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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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La petite galaxie du syndicalisme alternatif – Cosimo Scarinzi
La question sociale N°3 – Hiver – 2005 – 2006
Article mis en ligne le 5 janvier 2019
dernière modification le 24 décembre 2018

par ArchivesAutonomies

Créer de nouvelles structures indépendantes des centrales institutionnelles : ce besoin, qui en Italie s’est affirmé au cours des années 1980 et1990, s’est traduit par la naissance, dans le public comme dans le privé, de plusieurs nouveaux syndicats et confédérations. Récit de la formation de cette constellation, et brèves considérations sur les limites de son caractère alternatif.

En Italie, le syndicalisme alternatif au sens propre [1] a commencé à occuper une place significative à partir des premières années 1990. Au cours des décennies précédentes, les tentatives d’organisation syndicale alternative aux syndicats institutionnels (CGIL, CISL, UIL, Confsal et Cisal) n’ont certes pas manqué, sans toutefois atteindre une importance et une implantation significatives. En général, quand des groupes consistants de travailleurs décidaient de rompre avec les syndicats institutionnels, l’on voyait se mettre en place des coordinations de base ou des comités de lutte liés à un moment de forte mobilisation, souvent animés par des militants politiques/syndicaux d’extrême gauche, ou bien se constituer des regroupements à caractère syndical sur une base microcatégorielle.

Dans la seconde moitié des années 1970 notamment, certains ont tenté de reconstruire l’USI-AIT, la vieille centrale syndicale d’orientation libertaire, mais sans grand résultat, en raison à la fois de difficultés d’ordre général et du faible intérêt manifesté par la mouvance libertaire [2]. En matière d’anarcho-syndicalisme, on a plus eu affaire au développement d’un débat politique vivant et de travaux de recherche historique intéressants qu’à une véritable expérimentation sur le terrain.

En revanche, le petit syndicat alternatif que sont les Rappresentanze Sindacali di Base (RdB), mis sur pied par des salariés d’administrations publiques, de Rome notamment, a mieux résisté : il a connu une croissance modérée mais continue au cours des années 1980, devenant un des noyaux fondateurs de la CUB dans les années 1990.

Les années 1980 ont connu deux expériences importantes de rupture avec le syndicalisme institutionnel : les Comités de base de l’éducation (Cobas) et la Coordination des conducteurs unis (COMU) dans les chemins de fer.

Les Cobas de l’éducation ne se sont pas donné de structure syndicale au sens propre avant les années 1990 : ils se présentaient comme pôle à la fois politique, syndical et culturel. Il faut savoir qu’en tant que mouvement, les Cobas ont disparu à la fin des années 1980 - seuls ont subsisté sous ce nom quelques groupes de militants.

Le COMU, qui à l’origine s’est développé sur la base d’une pratique très radicale et démocratique, devient le premier syndicat chez les conducteurs de trains - à caractère fortement catégoriel ou, comme l’on dit en Italie, corporatiste. Au cours des années 1990, il se fond dans l’ORSA, organisation regroupant un ensemble de syndicats catégoriels des chemins de fer. Dans le but d’accéder aux droits syndicaux, celle-ci choisit de signer une série d’accords imposés par l’entreprise et par les CGIL-CISL-UIL et s’éloigne de plus en plus du syndicalisme de base. Ces derniers temps, d’importants groupes de militants ou simples adhérents de l’ORSA ont été amenés à faire une critique sévère de cette organisation et même à la quitter, pour entrer à la CUB Transports ou au SULT (Syndicat unitaire des travailleurs des transports), l’autre syndicat alternatif présent dans le secteur.

Au début des années 1990, avec la fin de la Ire République et l’acceptation par les syndicats institutionnels de politiques de rigueur drastiques (baisse des salaires, des retraites et des allocations diverses), un puissant mouvement social d’opposition se développe. Dans cette période naissent des syndicats de base ou indépendants, qui sont l’expression d’une opposition de masse à la concertation. L’événement le plus significatif de cette période est le choix fait par un important groupe de syndicalistes et de simples syndiqués du secteur de la métallurgie de la région de Milan de quitter la CISL et de créer la FLMU (Fédération des sidérurgistes unis). Significatif car il apporte un démenti à l’idée, fort répandue jusque dans les milieux d’extrême gauche, qu’il ne serait possible de créer des organisations indépendantes des grandes confédérations que dans le secteur relativement protégé de la fonction publique. Signalons d’ailleurs que la FLMU se structure dès le départ sur le modèle des syndicats traditionnels : des permanents, un petit appareil, une organisation fondée les adhésions [3].

En 1992, un accord entre la FLMU et les RdB [4] débouche sur la création de la Confédération unitaire de base (CUB), à laquelle vont adhérer divers autres syndicats catégoriels et qui, en termes numériques, est le premier syndicat alternatif en Italie.

Immédiatement après naît le SLAI-Cobas (Syndicat de travailleurs auto-organisé et intercatégoriel), essentiellement implanté dans les usines Alfa Romeo de Lombardie et de Campanie. Celui-ci propose un modèle syndical plus décentralisé, refuse les détachements, et adopte un positionnement fortement idéologique, s’affirmant en véritable sujet politique. Paradoxalement au regard de ses positions radicales et de l’anarchosyndicalisme dont l’accuse une bonne partie de l’extrême gauche [5], le SLAI entretiendra des liens étroits avec le Parti pour une Refondation communiste (PRC), sur les listes duquel il fera élire une députée en Campanie aux élections législatives de 1996 et un conseiller en Lombardie aux régionales de 1995. Et, pendant quelques années, ce seront les salaires institutionnels de ces deux dirigeants syndicaux qui feront vivre l’organisation...

Les liens avec le PRC seront, en 1996, à l’origine d’une scission au sein du SLAI, dont la composante favorable aux choix de la gauche du PRC donnera naissance au Syndicat intercatogoriel Cobas (Sin-Cobas). Cette énième rupture au sein du syndicalisme de base sera motivée par le vote de confiance concédé cette année-là par le PRC au gouvernement Prodi naissant.

Les plus gros groupes d’entreprise du SLAI-Cobas, tel celui de l’ATM de Milan, sont en train de rompre avec la composante plus identitaire de leur organisation et d’élaborer un pacte fédératif avec la CUB.

Autour des Cobas de l’éducation, enfin, dont l’implantation dans le secteur est non négligeable (presque 2 % des syndiqués et plus de 4 % des voix aux élections des délégués syndicaux), s’est organisée une Confédération des Cobas dont l’implantation au niveau national, secteur de l’éducation mis à part, reste modeste et en taches de léopard.

Implantation et visibilité

Pris dans son ensemble, le syndicalisme alternatif ne regroupe actuellement qu’une minorité des syndiqués en Italie. En évitant de prêter foi aux déclarations triomphalistes des leaders des syndicats alternatifs, on peut considérer que le nombre de ses adhérents - dont 90 % sont à la CUB - s’établit entre 200 000, si l’on ne tient compte que des salariés à la production, et 300 000, voire nettement plus, si l’on compte les locataires et les retraités .

C’est dans le secteur public que les syndicats alternatifs sont le mieux implantés. La CUB est reconnue comme syndicat représentatif [6] et jouit de ce fait des droits syndicaux dans toutes les catégories de la fonction publique, à l’exception des trois plus importantes, l’éducation, la santé et les collectivités territoriales.

En général, les syndicats alternatifs sont plus combatifs que les institutionnels [7], mais, malgré les grèves générales auxquelles ils appellent chaque année, c’est au niveau local et de l’entreprise qu’ils se montrent le plus actifs.

Les liens avec les médias ont leur importance, même s’il n’y a pas de rapport entre enracinement et visibilité médiatique. Le SLAI-Cobas et la Confédération des Cobas sont les plus présents dans les médias, mais leur importance numérique et leur capacité d’intervention ne correspondent pas à l’image que l’on s’en fait. Il n’empêche qu’en grossissant, le syndicalisme de base a vu aussi se renforcer ses liens avec la presse et que ses initiatives sont en général bien couvertes, surtout par la presse locale.

Méthodes, modes d’organisation

C’est un fait que la croissance, en nombre et en implantation, du syndicalisme indépendant s’est accompagnée d’une progression du travail de traitement des cas individuels, de la constitution, pour la CUB tout au moins, de centres de formation et de services et, pour tous, d’une croissance de l’activité sur le plan juridique. De ce point de vue, reconnaissons que les choses ne diffèrent pas beaucoup de ce qu’on observe dans le syndicalisme institutionnel.

Les syndicats alternatifs qui ont connu la plus forte croissance numérique sont en fait les plus traditionnels en termes de mode d’organisation (détachements, organisation par catégories) ; à l’inverse, les tentatives de construire un syndicat sous la forme d’une fédération de comités d’entreprise auto-organisés ne sont pas allées bien loin.

Une forme d’organisation plus stable permet aux syndicats qui en ont fait le choix de s’assurer des ressources plus importantes par le biais à la fois des cotisations et des offres de services (conseil en fiscalité et en protection sociale, etc.), ce qui leur permet de mieux fonctionner, donc de grossir sur un mode relativement classique.

Un syndicat plus solide a par ailleurs plus de possibilités de pénétrer dans les entreprises où il n’est pas implanté et de grossir, en dépit d’une législation syndicale qui, surtout dans le privé, favorise les syndicats institutionnels en leur accordant à la fois le monopole des droits syndicaux et d’importantes subventions publiques.

Dans la fonction publique, en effet, les syndicats sont déclarés représentatifs dans les différents secteurs sur la base de critères établis par la loi, alors que, dans le privé, ce sont les accords entre syndicats et associations patronales qui prévalent, ce qui permet aux CGIL-CISL-UIL d’avoir droit d’office à un tiers des délégués syndicaux présents dans les représentations syndicales unitaires (RSU [8]) et, dans de nombreux secteurs, de s’assurer une majorité de délégués.

On remarquera que la Confédération desi Cobas, la CUB, le Sin-Cobas, le SLAI-Cobas et l’USI-AIT sont tous des confédérations. À l’évidence, la tradition confédérale du syndicalisme italien pèse d’un certain poids, même si les syndicats alternatifs naissent souvent à l’échelle de l’entreprise ou de la catégorie. La législation sur les droits syndicaux favorise d’ailleurs la logique confédérale, mais ce n’est pas essentiellement cela qui justifie cette tendance, comme le montre le choix hypercatégoriel fait par le COMU dans les chemins de fer et par la Gilda chez les enseignants, deux organisations qui disposent d’un espace dans leur secteur d’implantation.é
Le SULT est est un cas un peu à part : il a fédéré des organisations de salariés des transports et pratique l’unité d’action avec la CNL (Confederazione Nazionale dei Lavoratori), syndicat présent essentiellement dans les transports urbains de Rome, et avec le Sin-Cobas.

Positionnements 

Le syndicalisme alternatif organise en premier lieu des travailleurs salariés, mais la croissance, ces dernières années, du travail précaire s’est traduite par un repositionnement et par son enracinement dans ce secteur. Il s’agit d’initiatives prises essentiellement dans le Sud, au sein de mobilisations visant à faire embaucher des

chômeurs et des précaires par les administrations. Ces dernières années s’est affirmée la tendance à ouvrir des négociations locales sur la question du revenu (services sociaux, aides aux chômeurs, réductions de prix sur les services publics, etc.) et à miser sur le revenu garanti, tandis que le mot d’ordre de réduction radicale du temps de travail a été abandonné, dans les faits sinon dans les discours, étant perçu par.les précaires organisés dans les syndicats alternatifs comme une proposition idéologique.

D’une façon générale, le syndicalisme alternatif en Italie n’est pas à rapprocher du syndicalisme d’action directe du siècle dernier, en ce sens qu’il n’a pas de vision propre du monde et, s’il en a une, elle n’est certes pas d’essence révolutionnaire.

Les militants qui l’animent se réfèrent à la gauche d’opposition, ou à la gauche radicale et libertaire, ils ont un fort sentiment d’appartenance à leur syndicat de référence, mais on ne peut pas dire qu’ils sont d’idéologie "syndicaliste", au moins dans leur grande majorité. Tout au plus peut-on parler d’un certain pragmatisme qui différencie la gauche syndicale radicale de la gauche politique.

Les plates-formes des syndicats alternatifs, et notamment celle de la CUB, n’ont rien de subversif. L’accent est mis sur des positions de classe et sur la démocratie, mais on n’y trouve sûrement pas le contenu du Préambule des IWW.

S’il existe un écart entre les déclarations et la réalité, c’est sur la question de la démocratie syndicale. Dans les faits, on a affaire à des organisations gérées par un groupe relativement restreint de militants et de permanents qui, pour tout un ensemble de raisons, ne parviennent pas, même quand ils le tentent, à susciter une participation régulière des travailleurs et des adhérents.

Il y aurait évidemment encore beaucoup à faire une description très schématique de la façon, à ma connaissance, se présente le syndicalisme alternatif en Italie. Différentes lectures en sont bien sûr possibles : on peut y voir le refuge de tous les gauchistes des années 1970 qui ne se résignent pas au repli individuel, une nouvelle édition mise à jour et corrigée du syndicalisme institutionnel à la sauce radicale, ou un intéressant laboratoire social. Laissons pour l’instant la question ouverte.

Traduit de l’italien par Nicole Thé.
On ne peut donner du syndicalisme "alternatif", ou "de base", ou "indépendant", qu’une définition forcément vague. Très schématiquement, disons que, d’un point de vue programmatique, ce syndicalisme est alternatif en ceci qu’il s’oppose aux contraintes qu’impose la concertation à l’activité syndicale. Ces contraintes, définies dans les accords de l’été 1992 et 1993 , sont assez simples : les salaires ne doivent pas croître plus vite que l’inflation, les syndicats CGIL, CISL, UIL sont reconnus comme partenaires institutionnels du gouvernement et du patronat et se chargent de modérer les revendications, qu’elles portent sur les salaires, les normes ou les conditions de travail. Ajoutons à cela que le syndicalisme alternatif s’oppose à la législation anti-grève dans les services imposée par la loi 146 de 1990 et voulue par le gouvernement et les syndicats institutionnels.

Concrètement, les syndicats alternatifs ont effectivement soutenu des luttes illégales importantes, comme celle des traminots de l’hiver 2003-2004 et celle des cheminots de février 2005. Ils ont en outre des échanges et des liens plus étroits que les syndicats institutionnels (à l’exception partielle de la gauche de la CGIL) avec certains mouvements, liens devenus visibles dans la manifestation massive du May Day à Milan, mais se manifestent aussi dans diverses initiatives locales. Enfin, le syndicalisme alternatif a organisé des grèves contre la guerre en Bosnie et au Moyen-Orient, jouant ainsi un rôle politique. Malgré leurs nombreuses limites, les syndicats alternatifs sont généralement plus militants que les institutionnels, même si cette affirmation n’est pas forcément toujours vraie.

La crise radicale des syndicats institutionnels à laquelle l’on s’attendait au début des années 1990 n’a pas eu lieu. Les CISL-CISL-UIL ont conservé leurs adhérents et leur implantation, tout en modifiant leur style de travail et en s’efforçant par exemple d’organiser les immigrés et les précaires. Là où le syndicalisme alternatif est fort, ces syndicats tentent de récupérer le terrain en adoptant une attitude plus vive, mais ils essaient souvent aussi de marginaliser et de criminaliser le syndicat alternatif