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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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La course vers la guerre
{Bilan} n°29 - Mars-Avril 1936
Article mis en ligne le 24 février 2017
dernière modification le 17 février 2017

par ArchivesAutonomies

L’orchestration a été parfaite. Les partenaires ont joué leurs rôles admirablement et si quelques notes ne s’harmonisèrent pas à la perfection dans l’ensemble ce ne furent que détails secondaires. L’union sacrée dans tous les pays pourra donc s’établir avec une force mille fois plus efficace qu’il n’en fut le cas en 1914.
En France, où le paroxysme du zèle et du loyalisme a atteint un terme extrêmement élevé, les sociaux-centristes purent encore dire qu’il fallait combattre les "hitlériens de France", mais cela ne les empêchera nullement de lancer demain un appel à ces mêmes "hitlériens" pour établir "l’unanimité du peuple" autour de la lutte non pour la défense du capitalisme français, mais de la démocratie, menacée par le fascisme "allemand". La documentation que le camarade Rosmer vient d’offrir à la réflexion des prolétaires qui - pour ne pas trahir leur classe doivent commencer par ne pas oublier - nous apprend que soudainement, au début d’août 1914, les ouvriers lurent une affiche où Jouhaux figurait à côté de Maurras dans le Comité de Secours et cela évidemment même avant que les organes de la C.G.T. en connurent quoi que ce soit.
Au cours de ce mois de mars 1936, les évènements ont semblé par moments tomber comme la foudre en créant un vertige ; à d’autres moments s’amortir en vue du compromis ; et tout comme Rosmer nous l’a rappelé pour 1914, ce jeu de contrastes de la presse, de la radio et de tous les immenses organes que le capitalisme a à sa disposition pour asphyxier les cerveaux des ouvriers, arrive à tuer tout esprit d’initiative dans les masses, toute possibilité de réflexion, de compréhension, de résistance, pour déterminer cette situation où la prévision du lendemain immédiat étant devenue impossible, on s’en remettra aveuglément aux situations elles-mêmes, pour qu’elles conduisent où elles voudront, fut-ce à la guerre qui se présentera sous r aspect de la fatalité que rien ne pourra plus éviter.
Les tenants des gouvernements actuels sont pris dans les tenailles d’une contradiction qui si - comme tout le laisse prévoir - elle parvient à étrangler la vie de millions d’exploités de tous les pays dans la guerre, ne pourra tout de même pas éviter que les prolétaires du monde entier fassent germer du sang que leur ennemi de classe leur aura fait verser dans la lutte fratricide, les conditions positives pour le déclenchement de la victoire insurrectionnelle en vue du triomphe de la société communiste dans le monde entier. Ces tenants ont droit à la reconnaissance éternelle du régime capitaliste, pour avoir conduit à son terme extrême l’œuvre d’écrasement du prolétariat mondial. Seulement, en arrivant à égorger la seule force capable de créer une nouvelle société, ils ont aussi ouvert la porte à l’inévitabilité de la guerre, terme extrême des contradictions internes du régime capitaliste. Écraser le prolétariat et vouloir éviter la guerre, voilà la devise du capitalisme de tous les pays en parfait accord avec la Russie Soviétique. Mais cela est tout autant impossible que de vouloir contenir les répercussions de la guerre dans les limites de palinodies parlementaires alors que ce seront les batailles violentes des exploités de tous les pays qui seront engendrées par le cyclone de ta guerre. Tout en voulant éviter la guerre d’où surgira la révolution, les capitalistes du monde entier en sont profondément incapables, car l’histoire a ses lois en vertu desquelles les gouvernements actuels, tous les gouvernements, doivent d’ores et déjà abandonner l’espoir d’avoir gagné une tranquillité éternelle. Le régime qu’ils défendent pourra bien arriver au terme extrême de sa victoire contre le prolétariat : à la guerre, mais de celle-ci ne pourra résulter que la lutte du prolétariat scellant sur les cadavres des siens non une vague proposition, non un désir abstrait, mais l’unité des forces historiques qui conduiront l’humanité à ne plus être le jouet des forces économiques, mais son dirigeant conscient pour assurer l’expansion complète de la vie des producteurs.
Si tout a marché à la perfection, le 7 mars, en Allemagne, le lendemain en France, les jours suivants dans les autres pays ; si les capitalistes peuvent rester tranquilles puisque désormais tout est prêt pour faire bénir par les exploités leur massacre dans la guerre, il est aussi vrai que tout sera mis en œuvre pour retarder autant que possible l’échéance de la grande tragédie historique qui a vu le démembrement du prolétariat mondial. Jusqu’à quand pourra-t-on reculer cette échéance ? Impossible de le prédire, pour nous aussi bien que pour ceux qui paradent comme les dirigeants des événements mais ne sont que les instruments de forces sociales et historiques que les bases contradictoires du régime capitaliste mettent dans l’impossibilité de regarder au delà d’une contingence fort limitée.
Oui ! Mussolini n’avait aucun avantage à se jeter dans l’entreprise abyssine et le socialiste expliquera ce fait en disant qu’il s’agit là d’un effet de l’incapacité gouvernementale du fascisme, de sa soif de sang, du besoin de chercher un dérivatif à une situation économique devenant toujours plus menaçante. Oui, Hitler n’avait aucun avantage à se brouiller davantage avec la France, à rendre de plus en plus difficile le jeu de balançoire de l’Angleterre entre les "ennemis traditionnels". Et ici, encore une fois, les socialistes et centristes diront qu’ils auraient donné, quant à eux, une toute autre solution au problème actuel de l’Allemagne.
Nous savons bien que nous avons à faire non à des charlatans ignorants mais à des traîtres avérés connaissant fort bien leur métier et qui, s’ils ne sont encore une fois que les instruments de forces sociales, et en aucun cas les inventeurs de formules magiques, sont aussi ceux qui prétendent appeler les ouvriers à lutter pour le socialisme sous le drapeau qui les conduira à la guerre. Récemment, un publiciste français pouvait arriver jusqu’à proposer à la Droite de se rassembler sous le drapeau de la "paix" pour opposer une formule simple à celle du Front Populaire avançant le drapeau de la "liberté".
Mais si Mussolini va en Abyssinie, si Hitler déchire le traité de Locarno, si Baldwin et Sarraut répondent les uns par l’envoi de la flotte en Méditerranée, les autres par un renforcememt inouï des armements défensifs (?), nous avons devant nous une série de gestes politiques, d’événements qui dépassent tous les critères de la "politique ordinaire" en fonction de laquelle ni l’entreprise en Abyssinie, ni le coup de force de Hitler ne deviendraient compréhensibles. Nous assistons plutôt au déroulement inéluctable d’une tragédie historique où les ouvriers ne pourront intervenir pour la résoudre à leur avantage et à l’avantage de l’humanité dans son entier qu’à la condition d’en retrouver la source, d’en comprendre l’évolution, d’en saisir la signification. Et c’est seulement lorsque les situations auront été jetées - par les lois de l’histoire - dans un renversement total, qu’ils pourront devenir la force capable de construire le nouveau monde du socialisme.
Nous sommes loin aujourd’hui de guerres spécifiquement coloniales. Il s’agit là d’une chanson d’antan, révolue, inéluctablement révolue. Elles datent de cette époque où le capitalisme n’avait pas encore conquis le monde et des zones immenses restaient à "civiliser" à coups de bombes que connurent surtout les populations coloniales des pays démocratiques actuels : de ces pays que les centristes appellent "les forces de la paix". Ce ne sont ni l’Allemagne, ni l’Italie, arrivées trop tard dans l’évolution du capitalisme mondial, qui purent planter le drapeau de la "civilisation" dans les massacres en Asie et en Afrique ; ce sont surtout la France et l’Angleterre qui purent subjuguer les populations coloniales au travers de l’imposition violente de poisons, comme l’opium, lorsque les mitrailleuses ne suffisaient pas. Mais le fait est là : il y a eu un moment de révolution capitaliste où il était encore possible de conquérir des colonies ; maintenant c’est fini : tout est partagé. Jadis, les guerres coloniales prouvaient par elles-mêmes que l’heure de la conflagration générale n’avait pas encore sonné et l’on pouvait conquérir des territoires coloniaux sans pour cela devoir nécessairement se heurter à d’autres forces de "civilisation" d’un acabit égal. Aujourd’hui il n’en est plus ainsi, le point de saturation a été définitivement atteint par le capitalisme qui ne pourra plus procéder à l’industrialisation des pays retardataires (cette mission revient au prolétariat mondial et uniquement à lui). En même temps puisque plus rien ne reste à partager, tout ne peut qu’être arraché au feu des canons, au cours d’une conflagration.
C’est en partant de ces critères que nous avions considéré la signification réelle de l’entreprise éthiopienne. Les évènements qui se sont succédés par la suite, et surtout ceux de ce dernier mois, confirment une opinion, qui n’était d’ailleurs qu’une simple traduction dans le langage de la pensée d’une évolution générale sur laquelle les événements en Chine avaient jeté une lumière lugubre. Aujourd’hui le bloc de Versailles est par terre : l’Italie demande pour tenir son engagement de "garante" au pacte de Locarno que sa mission de "civilisatrice" soit reconnue et que la flotte anglaise soit retirée de la Méditerranée, l’Angleterre pour exécuter ses obligations de "garante" tient compte de la tiédeur de la France au sujet des sanctions. Enfin, la France, hésite à lâcher l’Italie parce qu’il n’est pas possible d’arriver à la résurrection de l’Entente Cordiale de Delcassé, Eden ayant déclaré aux Communes que les accords du 17 mars entre les États-Majors ne peuvent être comparés à ceux existants avant 1914.
Mais si nous assistons ici à un cours inévitablement contradictoire qui ne permet pas encore de délimiter la configuration des constellations impérialistes, il y a un autre terrain où les événements se suivent avec une logique de fer. C’est celui de la lutte contre la classe ouvrière.
Immédiatement après l’ouverture des hostilités en Abyssinie, Baldwin comprit que le moment était venu pour souder le prolétariat à la politique du réarmement intensif. Avant lui le "pacifiste" Cecil (est-il aussi un "ami de l’ U.R.S.S." ?) avait apprêté les batteries par le plébiscite monstre en faveur de la Société des Nations. Ensuite tout pouvait se suivre logiquement : l’Angleterre ne faisait que défendre le Covenant et la loi internationale ; mais pour être à même d’accomplir cette tâche il fallait des armes, et le major Attlee tout en ne souscrivant pas immédiatement aux propositions de Baldwin et en soulevant encore le plan de la sécurité collective pouvait se borner à une simple opposition parlementaire alors que dans le pays, dans les organisations ouvrières, la campagne des chefs Trade-Unionistes avait pour but de prouver que la seule forme efficace des sanctions était celle qui n’excluait pas en principe l’éventualité des sanctions militaires.
À la suite du 7 mars, nous avons assisté, dans des proportions extrêmement plus fortes, à une répétition de la manœuvre du capitalisme anglais. En Belgique, le P.O.B. affirmera que les changements intervenus commandent un changement d’attitude envers les projets Devèze, alors qu’en France, lorsque Sarraut pose la question de confiance à la suite du discours de Flandin, deux députés seulement voteront contre : les socialistes et centristes ayant donné leurs suffrages à la politique qui veut le respect des traités, qui veut ne pas négocier avec Hitler et qui exige que la loi soit appliquée. Or, pour l’appliquer, il n’ y a qu’un seul système : la guerre ! la guerre que la "nation française" doit mener au nom de la démocratie et de la civilisation. Entretemps, un pari sera lancé entre Maurras, Taittinger, La Roque d’un côté et Blum, Cachin de l’autre. L’enjeu du pari : le plus grand zèle dans la "défense de la nation", dans la "réconciliation des Français". Et les réminiscences historiques des centristes seront aussi instructives que leurs incursions théoriques. L’on parlera des émigrés de Coblentz, de Valmy, de l’armée de Condé pour prouver que ceux qui combattent contre la "nation" (demain on dira la patrie) ce sont les deux cents familles (la statistique est une arme parfaite pour le démagogue qui doit brouiller les cerveaux des ouvriers), alors que les travailleurs sont le seul ciment de la nation. Demain peut-être on rééditera la formule de Napoléon et le "soleil d’Austerlitz" luira sur les cadavres des prolétaires assassinés. D’un autre côté, le centriste qui doit faire appel jusqu’à Marx pour conquérir un plus grand crédit parmi les ouvriers, repêchera dans la "Critique de l’Économie Politique" une phrase que Marx avait employé pour indiquer la mission internationale de chaque prolétariat. "Le coq français apportant la révolution en Allemagne", ne voudra plus dire que le prolétariat français par sa lutte contre son capitalisme doit aider le prolétariat allemand à secouer son propre joug, mais elle signifiera le général Maurin apprêtant ses armées contre l’Allemagne barbare. De son côté, la grande presse française fera écho au Front Populaire : celui-ci ne parlera plus du prolétariat allemand, de son capitalisme, mais de "l’Allemagne" ; la Droite sortira à nouveau de son arsenal les opinions de Nietzsche et de Goethe considérant l’Allemagne encore submergée dans l’état de la barbarie.
Dans cette terrible orchestration, le prolétariat est muet, tragiquement muet. Ceux qui ont voté en Angleterre pour Baldwin ou pour Attlee ; en Allemagne pour Hitler ; en France pour De Kerillis ou pour Herriot, Blum et Cachin ; en Belgique pour Degrelle ou pour Vandervelde, ce ne sont que les restes inanimés de ce qui fut la grande armée mondiale de la révolution. À l’état d’extrême décomposition où elles se trouvent, les masses ne parlent plus leur langue spécifique mais la langue des traîtres qui ont assuré la victoire du capitalisme lorsque les situations révolutionnaires avaient fait trembler le régime capitaliste. Dans tous les pays c’est la voix commune des Staline, des Vandervelde, des Hitler, des Mussolini, qui s’élève et qui relie provisoirement les masses au capitalisme mondial. Mais nous n’en sommes qu’à la répétition générale. Pour quand la guerre ? Personne ne saurait le prédire. Ce qui est certain, c’est que tout est prêt : ce mois de mars 1936 devait le prouver tragiquement, lumineusement. Au moment où l’histoire embranche des foudres dans son cours, les prolétaires communistes qui continuent la lutte doivent s’armer de la conviction que s’il est possible d’enlever provisoirement aux masses la possibilité d’écouter les rares groupes qui militent pour le prolétariat et qui continuent le processus historique qui débuta en 1917 en Russie, après avoir été préparé par les Communards de Paris, il n’est dans le pouvoir de personne d’éviter que l’aboutissement des contrastes dans la guerre ne détermine la condition pour faire éclore dans le prolétariat, la seule force capable de créer, en liaison avec l’harmonie des besoins humains en face de l’expansion productive, l’harmonie des hommes en une société sans classes.
La seule réponse que ces communistes pourraient opposer aux événements que nous venons de vivre, la seule manifestation politique qui pourra être un jalon dans la voie de la victoire de demain, ce serait une Conférence Internationale qui relie les pauvres membranes qui restent aujourd’hui du cerveau de la classe ouvrière mondiale. Bien malheureusement il ne suffit pas de poser l’inéluctable nécessité d’un problème pour que les conditions se présentent pour une solution qui pourtant n’a nullement le caractère de l’impossibilité !