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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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L’armement du Prolétariat – A. P.
Terre Libre N°15 - Juillet 1935
Article mis en ligne le 5 avril 2018
dernière modification le 19 février 2018

par ArchivesAutonomies

Le mouvement ouvrier au XIX° siècle a commencé avec Babeuf et Blanqui par poser l’armement du prolétariat comme le problème capital du socialisme : "Qui a du fer, a du pain". Ce même mouvement a sombré dans le réformisme avec l’affirmation d’Engels annonçant en 1888 [1] (dans sa préface à la Lutte de classe en France) la possibilité de réaliser le socialisme pacifiquement, l’inutilité de la lutte armée et l’incapacité du prolétariat à soutenir une telle lutte dans l’état actuel de la technique militaire. Trente ans plus tard, cette théorie d’Engels était hautement désavouée par Rosa Luxembourg dans son Discours sur le Programme, où la vaillante militante Spartakiste proclamait la nécessité de renouer, par-dessus un demi-siècle de social-démocratie, les traditions héroïques du mouvement ouvrier insurrectionnel et spontanéiste.

Le problème du prolétariat en armes avait réapparu avec la grande guerre pour jouer de nouveau un rôle capital dans les révolutions de l’Europe orientale et centrale.

Les expériences de Russie (1917-1918), d’Allemagne (1918-1919), de Hongrie, Bavière, Italie, Pologne et Ruhr (1919-1920) ont démontré d’une façon éclatante la valeur révolutionnaire de l’action armée menée par des bandes volantes de "partisans rouges" selon la méthode de Bakounine. D’autre part, toutes les tentatives de militarisme rouge, avortées ou réussies, ont abouti à des reculs, des capitulations ou des sabotages de la révolution. Ainsi s’est imposée à la conscience prolétarienne l’idée de l’armement clandestin, général et direct des classes révolutionnaires, idée essentiellement fédéraliste, antimilitariste et libertaire.

Durant les années 1922-1932, cette idée a été systématiquement déformée par les partis marxistes qui ont fait de la double formule : "Armement du prolétariat — désarmement de la bourgeoisie" un article de leur programme électoral, donc une demande à la bourgeoisie.

Trois tendances principales s’affrontent, au sujet des moyens de force à mettre en œuvre dans une révolution ; ces trois tendances sont les suivantes :

Armement universel du peuple travailleur. Ce fut la solution de la Commune. Chacun se considère comme le gardien de sa propre liberté. La Commune de Paris n’avait pas de code militaire : les "fédérés" qui ne répondaient pas à l’appel de la Commune n’étaient pas traités en déserteurs ; on leur demandait seulement de remettre leurs armes en des mains plus courageuses et on leur supprimait la solde de garde national à laquelle avaient droit les combattants. Les communards de 1871 nommaient leurs chefs ; ils les révoquaient en cas d’incapacité, d’abus de pouvoir ou de tiédeur révolutionnaires. Ils n’étaient ni brimés, ni encasernés et n’exerçaient aucun droit spécial sur l’ensemble de la population. La Commune n’avait donc ni armée, ni police distincte, ainsi que Marx l’a reconnu dans La Guerre Civile en France.

Création d’une milice dans les cadres d’un parti. Tactique inaugurée par les socialistes autrichiens, qui constituèrent le Schutzbund comme instrument de défense de la démocratie en cas de prise socialiste du pouvoir. Les adhérents recevaient un entraînement militaire en attendant l’heure décisive, et disposaient de dépôts d’armes En Allemagne, les organisations communistes du Rote Front-Kämpferbund et socialistes du Reichsbanner jouaient le rôle d’organisations politiques militarisées, mais leur rôle se limita en général aux parades et aux services d’ordres. Il ne semble pas que les chefs du prolétariat allemand aient jamais compté sérieusement sur une utilisation insurrectionnelle de ces éléments. En Espagne, l’armement du prolétariat était également confiné par les chefs de l’Alliance Ouvrière dans les cadres d’une organisation à caractère politico-militaire, puisqu’ils se refusèrent toujours à armer l’ensemble des travailleurs révolutionnaires, et en particulier les avant-gardes anarchistes de la F. A. I. et de la C. N. T. La formation de forces armées inféodées aux partis entraîne, comme l’a avoué Léon Blum au congrès de Mulhouse, les perspectives d’une lutte fratricide entre prolétaires autour de la question du pouvoir central.

Noyautage et utilisation de l’armée et de la police bourgeoise. Cette tactique est actuellement préconisée par l’Internationale communiste et par l’Internationale socialiste, à l’exclusion de toute autre. La conquête de l’armée et de la police (cadres compris), avait été tentée en Allemagne de 1922 à 1932 sous le couvert des mots d’ordre nationaux et des revendications professionnelles propres aux mercenaires de la Reichswehr, de la Schupo, etc. Elle avait pour but de s’assurer le loyalisme de la force armée, dans l’éventualité d’une crise parlementaire décisive en faveur des partis marxistes. Dans ce but, on promettait aux serviteurs du capital la conservation et le renforcement de leurs privilèges, l’augmentation de leurs soldes, un service moins rigoureux, etc., etc. Aux yeux des politiciens socialo-communistes, le Schutzmann et le soldat de la Reichswehr étaient désignés d’avance comme les gardiens de l’ordre nouveau, à l’exclusion du peuple en arme, et les formations politico-militaires elles-mêmes n’étaient appelées qu’à intervenir en second rang, pour être versées dans la police auxiliaire ou constituer les cadres d’une armée de mobilisation.

Même au point de vue de la défense contre le fascisme, les chefs social-démocrates et les bolchevistes ne comptaient en aucune façon sur leurs organisations politico-militaires, et en 1932 ils leur interdisaient tout recours à la lutte directe, dans l’espoir d’une intervention de la Reichswehr et de la Police d’État.

C’est parce qu’ils ont craint de voir la Reichswehr et la Schupo s’unir aux nazis, que les marxistes allemands ont calomnié Van der Lubbe et interrompu ainsi le mouvement insurrectionnel que son geste avait suscité. Mais ils ne se sont pas sauvés pour cela. Même après que le national-allemand Oberfohren eut accusé Hitler d’être le provocateur de l’incendie (Oberfohren voulait par cela substituer la dictature de Hindenbourg à celle des chemises brunes), la Reichswehr et la police restèrent en relations amicales avec le National-Socialisme et ils méritèrent toute la reconnaissance d’Hitler, qui trouva en eux un appareil de pouvoir beaucoup plus sûr que la S. A.

Les ennuis de toutes sortes qu’ont valu à Hitler le système des milices brunes et l’obligation où il s’est trouvé de les rejeter à l’arrière-plan de son système politico-militaire, ont décidé les chefs socialo-communistes de tous les pays à abandonner définitivement l’idée des milices du type Schutzbund, pour se consacrer au noyautage de l’armée.

Seuls les trotzkistes et les socialistes nuance Marceau Pivert s’accrochent encore à "l’erreur putchiste", à "l’aventurisme blanquiste" des formations politiques armées, et cela en dépit des excommunications de leurs partis respectifs. Récemment encore, un secrétaire de rayon communiste de la région parisienne fut exclu pour avoir conseillé à ses camarades du comité de rayon d’acheter individuellement des revolvers. Le "front populaire" socialo-communiste est ouvertement hostile à la tactique des "minorités agissantes" type Schutzbund ou Roter Front-Kampferbund. Il condamne tout illégalisme, toute action clandestine ou violente, et dénonce "l’anarchisme du fait individuel" au nom de la soi-disant action de masse.

En fait, il est également hostile à toute "action de masse" autre que meeting ou cortèges pacifiques à faire matraquer par la police. Car lorsqu’on dénie à la masse ouvrière le droit de s’armer et d’agir les armes à la main, de conserver les armes d’un bout à l’autre de la révolution, on est mal venu à parler "d’action de masses".

Il n’est pas douteux que l’armement de la masse et par conséquent aussi l’action de masse soit aujourd’hui reniés par le marxisme stalinien et social-démocrate : l’Humanité et le Populaire sont d’accord pour rejeter sur les libertaires la responsabilité de cette "revendication périmée d’un anarchisme ou d’un hervéisme provocateurs".

Une fois de plus, nous restons seuls en face de tous les faiseurs de dupes et de tous les charlatans dont la politique mène le peuple travailleur à sa perte ; nous essayons de dire sans détour la vérité à ceux qui croient que le désarmement des ligues-fascistes peut être réalisé autrement que les armes à la main et par les ouvriers eux-mêmes. Nous essayons de réveiller les militants qu’on endort avec l’opium du parlementarisme. A eux d’ouvrir les yeux avant qu’il soit trop tard.