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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Le communisme et l’anarchisme
ESRI - Etudiants socialistes révolutionnaires internationalistes - 1900
Article mis en ligne le 9 juillet 2017
dernière modification le 20 janvier 2018

par ArchivesAutonomies

Des camarades ont demandé que la question des rapports du communisme et de l’anarchisme fut portée à l’ordre du jour du congrès ouvrier révolutionnaire international de 1900. Rien ne nous paraît plus utile que d’ouvrir une discussion sur ce point.

Les camarades ont pu remarquer qu’il était souvent difficile de faire accepter la conception du communiste anarchiste à ceux-là mêmes à qui elle devrait être le plus accessible aux ouvriers. Que chaque propagandiste s’examine sincèrement, il ne tardera pas à en trouver la raison.

On peut être très sûr de soi, mais il suffit d’analyser un peu les notions que l’on répand pour ne pas garder vis-à-vis de soi-même la même assurance. On peut, en public, dans les discussions entre camarades de travail, dans les discours que l’on prononce dans les meetings, dans les causeries que l’on fait dans les groupes d’étude, affecter beaucoup de fermeté dans ses propos. Mais à qui n’est-il pas arrivé de rencontrer une objection soulevée par un contradicteur à laquelle on sentait bien que l’on ne répondait qu’avec insuffisance. Si même, grâce à l’habileté dans la discussion à l’habitude des jeux oratoires, on remportait sur l’opposant un succès brillant, en descendant en soi-même, il fallait bien avouer en toute sincérité qu’on était pas de taille à répondre.

Il n’y a là rien d’extraordinaire. C’est un fait très explicable et dont on trouve facilement la raison dans la façon dont nous sommes devenus des anarchistes-communistes les uns et les autres. Les raisons qui nous ont déterminé à choisir ce point de vue sont infiniment multiples. Souvent elles ne se rapportaient en aucune façon à l’idée elle-même. Quand nous nous sommes trouvés les uns et les autres à cette période douloureuse où il nous fallait prendre parti, socialistes, se prononcer contre l’action électorale et parlementaire, bourgeois, rejeter les préjugés et les habitudes pour entrer dans les rangs du communisme révolutionnaire, inconscients, abandonner la paresse intellectuelle pour connaitre nos vrais intérêts et développer nos sentiments, à ce moment il a suffi souvent de bien peu de choses pour nous déterminer. La moindre impulsion pouvait déterminer la direction du mouvement. La personnalité sympathique d’un orateur, ses qualités physiques, le charme de sa parole, le caractère élevé d’un écrivain, la largeur de ses vues, la beauté de sa langue, le hasard même de certaines liaisons avec les gens ayant déjà quelques idées et plaisant par leur tour d’esprit ou la tenue de leur vie, tout cela a eu son effet, souvent une action décisive sur nos idées et nos convictions.

Il est clair que ces motifs déterminants n’avaient en eux-mêmes qu’une importance tout à fait minime. Il est non moins clair que nos convictions ne pouvaient en acquérir ni grande solidité ni grande fermeté. Il aurait fallu ne pas en rester là, mais au contraire soumettant à une critique sévère ce que l’on acceptait ainsi un peu à l’aveuglette, établir nos principes, les éclaircir, examiner s’ils s’accordaient avec les faits, avec leurs lois, en tirer les conclusions légitimes et voir si elles convenaient bien à tous nos besoins, à tous nos sentiments.

La chose a été rarement faite. Il est difficile à un ouvrier de soumettre, après son labeur journalier, à une critique impartiale et serrée les idées qu’il accepte. C’est même pénible pour un propagandiste qu’une situation plus ou moins privilégiée mettrait en posture de le faire. N’empêche qu’une telle incertitude peut avoir de forts grands inconvénients.

Un propagandiste comme propagandiste ne peut se contenter de raisons qui lui sont personnelles, qui ont amené sa conviction individuelle. D’abord, elles sont si loin de lui qu’il les a oubliées, peut-être même ne les a-t-il jamais connues distinctement. Enfin, elles n’ont souvent qu’un très mince rapport avec l’effet qu’elles ont produit. Dans tous ces cas, elles ne sauraient avoir une grande valeur au point de vue de la propagande. Un personnage très séduisant de sa personne, une espèce de sirène charmant tous ses auditeurs peut obtenir des succès appréciables, mais même dans ce cas, il ne restera pas grand chose des discours prononcés quelque temps après. Un propagandistes doit répandre ses sentiments, développer ses idées de façon à agir sur la plus grande masse possible. Là, est l’important. Il ne peut se borner à connaître les raisons personnelles de son opinion. Elles ont agi sur lui. Elles peuvent agir sur d’autres. Il lui faut, autant que possible, savoir toutes les raisons de sa conviction. Cela lui permettra d’agir ainsi plus fortement et sur plus de personnes. Il lui faut surtout ne répandre que des idées claires, claires dans son esprit et clairement exposées. Faute de se conformer à cette conduite il ne fait pas l’œuvre la meilleure possible. Il peut même faire œuvre mauvaise. S’il n’a pas suffisamment retourné sa question sous toutes ses faces, s’il ne l’a pas examiné avec tout le soin désirable il peut rencontrer une objection nouvelle pour lui. Il ne s’est pas préparé à y répondre. Il peut rester coi. Il peut essayer par des artifices oratoires de donner quelque illusion. Il peut enfin y répondre par des raisons qui ne valent que pour lui : dans tous ces cas, il devra bien s’avouer à lui-même qu’il n’a pas rempli son rôle et qu’un peu plus d’étude ou de préparation aurait rendu son action plus efficace.

Nous pensons donc qu’il serait infiniment utile aux communistes-anarchistes de profiter de la réunion d’un nombre considérable de camarades pour essayer de s’éclairer mutuellement sur le principe fondamental qu’ils défendent. Jamais l’occasion n’aura été plus favorable. Si l’une des principales utilités de ces réunions internationales est de nouer des relations entre les amis des différents pays, elles ont aussi un avantage qu’on ne peut nier. C’est de fournir l’occasion de déterminer plus nettement ce que l’on pense. Nous en avons une preuve dans les révolutions des Congrès de l’Internationale. Ce sont les considérants des résolutions adoptées qui ont fourni au socialisme moderne la plupart de ses formules théoriques. A une condition toutefois : il ne faut pas que les congrès tombent au rang des congrès internationaux parlementaires, où à mesure qu’ils se réunissent il devient de plus en plus difficile, nous ne disons pas de déterminer des points de vue théoriques, mais même de discuter des questions de propagande vraiment socialistes.

Nous croyons donc que, pour les propagandistes communistes anarchistes, il est très utile de profiter du Congrès de 1900 pour essayer d’éclaircir et de déterminer le principe même qu’ils proclament et nous pensons que cela ne peut qu’avoir un bon résultat pour la propagande.

L’effet sera tout aussi utile à un autre point de vue, au point de vue de l’action.

Au Congrès, se rencontreront des camarades venant de tous les points du globe. Beaucoup d’entre eux se croient d’accord sur le principe même. Ils se proclament tous partisans d’une même doctrine, répandent les mêmes idées, poursuivent le même but. Ils ne peuvent cependant pas ne pas avoir remarqué que cette unité de principes, cette communauté dans la théorie se traduit dans l’application par une action extrêmement variée. Si variée même qu’elle peut sembler à première vue un peu contradictoire. Et de fait dans bien des sphères de propagandes, des querelles, des disputes, des excommunications même se sont produites parce que les modes d’action différaient chez les anarchistes. Les uns préconisant les colonies, les autres n’y voyant que des entreprises hasardeuses propres seulement en cas de réussite à permettre à quelque camarade de se retirer de la société après fortune faite, incapables en tous cas de mettre au service de l’anarchisme le moindre argument par le fait. Les uns recommandant des écoles, en fondant leur confiance dans l’éducation morale, dans l’instruction. Les autres y voyant un abandon du point de vue révolutionnaire. Les uns se jetant dans les coopératives prétendant ainsi jeter actuellement les premières fondations de la société future, les autres y voyant un instrument de démoralisation, un palliatif, une dérivation de la propagande.

Cela étant, on nous accordera facilement que la discussion des principes mêmes ne peut qu’aider à résoudre ces différends, à donner plus d’homogénéité à l’action, à la rendre par-suite plus efficace. Si l’on admet que l’action d’un parti et surtout l’action des anarchistes ne doit pas heurter le principe fondamental pour lequel il combat, qu’elle doit au contraire être en parfaite harmonie avec lui, on admettra également qu’il est souhaitable que l’on connaisse bien ce principe, qu’on le détermine et le fixe. Cela fait il sera plus facile de voir si vraiment tel ou tel autre mode d’action s’accorde avec lui ou y contredit. Si on le fait on s’apercevra facilement que l’accord prétendu sur le principe est quelquefois plutôt superficiel que profond, formel et verbal, que matériel et réel et que les divergences dans la pratique traduisent souvent quoique inconsciemment des désaccords dans les principes.

Au point de vue, donc, de l’action anarchiste comme au point de vue de la propagande anarchiste une discussion sur le principe même du communisme anarchiste ne peut-être que très désirable et très utile dans le congrès révolutionnaire.

Nous pensons enfin qu’un semblable examen, fait en commun, dissipera ces préventions fâcheuses dont le mouvement révolutionnaire a tout à souffrir.

Ce Congrès comprend un certain nombre de prolétaires révolutionnaires, de communistes même, qui d’accord sur presque tous les points avec beaucoup de communistes anarchistes n’en refusent pas moins toujours à se laisser qualifier ainsi.

N’ayant rencontré les premières fois que des gens qui parce qu’ils n’ont rien de commun avec le socialisme et avec le mouvement ouvrier n’en éprouvent que plus impérieusement le besoin de se qualifier d’anarchistes, pour donner ainsi quelque couleur théorique à leur égoïsme, les individualistes ; ils ont reconnu, ce qui était exact, que des gens semblables ne pouvaient ni favoriser leurs intérêts, ni avoir leur sympathie ni partager leurs idées Ils en ont conclu que tous les anarchistes étaient des individualistes sans vouloir s’apercevoir que tous les anarchistes devaient être communistes s’ils ne voulaient pas être des bourgeois. Ou bien encore, se heurtant à des propagandistes anarchistes trop emportés dans leur zèle et cherchant avant tout à se distinguer des socialistes autoritaires, partisans de moyens illusoires, pratiquant l’électorat et le parlementarisme, les camarades ont cru que les anarchistes repoussaient tout le socialisme, alors que tous les anarchistes vraiment dignes de ce nom sont tous socialistes, et socialistes avant tout.

Une discussion sur le principe communiste anarchiste ne peut que nous aider à faire disparaître ces préventions. Si les prolétaires révolutionnaires, les plus avancés, si les communistes finissent par reconnaître que le différend est tout verbal, provient d’un malentendu, est causé par le peu de clarté qu’ont mis certains propagandistes dans leur exposition, par la confusion qui règne dans les idées même de certains anarchistes, la difficulté sera bien près d’être aplanie et chacun peut s’imaginer l’avantage énorme qui pourra en sortir pour le mouvement révolutionnaire.

Donc, à quelque point de vue que l’on se place, qu’anarchiste convaincu on veuille le succès de la propagande anarchiste, que l’on désire l’efficacité de l’action anarchiste, que révolutionnaire sincère l’on souhaite avec ardeur de hâter le moment de la révolution, dans tous les cas il nous parait de la dernière importance de discuter la question présente.

Le but de ce rapport est de permettre à tout le monde de s’expliquer et de s’éclaircir sur un point fondamental, de voir avec exactitude avec qui l’on marche et avec qui l’on peut marcher réellement. Le congrès en sera plus sincère puisque la discussion dissipera des équivoques qui durent depuis trop longtemps. Le Congres en sera plus utile puisqu’il fournira l’occasion d’assurer plus d’efficacité à la propagande, plus de force au mouvement révolutionnaire. Sa réussite en sera assurée : il aura servi à quelque chose.

Ce qu’il faut remarquer tout d’abord, c’est que nos adversaires s’appuient généralement surtout sur l’opposition qu’ils voient entre les notions de communisme et d’anarchisme. C’est là-dessus qu’on se base dans le camp social-démocrate, pour représenter les anarchistes comme des ennemis du mouvement ouvrier et du socialisme, comme des libéraux ou même comme des aristocrates c’est grâce à cette contradiction qu’on réussit à faire repousser l’épithète d’anarchiste par des révolutionnaires qui en réalité le sont absolument.

Voilà ce que dit Domela Nieuwenhuis dans son livre Le socialisme en danger p. 89.

"Nous estimons que communisme et anarchisme sont des conceptions qui s’excluent l’une l’autre. Kropotkine au contraire dans son beau livre, la Conquête du Pain p. 31, pense que “l’anarchie mène au communisme et le communisme à l’anarchie, l’un et l’autre n’étant que l’expression de la tendance prédominante des sociétés modernes à la recherche de l’égalité” et Domela ajoute “Il m’a été impossible d’établir l’argumentation nécessaire”.

Arrêtons nous à ce texte. Il va former le point de départ de tout notre rapport. Si Domela n’a pu établir cette argumentation, on peut s’imaginer la difficulté qu’il y a à le faire pour des ouvriers qui ne sont pas informés ou qui ne peuvent l’être que difficilement par suite de leur situation même.

De plus, ce passage résume admirablement un grand nombre de difficultés, d’objections, de problèmes que le propagandiste rencontre sur sa route. Il en donne, eu quelque sorte, la formule.

La difficulté provient du peu de clarté que l’on met dans les deux termes employés. Pour certains qui sont passés par les rangs du socialisme plus ou moins autoritaire avant d’arriver à l’anarchie, et qui ont eu à subir les attaques violentes des révolutionnaires inclinant à l’individualisme, le terme d’anarchisme exprime le contraire même du communisme et en général de tout socialisme. Ils restreignent l’anarchisme uniquement à l’individualisme En ce sens ils ont raison de ne pas comprendre qu’il est possible de passer du communisme qui est un système socialiste, à l’individualisme qui n’est rien de semblable. Pour eux tous les anarchistes sont des individualistes si communistes qu’ils prétendent être. Ou plutôt l’anarchisme se confond avec l’individualisme, certains vont jusqu’à prétendre qu’il en est le couronnement.

Nous nous proposons de démontrer qu’il y a abus de terme flagrant à entendre la chose ainsi et si nous le faisons, nous aurons éclairci la question à ce point de vue.

D’autres, ne commettent pas une confusion moindre bien qu’en sens opposé. Comme le communisme est une espèce de socialisme et qu’ils ont pu se convaincre que beaucoup de systèmes socialistes aboutiraient s’ils étaient réalisés à restreindre, d’une façon plus ou moins forte, la liberté générale des membres de la Société, ils reprochent au communisme les défauts du socialisme autoritaire.

Malato, dans son livre la Philosophie de l’Anarchie, parle du communisme comme d’un “coercitif” nécessaire à l’anarchie, ce qui, sous-entend ainsi une certaine contradiction. Par communisme il entend le socialisme en général, et il l’oppose, comme tel, à l’individualisme bourgeois. D’autres, partant de cette contradiction, vont jusqu’à nier la nécessité même de ce correctif.

Pour eux, un anarchiste ne saurait être communiste sans être infidèle à ses principes. Nous pensons que là encore on emploie abusivement les termes, et qu’il y a inexactitude à adresser au communisme anarchiste les critiques qui conviennent au communisme par exemple et en général aux autres systèmes socialistes.

Il y a quelques années notre groupe a publié une brochure (Anarchistes et Syndicats) où nous avons dit, entre autres choses, que nous étions d’abord communistes, puis anarchistes. C’était la conséquence logique de la façon dont nous nous comprenons ces deux termes, mais comme le sujet de notre travail était à ce moment tout à fait autre, nous ne nous sommes pas expliqués davantage et notre pensée a pu paraître peu claire à beaucoup de camarades. Nous voulons profiter de l’occasion qui se présente maintenant pour expliquer notre point de vue.

Comment allons nous donc déterminer le contenu de ces deux termes ?
Relisons les belles pages que Kropotkine a placées au début de sa brochure Anarchie, sa philosophie et son idéal (p. 119).

Empruntant quelques exemples aux différentes sciences, il montre que la tendance générale de l’évolution scientifique actuelle aboutit à une nouvelle interprétation des phénomènes, que partout on s’emploie à briser les catégories abstraites dans lesquelles on enfermait les objets réels, que l’on substituait à eux, auxquelles on attribuait une réalité comme à eux-même. Il ajoute : “En même temps qu’une nouvelle vue d’ensemble, une nouvelle philosophie s’élabore ainsi dans les sciences, nous voyons aussi s’élaborer une conception de la société tout à fait différente de celles qui ont prévalu jusqu’à nos jours. Elle cherche le plus complet développement de l’individualité, combiné avec le plus haut développement de l’Association volontaire sous tous les aspects, à tous les degrés possibles, pour tous les buts imaginables : association toujours changeante, portant en elle-même les éléments de sa durée et revêtant les formes qui à chaque moment répondent le mieux aux aspirations multiples de tous... C’est seulement aujourd’hui que l’idéal de société où chacun ne se gouverne que par sa propre volonté (laquelle est évidemment un résultat des influences sociales que chacun subit), s’affirme sous son côté économique, politique et moral à la fois, et qu’il se présente appuyé sur la nécessité du communisme imposé à nos sociétés modernes par le caractère éminemment social de notre production actuelle.

Nous avons vu que dans le passage que nous avons cité de Kropotkine que la philosophie moderne et en général les sciences morales réclamaient dans leurs conclusions, quand elles étaient interprétées par des esprits libres, un état social fondé sur de nouvelles bases.

Ce point de vue nouveau consiste donc à prendre pour point de départ l’élément composant, l’individu avec ses besoins, et c’est à ce point de vue que nous nous plaçons.

En effet, quels sont les besoins qui doivent être satisfaits pour permettre ensuite la satisfaction de tous les autres ? Ce sont incontestablement les besoins matériels et en voulant assurer le bien-être matériel à tous, nous sommes forcément amenés au socialisme. Mais-il y a plusieurs sortes de socialisme et pour choisir entre les différentes écoles, nous ne pouvons nous guider uniquement sur des considérations de bien-être matériel ; en dehors de ces besoins primordiaux, il y en a d’autres dont il faut également tenir compte et qui nous font préférer telle forme de socialisme à une autre.

Un être, quel qu’il soit, a toujours tendance à être et à mieux être. Cette tendance, quand elle est consciente, se traduit par les besoins dérivant d’une privation à satisfaire, comme la faim, la soif, etc., puis par les besoins qui dérivent d’un excès à dépenser, comme le besoin d’activité, de mouvement, etc. D’autre part, l’émotion tendre de la sympathie, basée sur l’attrait du semblable pour le semble fonde le sentiment social. C’est la source de la solidarité. Le plaisir qui résulte de la satisfaction de ce sentiment se transfère à son objet. Il en résulte une tendance à la répétition de l’acte bienveillant : d’où la bienveillance. Si à l’émotion tendre de la sympathie vient se joindre l’idée d’obligation, elle devient le sentiment moral ou sentiment de justice fondé sur l’équivalence et la réciprocité. Viennent ensuite les autres sentiments supérieurs.

Grâce aux contributions fournies à l’étude de l’état social par les lois empiriques de la statistique et de l’histoire d’une part, de l’économie politique et de la politique proprement dite de l’autre, on arrive, en confrontant les données empiriques avec les lois du composant à montrer quelles sont les causes qui produisent l’état social et les phénomènes qui le caractérisent, à montrer quel effet résulte d’une cause donnée dans certaines conditions sociales.

On peut, dès lors, déterminer la combinaison de circonstances qui pourrait produire la fin désirée, amener la satisfaction de tous les besoins. Il faut, d’après ce qui précède, que l’état social donne satisfaction aux besoins de l’homme en raison de leur urgence ; à ses besoins immédiats d’abord, puis à ses tendances sympathiques, sentiment social et sentiment moral, enfin à ses sentiments supérieurs.

Dans le socialisme nous distinguons 2 courants : le collectivisme, avec sa formule”à chacun le produit de son travail" et le communisme avec la sienne ; “de chacun selon ses forces, à chacun selon ses besoins”. Le premier est basé économiquement sur le salariat et moralement sur l’idée de la rétribution du mérite. De plus, politiquement, il rend inévitable un régime autoritaire et centraliste. Le second supprime, dans le domaine économique, toute trace de salariat et les rapports-de domination qui en découlent, “En prenant pour point de départ les besoins de l’individu, on arrive nécessairement au communisme comme organisation permettant de satisfaire tous ces besoins de la façon la plus complète et la plus économique.... Le communisme - c’est-à-dire une vue synthétique de la consommation, de la production et de l’échange et une organisation qui réponde à cette vue synthétique - devient ainsi la conséquence logique de cette compréhension des choses, la seule, à notre avis, qui soit scientifique” [1].

De plus, le communisme peut seul, grâce à l’organisation économique qui lui correspond, donner satisfaction à nos sentiments de justice et de solidarité. La morale qu’il établit dans les relations entre les hommes est tout à fait différente de la morale collectiviste, et cela grâce à la disposition du salariat.

Comme l’homme actuellement a besoin de satisfaire aux nécessités de l’existence et que l’ouvrier ne reçoit en échange de sa force de travail en moyenne que ce qui lui faut pour vivre et se reproduire, il est indispensable de supprimer le salariat parce qu’il menace l’existence même de l’individu ce qui n’est possible qu’en communisme.

C’est en vertu des sentiments de solidarité et de réciprocité que nous repoussons tous les systèmes socialistes dans lesquels le salariat subsiste où le salaire du travail est proportionnel à ce dernier, ou les inégalités causées par des inaptitudes physiques ont une sanction matérielle, ou la rente continue d’exister.

Le socialisme doit être communisme parce que la consommation doit être conforme non aux qualités spéciales de l’individu mais à ses besoins. Mème en cas d’insuffisance des produits, quand le rationnement s’impose. la consommation est encore indépendante des facultés personnelles.

De plus, nous avons déjà dit que la forme collectiviste supposait nécessairement l’existence d’une autorité, d’un Etat. Quels que soient les arguments dont les collectivistes se servent, ils ne pourront jamais démontrer le contraire, car tout mode de répartition qui a une autre base que les besoins, à besoin d’un pouvoir pour le défendre- et le pratiquer. Au contraire, le communisme nous donne également satisfaction, sur ce point ; les mêmes raisons qui nous ont fait préférer cette forme à la forme collectiviste (raisons tirées des considérations de solidarité, de justice, etc.), nous conduisent à être anarchistes, c’est-à-dire considérer comme un mal dont il faut se débarrasser, l’existence de l’Etat. Or, seul le communisme peut se passer de l’Etat et du pouvoir. C’est en ce sens que nous avons toujours dit que nous étions d’abord communistes et que nos idées anarchistes en découlaient ; après la satisfaction des besoins matériels de façon vient la satisfaction des autres besoins sociaux et moraux pour laquelle l’abolition du pouvoir est une garantie indispensable Nous arrivons ainsi à la définit ion de ce que représente pour nous l’anarchie. Nous l’envisageons comme le côté politique d’une conception dont le communisme forme le côté économique. Peut-être même l’évolution politique dans ce sens doit-elle nécessairement accompagner l’évolution économique vers le communisme. Cela nous parait découler de toutes les observations qu’il nous est possible de faire actuellement.

Un autre passage, tiré du livre de Domela que nous, avons déjà cité, parle dans le même sens et, chose singulière, l’auteur qui n’a pu trouver l’argumentation nécessaire pour passer du communisme à l’anarchisme, est de son propre aveu d’accord avec Kropotkine.

“Un nouveau mode de production ne peut jamais s’accorder avec un ancien mode de consommation, il ne peut, non plus s’accorder avec des formes surannées de l’organisation politique. Dans la société où la différence entre capitaliste et ouvrier disparaît, il n’y a pas de nécessité d’un gouvernement : ce serait un anachronisme, un obstacle. Des ouvriers libres demandent une organisation libre et celle-ci est incompatible avec la suprématie d’individus dans l’Etat. Le système non capitaliste comprend en soi le système non gouvernemental” [2]

Mais le lien étroit qui réunit l’anarchisme au communisme n’est pas seulement théorique et logique : c’est également un lien de fait. Dès le commencement du mouvement anarchiste (comme mouvement ouvrier et révolutionnaire, sans compter les quelques considérations théoriques qui avaient été émises auparavant) il avait pour base l’idée communiste. Nous voulons parler du temps de l’Internationale.

On sait dans quelles circonstances l’anarchisme est né. Les représentants les plus autorisés du socialisme s’étaient réunis en une association puissante où toutes les tendances du mouvement se trouvaient représentées. Elles s’y heurtaient, non sans fracas, comme bien on pense. Les éléments les plus avancés, les adeptes du communisme allemand, les quelques communistes français qui s’y trouvaient, les disciples de Collins, etc., réussirent à éliminer peu à peu les théories plus ou moins incomplètes, fausses, réactionnaires, des mutuellistes, coopérateurs. Mais au lieu de rester fidèles aux idées qu’ils défendaient au moins en partie à l’origine, au lieu de montrer sur le terrain politique la vigueur dont ils faisaient preuve sur le terrain économique, ils se laissèrent aller à de déplorables concessions. Ils étaient, à la vérité, fort révolutionnaires, beaucoup plus que ne le sont actuellement leurs disciples. Mais ils ne surent pas considérer la forme économique et la forme politique de la société avec une égale largeur de vue.

A mesure même que leur influence devenait plus prépondérante, ils laissèrent fléchir quelque peu leur foi révolutionnaire. Ils adoptèrent une sorte de méthode évolutionniste pour la politique alors qu’ils restaient toujours intransigeants au point de vue économique. Ils crurent à la nécessité de passer par plusieurs phases politiques, correspondant à certains moments économiques de l’évolution sociale.

Il était urgent de protester au nom de la sincérité, de la fidélité aux principes posés en premier lieu, au nom même des intérêts directs de la classe ouvrière.

Un certain nombre de membres de l’Internationale, ceux surtout sur lesquels se faisait sentir l’influence de Bakounine reprirent l’attitude intransigeante. Peu ambitieux politiquement, s’attachant avant tout à la nécessité d’une transformation économique générale de la société et obtenue coûte que coûte, ils rejetèrent toutes les atténuations et les concessions de ceux qui s’appelaient encore communistes. Ils en arrivèrent à se convaincre que l’ordre si économique actuel était transformé de fond en comble, il n’y avait plus lieu de maintenir une forme ou des formes politiques correspondant à cette forme économique vermoulue ou a des formes économiques plus anciennes encore. Ils en arrivèrent à nier énergiquement la nécessité de conserver un Etat qui était de l’aveu des communistes de l’époque, un produit ; un organe de la société bourgeoise. Ils devinrent anti-étatistes, anarchistes.

Ils avaient pu, d’ailleurs, au sein même de l’Internationale, s’éclairer sur les dangers de conserver, même dans une association composée uniquement de socialistes, un organe directeur. Il est à croire que la politique dictatoriale du conseil général leur fit plus ou moins sentir les inconvénients d’une dictature du prolétariat, première phase suivant les disciples de Marx, de l’évolution communiste de la Société.

Quoi qu’il en soit, d’ailleurs, c’est dans ces conditions que s’élabore la théorie anarchiste. Son origine est communiste indubitablement.

Il suffit de parcourir les écrits, articles de journaux, brochures, discours de son premier théoricien pour en être convaincu. Bakounine, c’est lui que nous avons en vue, ne sépare, en effet, jamais son anarchisme de son communisme. Il le sépare même si peu qu’il prononce rarement le terme d’anarchisme. L’anarchisme n’est, pour lui, que la façon saine dont il faut entendre le communisme, ou plutôt dont il faut entendre la forme politique, l’organisation d’une société basée sur le principe communiste. Jamais il ne lui est venu la pensée de séparer sa cause de celle du socialisme. L’anarchisme est sans doute une conception différente de celle des autres socialistes, mais il ne doit leur être préféré que parce que c’est la forme la plus complète, la plus parfaite parce que c’est la meilleure forme d’organisation de la société socialiste.

Nous venons d’établir que la tendance que nous représentons n’est pas nouvelle et qu’elle date même de l’origine du mouvement. Mais, bien qu’elle soit la plus ancienne, nous pensons qu’elle n’a pas été encore suffisamment fondée. Son principe semble même échapper à ceux qui la suivent.

Les camarades ont pu voir par ce qui précède que c’est en nous plaçant à un point de vue moral que nous avons été amené à nous proclamer socialistes, puis à préférer le communisme aux autres formes du socialisme, et à choisir enfin le communisme anarchiste.

C’est parce que nous établissons une hiérarchie morale dans nos besoins, que nous sommes communistes et anarchistes.

Nous pensons que l’existence même d’une société telle que nous la rêvons est liée à l’existence d’un mode de conduite conçu comme nécessaire et que, sans la pratique de la réciprocité, il n’y a pas de société possible et sans société l’existence menée par l’homme ne sera pas beaucoup supérieure à celle de la brute.

Le communisme consiste dans la mise en commun des intérêts primitivement antagonistes de telle sorte que l’intérêt de chacun devienne l’intérêt de tous. La seule forme morale qui permette de concilier ainsi l’amour de soi et l’amour d’autrui à laquelle le communisme donne satisfaction et que d’autre part il nécessite, est une morale sentimentale, la morale de la sympathie.

Son premier principe peut se formuler dans le précepte suivant : “chacun pour tous, tous pour chacun”. Il exprime ce que chacun doit faire dans une telle société et quels avantages il retire de sa participation à cette société. C’est ce principe qui exclut la proportionnalité entre ce que l’on donne aux autres sociétaires et ce qu’on reçoit d’eux. C’est ce principe qui nous fait rejeter le salariat, puisque dans un régime fondé sur celui-ci on pratiquerait le chacun pour soi. C’est ce principe qui nous permet d’arriver à la formule même de la morale communiste “de chacun suivant ses forces, à chacun suivant ses besoins” où sont indiqués les droits et les devoirs de chacun. Mais comme il est impossible d’évaluer les forces d’autrui, on est amené à nier toute espèce de sanction et seul l’état d’anarchie nous permet d’appliquer pleinement ce principe puisque par essence même elle exclut la contrainte et exige que tout se fasse spontanément.

Le principe général de la morale communiste anarchiste serait donc de travailler au bonheur de la communauté comme à son propre bonheur, dans la mesure de ses forces, sans y être obligé et sans désirer d’autre sanction que la réalisation ou le maintien de cette société qui offre à tous, à soi et à ses semblables, les meilleurs moyens et les meilleures modes d’action.

Dans une société où les hommes se conformeraient à cette morale le bonheur de chacun serait assuré par les efforts de tous, il recevrait dans la mesure de ses besoins et sa liberté serait sauvegardée.

Les caractères de la morale anarchiste sont donc les suivants :

1°). C’est sur la sympathie, qui concilie l’amour d’autrui avec le lien propre, qu’elle s’appuie ;
2°) Elle demande à chacun des choses différentes, de telle sorte que "le devoir" n’est pas le même pour tous, mais que chacun est moral dans la mesure de ses forces ;
3°) Enfin, puisqu’elle est sans obligation ni sanction, ses commandements revêtent un aspect particulier, et sont plutôt des conseils, car l’on ne peut parler de commandement que là où il y a pénalité. De même les idées de devoirs et de droits se transforment tellement, qu’elles ne correspondent plus du tout à celles auxquelles la morale bourgeoise donne ces noms. Néanmoins on peut penser utile de les conserver, car il faut bien donner un nom aux rapports moraux de l’individu et de la société. Le devoir, pour l’anarchiste, c’est un besoin moral, plus ou moins impérieux. Le droit c’est un avantage moral. Mais, dans aucun cas, comme dans la société actuelle, le devoir et le droit ne se définissent par la pénalité ou la sanction, d’ailleurs, dans la plupart des cas, les devoirs et les droits de l’anarchiste se confondent, son bonheur étant celui de ses semblables, et ne pouvant s’en séparer.

On le voit donc le point de vue théorique auquel nous nous plaçons est nettement moral, sentimental. Nous savons bien que disant la chose aussi franchement, nous risquons de nous attirer un grand nombre de reproches, mais nous pensons que le fait d’avoir repoussé la morale qu’enseignent les professeurs et les prêtres, n’empêche pas chacun de nous, qu’il s’en doute ou non, d’avoir une morale. Nous pouvons différer d’opinion sur le mobile ou les principes de nos actes, sur le bien, le bonheur, le droit, la liberté ou la responsabilité, nous pouvons même nous interdire sur ces abstractions toute espèce de conclusion, mais il n’est pas possible que dans notre manière d’agir il n’y ait une certaine constance, dans nos décisions, nos opinions, nos appréciations une certaine coordination, qui manifestent une morale.

Le très grand regret que nous avons, c’est que l’attention des camarades ne se soit pas porté sur ce point avec toute l’attention nécessaire.
Qu’ils examinent la question et ils verront que consciemment ou inconsciemment ou bien ils se placent à notre point de vue et ils restent alors d’accord avec eux-mêmes, ou ils le rejettent et dans ce cas ils s’exposent à des contradictions choquantes et à des difficultés inouïes.

Si l’on part d’abstractions et d’êtres de raison, si l’on n’a continuellement que “l’idée” sur les lèvres, si raillant la morale du sacrifice on tente de s’appuyer uniquement sur l’égoïsme et sur l’intérêt, on risque fort d’incliner même inconsciemment à l’individualisme qui est l’opposé diamétral du communisme et par suite de l’anarchie.