-m. : Est-ce que vous rediriez ce que vous disiez dans La Brèche ?
C. L. : Oui, je n’ai pas relu le texte récemment, mais je suis sûr que je le réécrirais dans des circonstances analogues. Ce qui m’a frappé en 1968, c’est que les organisations (y compris les groupuscules) ont été complètement dépassées, qu’elles n’ont pas pu s’y retrouver. En fait, mai 1968 a été, en dépit d’un certain délire verbal, un moment extraordinaire de créativité collective, au cours duquel ont été remises en question toutes les hiérarchies. La critique s’est exercée dans les secteurs les plus divers de la société, sans programme, sans dirigeants. Les quelques fois notamment ou je suis allé au "22 mars", j’ai eu l’impression qu’il y avait eu un chemin considérable parcouru depuis mon époque. Nous n’aurions pas su trouver, mes camarades et moi, ce style d’action parce que nous étions étroitement prisonnier d’une certaine idée du militantisme : trop soucieux de faire reconnaître nos idées, d’élargir notre zone d’influence, de ’’capitaliser", selon la formule significative... et aussi de replacer l’événement dans un contexte général.
En outre, il m’est apparu que pour la première fois des gens pouvaient lutter sans être hantés par l’idée d’abattre le pouvoir. Certes, il n’était pas question de le réformer. Simplement, ce qui comptait c’était de briser les cloisons qui isolent et les groupes, de faire circuler la parole ordinairement étouffée, d’occuper les espaces, ordinairement interdits, de faire lever la revendication sociale. Les organes du pouvoir n’ont pas été attaqués de front ; leur efficacité s’est trouvée désamorcée un moment, parce que ceux qui ordinairement se soumettent les privaient de leur adhésion. Et ce qui m’a encore paru remarquable, c’est l’improvisation dans la lutte, je veux dire la liberté d’agir ici et maintenant sans se laisser paralyser par les idées traditionnelles de la généralisation des luttes, de la coordination dés groupes, de la hiérarchisation des objectifs. Bien sûr un tel mouvement a des limites. Mais enfin la vraie limite personne ne peut en décider : si la majorité de la population - j’entends celle dont on croirait qu’elle devrait se mobiliser - refuse de le faire au-delà d’un certain degré du conflit, que peut-on dire de plus ? Castoriadis a pensé, il le pense toujours manifestement, que le vice du mouvement fut son irresponsabilité. Je ne suis pas de cet avis. C’est à la faveur de cette irresponsabilité qu’il a pu se développer et mettre toute la société en effervescence. Mais n’allez pas conclure pour autant que j’avalise tous les aspects du mouvement. Chacun a été témoin d’actions et de discours aberrant.
l’a.-m. : La position de Castoriadis apparaissait dans la première version du titre de son article : réfléchir, agir, s’organiser...
C. L. ; Il n’était pas à la discrétion des étudiants de pouvoir transformer la société. Le fait est qu’ils ont par des actions exemplaires, alors qu’on ne s’y attendait pas, alors que les fameuses circonstances objectives n’étaient pas, me semble-t-il, déterminantes pour le provoquer, déchaîné un mouvement de grève qui reste très important même s’il a été récupéré par les bureaucratie syndicale et politique. Pour reprendre l’image de notre petit livre : une brèche a été ouverte. Je crois qu’elle reste dans la mémoire de tous : des comportements se sont modifiés ; un style anti-autoritaire s’est fait reconnaître. Impossible de mesurer plus précisément les conséquences de mai.
l’a.-m. : Vous parlez dans La Brèche du "conflit fondamental qui a affleuré en mai 1968" et d’autre part de "l’efficacité symbolique de certaines actions dans l’ordre social", est-ce que vous pourriez, développer ces deux points ?
C. L. : Conflit fondamental ? La formule n’est peut-être pas heureuse ; elle rappelle trop la problématique marxiste et laisse supposer que je déplacerais seulement ses termes. Or ce que je voulais dire, justement, en rupture avec la conception marxiste conventionnelle du conflit, c’est que le mouvement de mai ne se laisse pas ramener à une lutte dite politique ou dite économique, à une lutte pour faire aboutir certaines revendications définies, adressées à ceux qui apparaissent comme les détenteurs de la propriété ou du contrôle des moyens de production, ou même pour détruire le régime de la propriété. La contestation, certes diffuse, portait contre tous les appareils, ceux qui font l’armature du Pouvoir actuel comme ceux qui forment celle d’un pouvoir virtuel, appareils politiques et syndicaux à prétention révolutionnaires. Et elle portait contre un type d’organisation industrielle, au sens le plus large, qui, sous le couvert de la rationalisation du travail ruine pour la masse des exécutants toute chance d’initiative individuelle ou collective, d’information, de communication, - et cela quel que soit le régime de la propriété. Je viens de dire "organisation industrielle"..., l’expression est encore équivoque. Le modèle de l’organisation qui s’est imposé dans le cadre de l’industrie s’est diffusé dans la société entière. Dans le secteur médical, dans le secteur judiciaire, dans le secteur de l’information (presse parlée et écrite), dans celui de la science, dans celui de l’Université, dans des domaines qui n’étaient pas institutionnalisés : culture, loisirs etc... Les professions autrefois artisanales se sont, vues soumises à une division du travail qui ne cesse d’engendrer le cloisonnement des individus, le dépérissement de la responsabilité et la multiplication des rapports de subordination au nom d’impératifs organisationnels. Processus qui s’est accéléré depuis quelques décennies en France, mais qui s’était développé beaucoup plus tôt aux États-Unis et que des sociologues américains ont fort bien mis en évidence, notamment White dans l’Homme de l’Organisation. Or le fait remarquable est qu’en mai, un même type de contestation s’est exercée dans des institutions qui paraissaient encore de caractère fort différent : l’hôpital, l’école et l’université, le laboratoire scientifique, la télévision,etc... jusque dans l’Église, - rendant ainsi manifeste la convergence d’évolutions particulières en direction d’un système de domination bureaucratique que, pour une part, masque mais aussi, il faut le reconnaître, empêche effectivement de se boucler, la démocratie bourgeoise (laquelle implique, je le répète, la légitimité de la différenciation des secteurs d’activité et de leurs normes). Dans ce système de domination se trouvent imbriqués les moyens de production, les moyens de pouvoir et les moyens de connaissance. Et le mécanisme de l’exploitation et l’exercice du pouvoir et la nature même du savoir s’en trouvent modifiés. Mais, simultanément émerge une résistance des dominés qui ne s’expriment plus seulement en termes économiques ou politiques, au sens conventionnel, qui ne visent plus un adversaire déterminé, le pouvoir bourgeois, le patronat, mais des adversaires partout présents et partout masqués, en ce sens qu’ils sont les représentants d’un mode d’exploitation, de pouvoir, de connaissance, socialisé, bureaucratique. C’est en ce sens que le mouvement de mai a fait affleurrer le conflit fondamental. Encore un mot : on a dit que ce qui était contesté sous toutes ses formes c’était l’autorité. En un sens c’est vrai. Mais le phénomène était plus complexe. L’autorité était contestée dans une société où elle tendait justement à s’effacer derrière la rationalité de l’organisation. De sorte, qu’il vaudrait mieux dire quelle était mise en demeure de se nommer. Et il me semble qu’elle fut impuissante à décliner ses titres, sinon en puisant dans l’arsenal de valeurs bourgeoises qui ne soutenaient plus en fait l’ordre social. Je remarquerais au passage qu’on a souligné abondamment et à bon droit les traits archaïques du mouvement de mai (son coté quarante-huitard) mais qu’on aurait pu remarquer avec fruit le caractère non moins archaïque de la réponse qui lui a été apportée (de Pompidou à Séguy).
Sur l’efficacité symbolique de certaines actions, je ne crois pas qu’il soit nécessaire de m’étendre. Je voulais dire qu’ en mai, des actions dont l’objectif en soi-même pouvait paraître dérisoire ( et la première de toutes, celle de Cohn-Bendit et de ses camarades à Nanterre) pouvaient parce qu’elles mettaient en cause la légitimité d’une institution, d’une hiérarchie, témoignaient en un lieu précis, par exemple l’Université, d’une transgression de l’ordre social, avoir des effets à distance, provoquer la contestation, dans un autre lieu, par exemple l’entreprise, sans qu’il y ait aucune relation dans le réel entre un foyer et un autre.
l’a.-m. : Est-ce que votre position est analogue à celle d’Horkheimer, notamment dans la Préface à Théorie traditionnelle et théorie critique où il écrit : " Je pense devoir servir la vérité en disant qu’en dépit de toutes ses tares, notre douteuse démocratie est encore préférable à la dictature dont un bouleversement ne manquerait pas à l’heure actuelle de provoquer l’instauration."
(page 11, nous soulignons)
C. L. : Je suis d’accord sur le début de la phrase :" notre douteuse démocratie est encore préférable..." mais la fin est équivoque. S’il faut comprendre que nous devons redouter tout bouleversement de l’ordre établi, parce que sa conclusion serait nécessairement funeste, je ne le suis plus. Mon analyse de mai 1968 devrait vous en persuader. A mes yeux, c’est l’absence de lutte qui risque de faire que l’ordre se pétrifie et que sous une forme ou sous une autre le processus de bureaucratisation débouche sur un régime totalitaire.
l’a.-m. : Y a-t-il une issue possible à l’opposition entre le
bordel endémique dans la société, et la volonté de rationalisation du pouvoir ou des contre-pouvoirs ? Y a-t-il une "logique" de la politique ?
C. L. : On ne peut répondre à une telle question car ce serait laisser croire qu’on détient un savoir sur le possible et l’impossible dont en fait nul ne dispose. Dénoncer le bordel, tenter d’agir, quand cela est possible, pour que ceux qui en sont les victimes découvrent leur pouvoir de transformer des conditions qu’ils croient fatales, oui... Quant à la question : y a-t-il une logique de la politique ? c’est par excellence celle que je me posé.’ Elle a guidé tout mon travail sur Machiavel, comme mes essais sur la démocratie, le totalitarisme, les transformations de l’idéologie moderne. Vous n’attendez tout de même pas que je réponde par un oui ou un non.
l’a.-m. : On ne peut détenir ni savoir ni pouvoir sur ce qui débouche de ce qu’on fait.
C. L. : En effet. Je crois que les conséquences de nos actions nous échappent. Ce n’est peut-être pas exaltant ; mais vous publiez l’anti-mythes, vous savez peut-être si ça se vend, ou si ça ne se vend pas, mais que savez-vous de ce qu’on en lit, de ce qui chemine dans la tête des autres. Pourtant, vous continuez. Il est vrai, parfois, des signes vous confirment que vous ne travaillez pas dans le désert. Mai 1968, pour moi, justement : rencontre avec des inconnus qui connaissaient fort bien S.B.
l’a.-m. : Dans quel sens établissez-vous une sorte d’analogie entre l’ouvrage de la politique et l’oeuvre de pensée ? ..."c’est la même nécessité qui nous porte à lire l’absence d’une garantie extrinsèque dans l’ouvrage de la politique et dans l’ouvrage de la pensée. Et c’est une même nécessité qui nous fait découvrir l’énigme de l’instauration et de la division, le fondement interne à l’entreprise, dans la société et dans l’oeuvre." (Le travail de l’oeuvre, p. 734)
C.L. : Ce que je voulais dire c’est que dans l’interprétation
de l’oeuvre, il ne peut pas y avoir de position qu’on puisse occuper dans l’extériorité par rapport à l’autre ; d’une certaine maniéré, il faut accepter de ne pas savoir où l’on est, de ne pas savoir où il est, de ne pas connaître la distance pour que de la division qui se fait entre l’oeuvre et le lecteur la pensée s’engendre. Alors, on vient vous dire : mais quel est votre critère de vérité ? Qu’est ce qui vous permet d’affirmer que c’est vous qui lisez justement Machiavel et non pas, par exemple, Léo Strauss ? Telle a été d’ailleurs à ma soutenance de thèse la première question que m’a posé Raymond Aron. Je réponds qu’il n’y a pas de fondement extrinsèque à la relation du lecteur avec l’oeuvre. Ce serait ériger subrepticement un tiers qui n’aurait de légitimité que par moi. Je dis la vérité de Machiavel parce qu’il me met dans la nécessité de dire ce que je dis. Quant, à celui qui lit mon propre livre, il est dans la même position que moi lisant Machiavel. Et si je ne donne pas à penser à ce lecteur, à quelque lecteur, mon livre n’aura rien été. Mais j’observe que l’interprète se défend le plus souvent contre ce risque. Il fuit l’indétermination qui est l’épreuve de la lecture. Il se donne en sous-main un réfèrent : l’histoire des idées, l’histoire sociale, l’essence de la politique, un système de valeurs, peu importe, grâce à quoi, il peut assigner Machiavel à une position. Et du même coup lui-même s’arroge le pouvoir : il fait régner l’ordre, il extrait de l’oeuvre ce qui est conforme à sa thèse, élimine le reste, distribue à sa guise les énoncés pour rendre manifeste la cohérence ou les contradictions.
J’ai donc dit que la question de l’interprétation impliquait déjà la question du politique. En découvrant l’illusion du point de vue de survol, qui donne à l’interprète son pouvoir, je suis amené à comprendre ce que dit Machiavel du point de vue du Prince qui, aveuglé par sa position de pouvoir, se dissimule que celle-ci s’engendre dans la division du social, qu’il est pris lui-même dans cette division.
l’a.-m. : Mais le problème c’est qu’il y a un lecteur de l’oeuvre et qu’il n’y a pas de lecteur de l’histoire : l’analogie ne fonctionne pas jusqu’au bout, il n’y a pas la même ouverture que celle de l’oeuvre par le lecteur.
C. L. : Vous avez tout à fait raison. Mais je ne pense pas non plus que la lecteur ou l’interprète soit un prince. Je disais seulement que, à l’épreuve du savoir de l’oeuvre, il est tenté d’occuper une position qui est un équivalent de celle du Pouvoir s’élevant au dessus de la société. Et, de même que le Prince à l’épreuve du pouvoir qu’il est venu à exercer, est tenté d’objectiver l’espace social et, en quelque sorte, de le savoir, de le lire, comme si sa position ne s’engendrait pas a partir de lui. Dans les deux "figures" il y a un terme de la division qui se rapporte à lui-même, qui se détache fantastiquement et se projette dans une extériorité imaginaire.
l’a.-m. : Comment interpréter le recours à des concepts élaborés dans le cadre de la psychanalyse ou marqués par l’usage qu’elle en a fait (imaginaire, symbolique, inconscient social...) et leur utilisation privilégiée pour un développement de la réflexion sur le politique ?
C. L. : Il est vrai, j’emploie certains concepts - je ne suis d’ailleurs pas le seul - qui ont acquis leur signification première dans le champ de la psychanalyse. Vous pourriez même observer davantage : qu’il s’agisse de la critique du mythe de la révolution, du mythe de la "bonne société", de celle de la dénégation du pouvoir, de l’idée de division sociale comme division originaire et donc de la permanence du conflit, de l’idée que ces sociétés s’ordonnent en fonction de l’exigence et de l’impossibilité de penser leurs origines, ou encore de l’idée que le discours qu’une société tient sur elle-même est constitutif de son institution, ou de la relation que je tente d’établir entre les figures du savoir et du pouvoir, l’empreinte de Freud est sensible.
Mais il n’y a pas lieu de s’en étonner. Ce serait une erreur ou une falsification de déporter des schémas d’explication d’un domaine, où ils sont vérifiables en fonction d’une pratique déterminée : la cure, dans un domaine où ils ne sauraient l’être et ne pourraient servir que de couvertures à de simples "opinions". A vrai dire nous sommes tous témoins d’opérations de ce genre.
Pour n’en donner qu’un exemple, accablant ou comique, selon l’humeur : l’explication de mai 1968 par la déficience de l’image paternelle. En ce qui me concerne, ça n’a jamais été des schémas d’explication que j’ai voulu tirer de la psychanalyse. J’ai même fait la critique explicite de ce procédé. Dans un travail consacré à l’ouvrage d’un psychanalyste américain, Kardiner, venu à "l’anthropologie culturelle" (il s’agit de l’introduction à L’homme dans sa société), je me suis justement employé à montrer que c’était à la faveur d’une simplification, davantage, d’une perversion du freudisme (en bref de sa réduction à une variante du behaviourisme) que l’on prétendait rendre compte de la cohésion de certains systèmes sociaux et de leurs différences ; et, qu’en revanche, si l’on faisait vraiment droit à l’exigence théorique de Freud, on devait admettre qu’il était impossible de rabattre l’explication d’un champ sur un autre, impossible d’occuper la position du sujet de connaissance, déliée de l’objet. Entre l’interprétation psychanalytique et l’interprétation sociologique, il n’y a pas de recouvrement possible ; pas plus, remarquez-le bien, nous venons d’évoquer le problème, qu’entre cette espèce singulière d’interprétation qui sous-tend la conduite de l’acteur politique - le Prince - et l’interprétation-lecture d’une oeuvre de pensée. Reconnaissons qu’il n’y a pas encore de tels recouvrements entre l’interprétation du discours d’un patient par l’analyste et et celle du discours d’un écrivain. Pour l’analyste lui-même - en dépit de ce qu’il s’imagine parfois - l’expérience qu’il fait de son rapport avec Freud,dans la lecture, est tout autre que celle que lui réserve la cure. En définitive, chaque expérience, dans laquelle se détermine un enjeu de connaissance, crée des repères pour l’interprétation, qu’on ne peut déplacer, impose une voie à l’interrogation, dont on ne peut sortir, sinon à oublier précisément l’exigence spécifique du déchiffrement qu’impose cette expérience singulière. Mais reste que de chaque lieu, chacun est renvoyé au principe de sa démarche ; ou plutôt l’interrogation se réfléchit, devient sensible à elle-même, et tout en demeurant une interrogation déterminée, celle par exemple du champ social, met à l’épreuve de ce qui est. En d’autres termes, on pense ceci ou cela, et on pense tout simplement ; il y a travail de la pensée sur elle-même, et en ce sens on pense une seule et même chose.
Si c’est une illusion de croire que la théorie psychanalytique et la théorie politique peuvent se recouvrir ou échanger librement leur schémas d’interprétation, l’illusion inverse et symétrique serait d’imaginer qu’il y aurait une réalité psychique en-soi et une réalité sociale en-soi, ou si vous préférez, qu’il y aurait une séparation dans une réalité en-soi entre le psychique et le social, qui commanderait une séparation des modes de connaissance. Un exemple : le pouvoir n’est pas dans la société, pas plus que dans la psyché, comme une détermination objective. La pensée du pouvoir relève d’une métasociologie, pour employer l’expression qui renvoie à l’idée freudienne d’une métapsychologie. Le pouvoir est une dimension de toute expérience humaine. Pourquoi donc s’étonnerait-on qu’avec la démarche de Freud se laisse appréhender un rapport au pouvoir et que nous ne puissions plus nous priver de le penser quand nous interrogeons le politique. Cela ne veut évidemment pas dire que nous devions viser le pouvoir du prince comme celui du père. Absurde. Mais cela veut dire, par exemple, qu’en pensant la différence du pouvoir visible, tel qu’il se manifeste dans la personne de fait du père et du pouvoir invisible, marquant une place vide, mais à défaut de laquelle il n’y aurait pas de repères de la loi et pas d’institution du sujet, nous sommes induits à penser d’une façon générale la différence du réel et du symbolique - et pour autant qu’elle se trouve déniée, le statut de l’imaginaire - et d’une façon singulière l’ordre des faits politiques.
Vous remarquerez que je ne cite jamais Freud, dans des écrits politiques ou sociologiques. Pourquoi ? Parce qu’il n’est d’aucune nécessité de le faire. Car ce qu’apporte Freud à la pensée politique ne s’inscrit pas au registre du discours qui accompagne l’expérience analytique. Les références explicites à Freud sont l’affaire de la psychanalyse appliquée. Or, à mes yeux, la psychanalyse appliquée est privée de tout intérêt. Je saisis l’occasion de dire que la sociologie "appliquée" - et en premier lieu sous sa forme marxiste - n’en a pas davantage. La critique de la psychanalyse conduite de l’extérieur de son champ est d’une accablante bêtise : à moins qu’il ne s’agisse de faire une critique sociologique de l’institution psychanalytique, ce qui est pleinement légitime.
Mais ai-je bien compris votre question ? Peut-être avait-elle un sens différent et plus profond. On pourrait en effet se demander pourquoi c’est avec la formation de la psychanalyse que prend son point de départ une interrogation qui a une portée universelle et, singulièrement, dans le domaine du politique. Voilà qui nous entraînerait fort loin, non pour nous ramener à une interprétation "sociologique" de cet événement, mais pour scruter les conditions dans lesquelles les rapports sociaux peuvent se prêter à un déchiffrement auparavant inconnu, et cela, depuis ce foyer particulier qu’est la médecine : pourquoi est-ce depuis ce foyer, à la fin du siècle dernier,que la position de celui qui est censé détenir un savoir et un pouvoir (un pouvoir très singulier, localisé, mais considérable, celui de guérir) cette position se trouve subvertie et les repères apparents de l’un à l’autre ébranlés. Je pense qu’à poursuivre cette question nous ne pourrions nous maintenir ni dans les limites du discours de la psychanalyse ni dans celles du discours socio-politique, qu’on les verrait ouvrir l’un sur l’autre, sans qu’il y ait quelque sens à vouloir fixer l’origine des concepts.
l’a.-m. : Dernière question : partagez vous entièrement le point de vue de Castoriadis sur la rupture avec le marxisme ?
C. L. : Pour une part, j’ai déjà répondu. La critique que Castoriadis fait non seulement du marxisme, mais de Marx, est pleinement fondée. Il me paraît toutefois qu’il reste plus lié qu’il ne le pense à Marx et au marxisme dans sa conception de la révolution et de l’auto-institution du social. Mais reste, d’un autre point de vue, une divergence qui concerne notre relation à l’oeuvre de Marx. Castoriadis ne dit pas que ce qu’il pense, que ce que pense chacun d’entre nous, il ne le penserait pas, nous ne le penserions pas, si Marx n’avait existé. Mais, simultanément, il tend à réduire Marx à ces idées qui ont formé le credo des marxistes et même notre credo pour certaines d’entre elles (par exemple celle
du Prolétariat comme classe porteur de l’Universel) et a l’enfermer en quelque sorte dans une théorie qui est loin d’épuiser la fécondité de son oeuvre. Son désir de désacraliser Marx, de briser le mythe qui se rattache à son nom - pleinement légitime - le conduit a accentuer sa rupture avec Marx, Mon point de vue est différent. Ce que j’ai écrit sur l’oeuvre de pensée et sur l’interprétation vaut pour Marx comme pour Machiavel. On manque la vérité de l’oeuvre si l’on ne fait pas droit à son indétermination, au travail dont elle est le produit et auquel nous ne nous rapportons qu’en nous laissant travailler par elle, Marx ne m’importe pas parce qu’il a marqué une étape, a défaut de laquelle le présent ne serait pas ce qu’il est. Il m’importe parce que dans le présent je suis renvoyé à son oeuvre, que je n’ai jamais fini de la lire, qu’elle est le lieu d’une interrogation qui va très au delà des conclusions auxquelles elle paraît aboutir.
Sans doute, on peut juger qu’il faut rompre ce cordon ombilical auquel reste attachés, générations après générations, ceux qui prétendent à une activité révolutionnaire. Mais on voit déjà poindre des critiques fracassantes de Marx, dans des milieux gauchistes, qui ne témoignent nullement d’une démystification.
Et je reste persuadé que l’illusion de savoir ce qu’il en est de Marx et de s’en détacher, entretient, tout en la déplaçant, l’illusion d’un savoir dernier sur la société, l’illusion tenace d’un pouvoir à conquérir.