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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Personnalisme et anarchisme
Noir et Rouge n°25 - Octobre-Novembre 1963
Article mis en ligne le 7 octobre 2018
dernière modification le 6 novembre 2017

par ArchivesAutonomies

En 1937, en pleine guerre d’Espagne Emmanuel Mounier a publié une étude sur l’Anarchisme dans sa revue "Esprit". Bien que cette étude ait été reprise en 1946, elle est très peu connue. Ces deux numéros d’Esprit étaient d’ailleurs introuvables depuis de nombreuses années.
Cette année, dans le Tome I des Œuvres de Mounier (éditions du Seuil), le texte est reproduit (p.65I à 725).
Emmanuel Mounier n’est pas anarchiste. Aussi paradoxal que cela puisse paraître : il est catholique militant. Il a été entraîné par sa curiosité.intellectuelle, par ses recherches, par son sens de la réalité sociale, à faire des rapprochements entre son attitude et celle des existentialistes, des anarchistes, des communistes. Mais
il est resté jusqu’à la fin avant tout catholique, catholique "de gauche" comme on dit maintenant, mais catholique quand même. Il a été le promoteur du Personnalisme (et sur ce point précisément a recherché les positions anarchistes).
Il faut ajouter qu’Esprit, créé en 1932 par Mounier, a été dirigé par lui jusqu’à sa mort (1950) ; il a été repris par Albert Béguin (1950-mai 1955) ; il est actuellement dirigé par J. M. Domenach. Cette revue a soutenu les prêtres ouvriers, les algériens en lutte pour leur indépendance, et les peuples colonisés, elle s’est solidarisée avec l’Espagne républicaine.

LE PERSONNALISME

Il était naturel que le Christianisme, religion monothéiste, mit l’accent sur l’individu, s’opposant ainsi aux religions polythéistes, pénétrées de l’importance de la nature et de sa grandeur face â l’homme. L’enfer et la paradis permettent, si l’on peut dire à l’homme de choisir son futur et lui donnent une supériorité sur la nature, qui lui est inférieure. L’individu humain est :

"...un tout indissociable dont l’unité prime la multiplicité, parce qu’elle a racine dans l’absolu".

(Mounier-Le Personnalisme-Collection "Que sais-je" ?, page II).

Le personnalisme veut être un mouvement qui puise ses origines dans l’opposition de Kierkegaard à Hegel c’est-à-dire la question de la liberté individuelle face au système abstrait. En fait, le personnalisme est la réponse religieuse, de même que l’existentialisme est la réponse athée. Le personnalisme range parmi ses précurseurs ; Berdiaef, Buber, Gabriel Marcel, Jaspers, etc. Mais loin de se cantonner dans un individualisme vulgaire genre "tour d’ivoire", et cette fois encore comme l’existentialisme, le personnalisme recherche une activité sociale opposée au totalitarisme et qui conserve le plus de liberté à l’individu.
Assumer cette activité sociale tout en conservant la liberté individuelle. A partir de là, on pouvait suivant les moyens employés, aboutir aussi bien à une conception de "Elites humanistes" ou disons, technocratiques, qu’à une conception anarchiste.
Examinons immédiatement quelques citations de Mounier :

"...Que devient enfin, dans un monde où chaque liberté est isolée dans son surgissement, la communauté des personnes ? "Je ne suis vraiment libre, écrivait Bakounine que lorsque tous les êtres humains qui m’entourent, homme et femmes, sont également libres... Je ne deviens libre que par la liberté des autres"... La liberté de la personne au contraire crée autour d’elle la liberté. Par une sorte de légèreté contagieuse — comme l’aliénation à l’inverse engendre l’aliénation". (page 76-77)

"Le fédéralisme, comme utopie directrice est bien une expression du personnalisme : mais une utopie directrice, qu’il s’agisse du pacifisme ou de fédéralisme ne doit jamais se transformer en utopie actuelle, et se masquer le sens que lui font prendre les circonstances, parfois contre son esprit" (page 125).

"L’Etat est pour l’homme, non l’homme pour l’Etat. Le problème crucial pour le personnalisme est celui de la légitimité du pouvoir exercé par l’homme sur l’homme, qui semble contradictoire avec le rapport interpersonnel. C’est bien ce que pensent les anarchistes. Pour eux, l’affirmation sans contrainte de l’individu suffirait à faire surgir spontanément un ordre collectif. Le pouvoir, par contre, est fatalement corrupteur et oppressif…" (page 126) [1].

"…que la personne doit être protégée contre l’abus de pouvoir et tout pouvoir non contrôlé tend à l’abus. Cette protection exige un statut public de la personne et une limitation constitutionnelle des pouvoirs de l’Etat : équilibre du pouvoir central par les pouvoirs locaux, organisation du recours des citoyens contre l’Etat, habeas corpus, limitation des pouvoirs de police, indépendance de pouvoir judiciaire". (page 126).

Dès l’abord, on aperçoit la coexistence dans la pensée de Mounier, d’un aspect "extrémiste", anarchisant (effort vers une liberté totale, critique de l’aliénation par l’Etat), et d’un aspect "constitutionnel", beaucoup moins original — l’aspect anarchisant sur le plan de la critique et de "l’Utopie directrice" — et l’aspect libéral et technocratique sur le plan de l’action sociale.
Cette coexistence est-elle synthèse, confusion involontaire, ou ambiguïté voulue ?

I - ANARCHIE ET PERSONNALISME

Mounier débute par ces mots : une action qui ne passerait pas par la classe ouvrière :

"n’intégrerait pas sa maturité politique, son expérience fraternelle, son audace de vues, sa capacité de sacrifice, est aujourd’hui vouée à l’échec, voire à la stérilisation progressive.
"Est-ce à dire que le personnalisme doive se poser le problème global de la conquête de la classe ouvrière ? Non : il ne se propose ni une action de classe, ni une action de masse. Mais allant rejoindre dans le mouvement ouvrier et spécialement dans le mouvement ouvrier français, de vieilles traditions personnalistes, qui ont pris d’autres noms et d’autres visages, il a pour mission propre de réussir la jonction entre les valeurs spirituelles déconsidérées à ses yeux par l’utilisation qu’en a fait le monde de l’argent, et les authentiques richesses, spirituelles elles-aussi, qui sont conservées dans l’âme populaire plus authentiques que partout ailleurs" (Œuvres page 653).

"C’est à dégager ces intentions profondes et cette substructure humaine des doctrines que nous voudrions ici nous attacher sur l’exemple des doctrines anarchistes....Nous ne chercherons pas à démontrer au mouvement qu’il est personnaliste malgré lui… Non. Nous chercherons sous l’incertitude des mots la solidité des significations" (page 655).

POURQUOI avoir choisi l’ANARCHISME ?

"Moins que toute autre, bien moins en tout cas que la pensée marxiste, la pensée anarchiste peut-être détachée des hommes qui l’ont vécue, des intentions qu’elle a rejointes ou réveillées dans l’intérêt populaire. En regard de la littérature anarchiste, la littérature marxiste moyenne, même chez Marx frappe par son caractère implacable, un peu pesamment scientifique, hargneuse dans l’attaque, maussade dans la défense, plus fanatique que fervente" (pages 655-656).

"Si la grande littérature anarchiste est marquée par un caractère aussi directement populaire, c’est sans doute qu’elle est partie d’un certain sens de l’homme que le marxisme a parfois rejoint, mais le plus souvent par des voies indirectes, et notamment par le détour d’une science bien bourgeoise qui depuis cent ans se construisait en dehors de l’homme" (page 657).

II - "ANARCHIE et ANARCHISME"

"Anarchie ne doit pas prêter à confusion. Au premier abord, le mot éveille trois idées : individualisme, négation totale, désordre. Les polémiques ont pesamment joué de ces trois associations. Or, elles traduisent très infidèlement le Visage commun de la pensée anarchisante, telle qu’elle anima tous les débuts et une vivace tradition du mouvement ouvrier" (page 658).

"Pour retrouver, de l’inspiration anarchiste, ce qui a germé et pris racine dans l’histoire nous devrons donc oublier les images qui s’offrent le plus communément à l’opinion quand ce mot est prononcé. Ce n’est pas dans quelques cénacles provocants, ou chez de malheureux hors-la-loi que nous irons le chercher, encore moins dans ces bas courants qui, à la suite d’Armand et de Sébastien Faure, n’ont retenu de l’anarchie qu’une exaspération aussi puérile que morbide, de la sexualité [2]. Toutes ces extravagances relèvent de la pathologie et c’est gaspiller bien du sérieux que de s’employer à les discuter. Epigones de l’extrême misère, d’organismes délabrés, voire de la décomposition bourgeoise, elles n’ont jamais reçu la sanction de la sagesse populaire. On est frappé d’ailleurs à la lecture des grands classiques de l’anarchisme : Proudhon, Bakounine, Kropotkine, Guillaume, de leur ton tellement étranger au pittoresque tragique de ce tumulte décadent qui a fixé dans la conscience du grand public, les trait de l’anarchie" (page 660).

"Cependant, un certain courant anarchisant qui a mûri dans l’expérience ouvrière, reste vivace dans le monde ouvrier. Assoupi depuis un certain nombre d’années, il se cabre dès qu’il se sent provoqué. Je n’hésiterais pas à dire que pour nous les personnalistes, il est un des espoirs que lequel nous misons pour l’avenir et le développement de ce mouvement. Il a formé et inspire encore le meilleur de l’esprit syndical, l’opposition à l’impérialisme ouvrier et au fascisme prolétarien, il est le plus apte à recevoir, mieux, à découvrir de lui-même l’idée personnaliste. On voit l’intérêt primordial qui nous pousse aujourd’hui à prendre notre référence en toute clarté à ses doctrines et si l’on veut bien entendre ces formules avec un son d’égalité fraternelle, à lui montrer les impasses où il se perd, et les chemins où il se libérera" (pages 660-661).

III - Voyons donc des prétendues IMPASSES et ces prétendues LIBÉRATIONS

1) L’AUTORITÉ :

"Et un mot, nous repoussons toute législation toute autorité et toute influence privilégiée, patentée, officielle et légale, même sortie du suffrage universel, convaincus qu’elle ne pourrait tourner jamais qu’au profit d’une minorité dominante et exploitante, contre les intérêts de l’immense majorité asservie. Voilà en quel sens nous sommes anarchistes" (Bakounine, "Dieu et l’Etat", Stock 1.34, dans Mounier, page 666).

"L’autorité est le gouvernement dans son principe et le gouvernement est l’Autorité en exercice" (Proudhon, "Idée générale da la Révolution", Rivière, page 181 ; page 667).

"Toute autorité temporelle ou humaine procède directement de l’autorité spirituelle ou divine. Mais l’autorité c’est la négation de la liberté. Dieu, ou plutôt la fiction de Dieu, est donc la consécration et la cause intellectuelle et morale de tout esclavage sur la terre, et la liberté des hommes ne sera complète que lorsqu’elle aura complètement anéanti la fiction néfaste d’un maître céleste" (Bakounine, idem page 283 ;
page 668).

"En divinisant les choses humaines, les idéalistes aboutissent toujours au triomphe d’un matérialisme brutal. Et cela pour une raison très simple : le divin s’évapore et monte vers sa patrie, le ciel, et le brutal seul reste réellement sur la terre. Dieu est, donc l’homme est esclave. L’homme est intelligent, juste, libre, donc Dieu n’existe pas. Nous défions qui que ce soit de sortir de ce cercle, et maintenant, qu’on choisisse" (Bakounine, page 669).

Mounier accepte tout cela jusqu’à présent :

"Or, à prendre les choses en cet état, il est bien certain que si telle était la conception que le christianisme se faisait des rapports de l’homme à Dieu et de l’autorité divine sur les personnes, la première démarche de tout humanisme devrait être en effet de l’abolir" (page 670).

2) LE POUVOIR :

"Nous en dirions autant de la représentation que l’anarchisme se donne du pouvoir politique" (page 670).

"Il n’a pas échappé à Proudhon... que tout autoritarisme est lié à une conception pessimiste de l’homme. Il ne fait pas de distinction sur ce point antre le christianisme et le communisme autoritaire, entre l’Eglise et l’Etat constituants indivisibles du gouvernement : leurs dogmes solidaires sont la perversion originelle de la nature humaine, l’inégalité essentielle des conditions, la perpétuité de l’antagonisme et de la guerre, la fatalité de la misère. D’où se déduit pour le salut d’une humanité aussi impuissante, là nécessité du gouvernement de l’obéissance, de la résignation et de la foi" (page 670).

"L’instinct du commandement, dans son essence primitive, est un instinct carnivore, tout bestial, tout sauvage. Le meilleur, le plus intelligent, le plus désintéressé, le plus généreux, le plus pur se gâtera infailliblement et toujours à ce métier" (Bakounine, page 672).

Contre l’autorité d’un système fermé, le système hégélien,

"Proudhon refuse l’ordre du marche" (page 673)

"La synthèse… est gouvernementale : elle est cette abstraction sur les libres réalités qui s’arrogent le pouvoir de les régenter, de les plier a une réalité factice, de gré ou de force" (page 673).

Quelle conclusion Mounier tire-t-il de cela ?

"En réalité, elle (l’idée de justice) est chez Proudhon, copine dans tous les mouvements ouvriers, une passion profonde, un visage de Dieu, que les mots restent maladroits à définir" (page 673).

Les paroles du début, de ne pas chercher "à démontrer au mouvement ouvrier qu’il est personnaliste malgré lui", ont été oubliées assez rapidement.
Mounier explique ensuite fort bien, contrairement à l’opinion de certains critiques malveillants qui raillent un prétendu égalitarisme qui empêcherait toute éclosion de l’individu au profit d’un ensemble social, que ni Proudhon, ni Bakounine n’ont nié les différences naturelles entre les êtres. Ce qui est en cause, ce sont les privilèges, la hiérarchie artificielle, à priori, des individus.

"Une société d’où toute subordination est exclue ne comporte plus que des rapports de coexistence et de coordination. Ici, comme dans l’univers, le centre est partout, la circonférence nulle part ; comme l’univers s’est débarrassé de Dieu et des principes premiers pour se résoudre en rapports, la société doit se débarrasser des pouvoirs pour se résoudre en échanges : commerce, mutualité, association, contrat, remplacent les relations de commandement, d’obéissance et de législation, un réseau de relations immanentes apparaît sous la "transcendance" des gouvernements, la "société" se délivre de l’Etat ? Désordre ? Ils le nient. L’erreur de tout principe autoritaire c’est de croire que le gouvernement est la cause de l’ordre alors qu’il n’est qu’une espèce de l’ordre, et non la meilleure" (page 674).

Arrivé à ce stade, Meunier se demande si le problème est épuisé et propose une ébauche de "doctrine personnaliste de l’autorité" [3].

"Le pouvoir a pour fin le bien commun des personnes, qui n’est pas la somme des intérêts individuels, et c’est pour cela qu’il peut brimer les intérêts simplement individuels, comprimer, interdire des activités extérieures mais ce bien commun ne peut écraser une seule personne comme telle, refuser place à un seul acte d’authentique liberté spirituelle. Surtout, il ne peut pas se substituer aux personnes pour les décisions dont dépend leur destin même (en quoi consiste précisément "l’aliénation" décrite par Proudhon et Bakounine)" (pages 677-678).

"On voit sur quels points une critique personnaliste de l’autorité rejoint la critique anarchiste, sur quels points elle s’en éloigne" (page 678).

En fait, tout cela est peu net. Mounier ne précise guère ce qu’est le nouvel "Etat personnaliste", qu’il oppose à l’Etat traditionnel. On peut donc y voir comme lui, une sorte d’anarchisme, ou tout aussi bien, un libéralisme dépassant à peine celui de la Charte constituante des Etats-Unis d’Amérique.

3) L’HISTOIRE

"Autant il nous est difficile de suivre dans ses formules idéologiques la critique anarchiste du pouvoir, autant dans le détail des analyses qui couvrent celles-ci, beaucoup plus proches de l’expérience ouvrière, nous trouvons de richesse et de sagacité" (page 681).

"La critique de l’Etat en est la première place".

Après nous avoir reproché de faire une critique humaine et non économique, Mounier conclut :

"Tout cela n’est pas très original. C’est quand ils aventurent cette critique commune jusqu’aux formes de l’Etat qui sembleraient devoir y échapper, la démocratie et les gouvernements révolutionnaires, que les anarchistes innovent. Et ce sont ces avertissements qu’il est le plus opportun aujourd’hui de réveiller. (page 684).

Nous pensons que c’est une remarque fort simple et fort juste qui indique notre séparation d’avec les marxistes qui, eux, refusent la critique du gouvernement révolutionnaire.
La critique anarchiste de la démocratie est fondée sur la fausse identification "peuple légal" (celui qu’on laisse dans l’ignorance et la bêtise et qu’on fait voter) et du "peuple réel" (celui qui repousse l’ aliénation et l’ exploitation).

"Que faudrait-il pour que le peuple légal exprimât adéquatement le peuple réel ? Il lui faudrait d’abord la capacité politique c’est-à-dire :

1) qu’il ait conscience de lui-même comme classe, de son droit et de sa force, et les affirme.

2) qu’il dégage et affirme son idée celle qui lui donne un sens, une mission, des buts.

3) qu’il sache en déduire les conclusions de tactique, de réalisations à venir, etc." (page 686).

La critique anarchiste du gouvernement révolutionnaire dénonce :

"…une démocratie compacte, fondée en apparence sur la dictature des masses, mais où les masses n’ont de pouvoir que ce qu’il en faut pour assurer la servitude universelle. Asservir l’individu, afin de rendre la masse libre" (Proudhon).

Ce gouvernement se basera sur la hiérarchie scientifique, les hommes seront considérés par la science :

"…tout au plus comme de la chair à développement intellectuel et social. Ce sera le règne de l’intelligence scientifique, le plus aristocratique, le plus despotique, le plus arrogant, et le plus méprisant de tous les régimes" (Bakounine, Empire Knouto-germanique, IV, page 497).

"Ainsi, dans un sens ou dans l’autre, la pente est fatale : l’histoire des gouvernements est le martyrologue du prolétariat" (Proudhon, 0. 184,page 652).

4) LE FÉDÉRALISME

"Le plus génial des penseurs anarchistes, Proudhon, devait pousser sa réflexion jusqu’au point où il apercevait le noeud de toutes ces exigences (voir notamment les cinquante premières pages du Principe Fédératif). Il finit par reconnaître, dans l’autorité et dans la liberté, deux principes indissolublement liés de l’ordre politique l’un sans l’autre vide de sens. Tout régime politique lui apparaît alors conne une transaction, un balancement entre les deux (…) il suffit que le citoyen se réserve individuellement, en formant le pacte, plus de droits, de liberté, d’autorité, de propriété qu’il n’en abandonne, au fond, et qu’il garde barre sur la société. Lorsqu’il commença à parler de fédération, ce n’est plus autre chose que Proudhon entendait par anarchie" (page 630).

En regardant "Du Principe Fédératif", pour vérifier le jugement de Mounier, nous trouvons que Proudhon en effet, exprime ces idées :

"Malgré l’attrait puissant de la liberté ni la démocratie, ni l’anarchie, dans la plénitude et l’intégrité de leur idée, ne se sont constituées nulle part" (page 279, éditions. Rivière 1959).

"Il faudra des siècles avant qu’une société entièrement libre se constitue" (page 287).

Aussi propose-t-il la solution fédéraliste :

"En résumé, le système fédératif, est l’opposé de la hiérarchie ou centralisation administrative et gouvernementale, par laquelle se distinguent, (…) les démocraties impériales, les monarchies (...). Sa loi fondamentale caractéristique est celle-ci : dans la fédération, les attributs de l’autorité centrale se spécialisent et se restreignent, diminuent de nombre, d’immédiateté, et si j’ose ainsi dire d’intensité, à mesure que la Confédération se développe par l’accession de nouveaux Etats" (page 321).

"La justice, le service militaire seront "sous la main des autorités locales" (page 329).

Mounier repoussant l’anarchisme "utopie saine (page 693) accorde sa préférence à Proudhon :

"Je ne vois plus guère de différence pratique entre les formules du Principe fédératif, et celles de l’Etat d’inspiration pluraliste dont le personnalisme à plus d’une fois esquissé l’inspiration. L’Etat, retrouvé par Proudhon, au-delà de ses négations premières, est reconnu comme garant des libertés ; la liberté n’est plus réduite au devoir négatif de ne pas "empiéter", elle est reconnue comme une puissance d’initiative créatrice ; l’Etat retrouve par elle un contenu spirituel, destiné qu’il est envers ses œuvres à une sorte de fécondation sans gestation, avec par excellence, pour attribut "d’instituer, de créer, d’inaugurer, d’installer" et le moins possible, contrairement à la formule ambiguë et dangereuse "d’exécuter". Nul doute que tout personnalisme doive pousser ses recherches dans ces directions" (page 693).

Ainsi, tout bien pesé, Mounier ne retient de l’Anarchie, que la conception mutualiste de Proudhon : faut-il rappeler que cette conception était combattue au sein de la Première Internationale aussi bien par la fraction marxiste, que par la fraction anarchiste ?
Faut-il aussi rappeler que la conception d’un Etat promoteur est courante chez tous les premiers théoriciens du libéralisme ? Critique théorique, critique de mot, peut-être, mais le manque de concrétisation historique et de référence au réel, de Mounier, permet toutes les interprétations. Que dire quand il cite Saint Thomas :

"Le gouvernement est d’autant meilleur qu’une perfection plus grande est communiquée par celui qui gouverne à ceux qui sont gouvernés ; or, c’est une perfection plus grande que d’être source d’action" (page 694, S. Th I, q. 103, a6).

Et il ajoute :

"On surprendrait beaucoup les anarchistes en leur montrant avec les textes de la tradition et des encycliques que, outrance et idéologies en mains, toute l’orientation effective de leur pensée va dans le sens de la doctrine catholique de l’Etat. Pour les actes de l’Eglise sociologiquement prise c’est une autre question qui relève de l’histoire, non de l’Eglise comme telle" (page 905).

A quoi bon discuter ? Entre les prêtres ouvriers et l’Opus Dei, le "Syllabus", ou "Pacem in terris", l’Eglise joue les caméléons suivant ses désirs.

5) L’ÉCONOMIE

"Les anarchistes, en cette matière, ne sont pas des forts en thème : Marx reprend ici le dessus sur plus d’un point"(page 696).

"Lisons ce titre : "Champs, usines, ateliers ou l’industrie combinée avec l’agriculture et le travail cérébral avec le travail manuel". C’est long à dire, mais cette usine placée en tampon entre le champ et l’atelier, cet effort vertueux (pour rejoindre les morceaux disloqués de l’homme économique, Pierre Kropotkine nous y découvre une volonté touchante de sauver la personne dans ces œuvres. Quand ils (anarchistes) rêvent ils ne rêvent pas de rationalisation, mais de surabondance. Les rêves de Marx sont des rêves de professeur, leurs rêves sont des rêves d’enfants : d’un côté l’armée des travailleurs disciplinés comme un rouage ; de l’autres, des hommes libres, turbulents de désirs, la "prise au tas"
.

"Ce même esprit se retrouve dans leur formule de base : "De chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins" (…) C’est au nom de cette liberté que les anarchistes se sont toujours opposés à la formule, communiste : "à chacun selon ses œuvres", incarnée dans le système des bons de travail" (pages 697-698).

"L’utopie, si séduisante, est ici cependant caractérisée (...). La naïveté dominante de cette utopie n’est d’ailleurs pas dans une erreur de date. Elle est de croire que le problème de la distribution soit surtout un problème de quantité, alors qu’il est plus encore, et de plus en plus à mesure que les hommes seront libérés des soucis primaires, un problème d’affectation. Tout serait bien si les désirs des hommes étaient des désirs parallèles, s’accroissant indéfiniment en hauteur. Mais les désirs des hommes sont des désirs jaloux, qui se recoupent, se concurrencent, se superposent. Ce n’est pas, contrairement au lieu commun, d’avoir une vue trop individualiste de l’homme qu’il faut faire ici grief aux anarchistes mais bien au contraire de n’avoir pas assimilé que l !homme est aussi individu, c’est-à-dire exclusivisme et jalousie (…). S’ils ne réussissent à éliminer la nécessité de cette règle, du moins les anarchistes l’orientent-ils par leur utopie, dans une direction heureuse". (page 699).

Mounier résume l’opinion des gens qui trouvent l’anarchisme "sympathique… ce serait tellement beau, si c’était réalisable". Et nous les soupçonnons de craindre au fond d’eux-mêmes, la disparition de la hiérarchie qui leur a en général donné un bon emploi. Seulement Mounier résume également leur ignorance de l’histoire et de l’homme.
Mounier publie son essai en avril 1937, dans le même numéro il y a une étude sur les collectivités agraires anarchistes en Espagne, par Labrousse. Pourquoi Mounier n’a-t-il pas daigné s’intéresser à ces collectivités agraires ou urbaines qui groupaient des centaines de milliers de personnes qui se souciaient peu de "l’utopie", de la "naïveté" ? Quels que puissent être les motifs avouables ou non de Mounier, cette "lacune", ce manque d’objectivité amoindrit son ouvrage. Nous consacrerons dans un prochain numéro de Noir et Rouge une étude sur l’Espagne qui étudiera principalement les réalisations anarchistes pendant (et malgré) la guerre.

6) LA PHILOSOPHIE

Mounier s’en prend aux affirmations scientistes et mécanistes de Kropotkine, par exemple :

"L’anarchie est une conception de l’univers basée sur une interprétation mécanique des phénomènes, qui embrasse toute la nature, y compris la société" (Science Moderne, page 46).

Il critique aussi Bakounine, mais d’une manière confuse et peu systématique, et finalement déclare :

"Trois notions me semblent exprimer ce que finalement l’anarchisme a senti de plus profond sur l’homme : celles de dignité, de révolte, d’émancipation" (page 710).

Curieusement, le professeur de philosophie qu’est Mounier traite faiblement cette partie. Là aussi des lacunes ; ni Malatesta, ni Berneri, ne semblent avoir existé.
En conclusion de ces "impasses de l’anarchisme", Mounier avoue :

"Nous avons accentué la faiblesse des positions centrales de l’anarchie aussi cruellement qu’il nous semblait nécessaire. Nous devons exiger d’autant plus d’un mouvement comme celui-là et nous montrer d’autant plus sévères à son égard qu’il approche plus près que d’autres les réalités que nous croyons seules aptes à vivifier l’âme populaire qui se cherche" (page 716).

7) ANARCHIE ET PERSONNALISME.

Mounier étudie en conclusion la théorie révolutionnaire anarchiste :

"C’est faire œuvre révolutionnaire que d’apporter en nos relations présentes, un peu de ce que devront être nos relations futures" (Jean Grave, Individu et Société, page 218-254).

"Si le milieu transforme l’homme, l’homme à coup sûr transforme le milieu" (page 723).

"C’est une grande erreur préparant une grande déception pour le plus grand nombre des nôtres qui croient la révolution assez efficace pour opérer, de sa propre vertu, la transformation de l’individu, sinon complète, du moins assez grande pour l’amener à assurer la réussite de la révolution qui l’aura régénéré".

"Si après tant de révolutions, les abus ont persisté, ou ont réussi dans le nouvel état de choses, à se faire jour sous de nouvelles formes, c’était, il faut bien le reconnaître, que les initiateurs du mouvement, trop en avance sur la foule, n’avaient pu réussir à l’entraîner dans leur marche en avant, ou — ce qui est plus probable — que leur avance sur la masse, plus apparente qu’effective, laissait en réalité leurs conceptions au niveau de la moyenne et tout leur révolutionnarisme se bornait à des changements de noms".

Mounier note à cet endroit :

"Cette recherche de la plus profonde réalité historique qui rejetait déjà les anarchistes de la politique parlementaire vers l’économique, les mène ici jusqu’au soubassement même d’une histoire humaine et raisonnable : la transformation que nous désirons peut demander l’œuvre, de plusieurs générations : or, tant que l’on ne se fera pas une idée nette de ce que pourra être cette révolution qui doit transformer toutes nos conceptions, toutes nos relations sociales, on risquera fort d’ergoter indéfiniment et de ne pas s’entendre sur ce qui lui sera possible et sur ce qui lui sera impossible".

Mounier ajoute :

"Il ne s’agit pas de reculer indéfiniment les révolutions nécessaires, mais de pénétrer de cette conviction et de cet esprit au moins à tous les degrés, les minorités agissantes" (page 724).

A propos du terrorisme Mounier développe en conclusion, des remarques intéressantes, malgré leur brièveté :

"Ici encore, ils glissèrent au système. Pour la formation des hommes, ils crurent trop aisément que préparer "dans les flancs de l’Internationalee un embryon de la société future suffirait pour que la société nouvelle ayant grossi, l’ancienne s’écroule de sa propre faiblesse : la passivité et l’inertie les rattraperait par un détour. Pour l’action, ils sont responsables d’une certaine mystique de l’agitation permanente dont il n’est pas dit qu’elle ne profite pas plus au regroupement des peurs et des forces de résistance qu’au maintien en bonne forme du mouvement de revendications populaires. Mais tout ne devait pas être perdu pour autant de leur message" (page 725).

Au moment même où Mounier considérait l’Anarchisme comme un simple message, des milliers d’hommes et de femmes essayaient, pas très loin de là, en Espagne, de mettre sur pied une société communiste libertaire. Leur sens du réel, de l’efficacité, leur courage et leur amour de la liberté, frappèrent bien des témoins.
Que valent, à côté de ce silence de Mounier, ses analyses sympathisantes de l’Anarchisme ?
Les auteurs qu’il connaît sont surtout Proudhon et Kropotkine. Il utilise peu Bakounine. Il ignore Malatesta et Berneri, son contemporain. Sa connaissance de l’Anarchisme est toute universitaire.
Tout en les approuvant dans l’ensemble, il n’accepte à aucun moment, les conséquences pratiques des thèses qu’il analyse. L’intérêt qu’il manifeste pour le mouvement ouvrier révolutionnaire reste toujours extérieur, imprécis ; il ne s’est jamais concrétisé.
Ainsi malgré les sincérités de l’auteur, tout cela ressemble fort à d’autres essais déjà faits pour apprivoiser l’anarchisme. Sans succès jusqu’ici.

Vidal