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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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S’organiser tout seuls, décider tous ensemble. Le mouvement lycéen du printemps 2005 – Sabrina, Sara, Tom
La question sociale N°3 – Hiver – 2005 – 2006
Article mis en ligne le 5 janvier 2019
dernière modification le 23 décembre 2018

par ArchivesAutonomies

Le mouvement lycéen du printemps 2005 (avec Sara, Sabrina (Asnières, 95) et Tom (Clichy-sous-Bois, 93) [1]

Le mouvement lycéen déclenché par la réforme Fillon de l’enseignement, malgré son insuccès, a résisté plusieurs mois. Le temps de faire l’expérience de l’auto-organisation, de la prise de distance vis-à-vis des syndicats, de la difficulté de mettre d’autres secteurs en mouvement... et de la répression. Et de comprendre la nature de ce système. Trois lycéens de la région parisienne racontent.

Sara : Ça commencé tout bêtement par une réunion dans un café d’une dizaine de personnes venant de différents coins d’Ile-de-France, qui étaient membres de syndicats lycéens, d’organisations politiques ou indépendants. Dans cette réunion la décision a été prise d’organiser une AG à la fac de Nanterre, et l’info a été mise en circulation pendant la manif interprofessionnelle du 20 janvier. C’est comme ça que nous avons pu nous y joindre.

A cette AG, ils nous ont expliqué ce qu’était la réforme Fillon et ils ont appelé à une manif début février, demandant qui était volontaire pour assumer les différentes tâches. Nous sommes ensuite retournés dans nos lycées, et le matin de la manif nous sommes passés dans les classes expliquer ce qu’était la réforme. Dans notre lycée, nous avons réussi à faire venir 250 personnes. On était 3000 au total à cette manif, qui n’était pas déclarée, qui n’avait pas de service d’ordre. Puis il y a eu une AG, où on a décidé d’appeler à une nouvelle manif. Et entre-temps chacun s’est organisé sur son lycée.

Sabrina : C’est comme ça qu’un peu partout des groupes se sont organisés pour mobiliser les lycéens. Les syndicats lycéens nous ont beaucoup aidés au début.

Sara : Ils ont joué un rôle important au départ des mobilisations, et aux plus grosses manifestations ils étaient là. Ils ont des moyens, de l’argent, beaucoup d’argent, donc ils peuvent facilement mobiliser : ils avaient leurs camions, leurs tracts qu’ils pouvaient tirer eux-mêmes...

Sabrina : Ils nous ont aidés aussi en nous expliquant comment organiser un service d’ordre. Mais c’est vrai qu’à un certain moment de la mobilisation, on s’est rendu compte qu’on n’avait plus besoin d’eux.

Action syndicale et mouvement en parallèle 

Sara : En fait, je crois qu’on a toujours agi en parallèle aux syndicats. On ne partageait jamais le même cortège. Et à un moment donné, on a compris que les manifs République-Bastille, ça ne faisait rien avancer du tout. Il y a eu cinq, six manifs de suite où ils venaient avec leurs autocollants, où ils balançaient de la musique de Britney Spears depuis leurs sonos, mais où ils n’apportaient aucun message politique  ; alors que nous, on était là pour manifester. En plus, ils faisaient des AG en même temps que les nôtres. En fait ils ne voulaient pas reconnaître la légitimité d’une coordination hétérogène et autogérée. Chez eux, les décisions étaient prises par ceux qui sont à la tête des syndicats, et nous on ne fonctionnait pas de cette façon-là. Ils ne nous ont pas considérés comme réellement légitimes.

Tom : Au départ, nos syndicats ne reconnaissaient pas qu’il y avait un mouvement naissant. Ils partaient de l’idée que les syndicats sont censés défendre les intérêts lycéens et qu’on ne peut pas faire avancer ses revendications en dehors du syndicat (moi aussi, je pensais comme ça, au début, j’ai même essayé de monter une antenne de la FIDEL). Dès le début, la FIDEL a parlé devant les micros des journalistes au nom des lycéens, or on sait que la majorité des lycéens ne sont pas syndiqués. Il y avait effectivement parallélisme, entre d’une part une structure permanente et d’autre part des lycéens qui pensaient pouvoir faire les choses par eux-mêmes, de façon indépendante, et, surtout, qui s’autorisaient à poser des questions politiques, et pas seulement d’ordre syndical, crayons et compagnie.

Sara : Devant les médias, toutes les revendications étaient portées par l’UNEL et la FIDEL, mais c’était pas du tout les nôtres. Eux disaient : on veut le rétablissement des TPE et négocier avec le ministre, c’est tout. Nous, on voulait l’abrogation de la loi Fillon. A un moment donné, on a fait une AG commune avec l’UNEL : comme l’UNEL avait payé les billets de train ils étaient beaucoup plus nombreux, et on n’a même pas pu faire passer le mot d’ordre "Fillon, démission !". Moi, j’ai eu l’impression qu’ils étaient là pour récupérer des lycéens. En plus je me suis fait sortir par le service d’ordre de SOS Racisme... On s’est donc rendu compte que si on voulait pas se faire bouffer par eux, il fallait s’organiser en parallèle.

Tom : II y avait aussi des désaccords sur l’interprétation de la réforme (qui n’était pas encore une loi). Les syndicats défendaient certains petits points de cette réforme et n’en rejetaient pas la philosophie d’ensemble. Alors que beaucoup de lycéens pensaient qu’il y avait une logique dans cette réforme, illustrée notamment par la phrase qui dit que l’éducation doit être couplée avec le marché. Rejeter une réforme dans sa forme ou dans sa logique, ce n’est pas la même chose. D’un côté vous en rejetez l’essence, de l’autre vous acceptez qu’elle passe après quelques remaniements. Et par la suite, une fois que la loi est passée en urgence, l’attitude des syndicats a été de l’entériner.

Sara : II y a des raisons stratégiques à cela. Je ne crois pas qu’ils auraient accepté la radicalisation du mouvement. Ces syndicats sont nés à l’initiative du Parti socialiste. Or, un mouvement de contestation d’une loi, ça engendre forcément une volonté de sanctionner le gouvernement. Et, à la veille du référendum européen, ils ne voulaient pas qu’une véritable colère prenne forme contre ce gouvernement et entraîne les gens à voter massivement non à la Constitution. Ces syndicats reçoivent des subventions de l’Etat, mais peut-être aussi, on ne sait pas, du Parti socialiste.

Tom : Je voudrais rappeler que la FIDEL a été créée en 1986 à l’initiative d’un membre de SOS Racisme, dont on sait que c’est un sas d’entrée pour le PS. Mais ce n’est pas tellement ça l’important, parce qu’on peut simplement se renvoyer la balle : eux, de leur côté, ils nous traitent de gauchistes... L’important, c’est que nos syndicalistes en restent à la question des TPE et des options, alors qu’une partie de la jeunesse conteste le gouvernement et surtout a ouvert son regard sur le reste de la société, s’est intéressée aux sans-papiers, aux précaires... Ce qui ne veut pas dire que la question de la loi Fillon passe à la trappe, mais qu’on a un regard sur la société qui a produit cette loi.

Un mouvement en trois phases

Sabrina : II y a eu trois phases dans ce mouvement. Dans la première, il y avait une vingtaine de lycées très mobilisés. Puis ça s’est un peu épuisé, les syndicats sont partis, et on a décidé que République-Bastille ça suffisait. Au cours d’une manifestation, on a dévié très spontanément vers l’Assemblée nationale. Une trentaine de personnes ont réussi à passer le cordon de policiers, et les autres sont restés derrière, un peu comme si on encerclait les flics... On a fini par se retrouver tous en AG à Jussieu, et l’idée a été lancée qu’il fallait maintenant faire "du bordel organisé". Et c’est ce qu’on a fait : depuis les manifs se sont toujours écartées du parcours annoncé, ce qui a donné beaucoup de fil à retordre aux CRS. Ça, c’est la deuxième phase. La troisième phase, ça a été la surprise. On s’attendait à ce que le mouvement soit épuisé, et on a retrouvé dans une manif un nombre impressionnant de lycéens du 93, pour qui c’était le plus souvent la première manif. On a alors choisi de rester sur place en fin de manif, à la Nation  ; on a quand même tenté de forcer le barrage de CRS, on s’est fait gazer, des policiers en civil se sont fait tabasser... plein d’embrouilles... mais c’était bien, c’était autre chose. C’est à ce moment-là qu’on s’est rendu compte que les régions se relayaient. Quand quelque part ça s’essoufflait, ça redémarrait ailleurs, et ça s’organisait très vite, c’était impressionnant. C’est quelque chose qui a étonné beaucoup de monde, qu’on puisse s’organiser rapidement comme ça, en s’appelant directement à des réunions par téléphone. C’est de cette manière que se sont montées les coordinations régionales. Ça s’est fait dans le 92 nord, le 95, le 78, le 93, dans certains arrondissements de Paris, à Toulouse, à Lille...

Tom : Le 93 est un département qui s’est mis tard en lutte, mais il y avait trois lycées mobilisés dès le début. Il faut savoir que les phases successives correspondent à plusieurs événements. Sur Paris, jusqu’à la manifestation du 8 mars où il y a eu des casseurs, la mobilisation était très forte numériquement. Après nous étions moins nombreux. Mais quand je suis allé à la FIDEL, dont j’étais membre, demander un tract expliquant la loi Fillon, ils n’en avaient pas... or c’était déjà fin février  : on voit bien qu’il y a d’un côté une lutte de lycéens qui s’organisaient tant bien que mal et de l’autre des syndicats qui contestaient faiblement. Cette première phase a amené beaucoup de lycéens à penser qu ’il fallait faire autre chose, puisque les syndicats avaient entériné la loi.

Sara : La loi Fillon, petit à petit, a fini par être reléguée au second plan. Les gens commençaient à avoir une conscience politique beaucoup plus large. Petit à petit on s’est dit qu ’il n ’y avait pas que la loi Fillon. Sabrina : Et on a commencé à comprendre que la logique de cette réforme allait dans le sens de tout ce qui se passe en ce moment, de la logique ultra-libérale ; qu’elle s’inscrivait dans un contexte. On n ’en était pas très conscients avant.

Les tentatives d’élargissement

Tom : Après la démission des syndicats, beaucoup de lycéens nous ont rejoints, et les syndicats ont fini par ne plus représenter personne. Les rares syndiqués nous ont rejoints pour continuer la lutte.La coordination lycéenne n’est pas vraiment quelque chose de structuré. C’est un mouvement. Tout le monde peut y prendre la parole, même si seuls les lycéens peuvent prendre part au vote.

Sabrina : Au départ on n’autorisait pas les étudiants ou les salariés à y participer. Puis ensuite on s’est dit qu’ils pouvaient y apporter des choses, qu’on ne pouvait rien faire s’il n’y avait pas convergence des luttes, et là on a commencé à appeler les autres secteurs à rejoindre le mouvement. Non seulement à nous soutenir, mais aussi à lutter contre toutes les mesures qui les attaquent eux en ce moment. Ce qui ne s’est pas vraiment fait.

Sara : Au début on était fiers, on se disait : on est là, c’est notre mouvement, c’est nous qui le dirigeons. Mais très vite on s’est rendu compte qu’on ne pouvait pas aboutir si on était seuls. Donc on a commencé à envoyer des gens dans les bureaucraties syndicales pour leur dire : il faut que vous nous rejoigniez. On y allait tout le temps, tout le temps, c’était très chiant, mais notre objectif à tous, c’était de déclencher un nouveau Mai 68. On se disait : il y a 10 % de chômage aujourd’hui, c’est pas possible que ça ne réagisse pas... Et on y croyait réellement. Par la suite on a vu qu’on n’était pas suivis (sauf par SUD et la CNT, qui nous ont accompagnés dans les manifs depuis le début). Et maintenant on essaie d’interpréter ça, et on ne comprend pas vraiment.

Sabrina : On a pensé très vite aux conséquences de 2003 : la peur des profs qui ont perdu parfois la moitié de leur salaire pour fait de grève et qui sont un peu découragés — beaucoup d’ailleurs ont sorti cette excuse. Mais on a appelé aussi les salariés, surtout ceux du service public, lors de la grande manif sur les salaires. On espérait alors qu’on serait suivis, mais au lieu de nous soutenir ils ont négocié des augmentations...

Sara : II n’y a pas eu vraiment de convergences.

Et les profs  ?

Sara  : On s’est surtout tournés vers les syndicats de profs. SUD et la CNT ont déposé tous les préavis de grève au moment des manifs, la FSU s’est mobilisée mais seulement localement, dans le 93 ou le 94 par exemple, en venant aux manifs ou même en faisant grève.

Sabrina : Il y a eu des grèves ponctuelles, par régions surtout, là où il y avait quelques syndiqués qui se décidaient à faire bouger leurs collègues.

Tom : Les initiatives ont été très locales, effectivement. La FCPE, par exemple, nous a bien soutenus sur Paris, mais pas du tout sur Toulouse. Le SNES-FSU a déposé des préavis de grève dans le 93 quand nous l’avons demandé. Mais c’est vrai qu’on aurait aimé une forte mobilisation de la part de nos professeurs. En tant qu’élèves, nous sommes allés voir nos profs, moi je l’ai fait dans dix établissements et j’ai reçu à peu près partout les mêmes réponses, du style : "Vous auriez dû nous suivre quand nous faisions grève en 2003" (chose étonnante, car c’était une grève sur la retraite...), ou bien : "C’est trop tard, le mouvement est mort", ou encore : "On attend que nos syndicats déposent un préavis de grève" — et inversement les syndicats nous répondaient qu’il fallait que la moitié des professeurs demandent eux-mêmes un préavis...

Sara : Au bout d’un moment on a eu l’impression qu’ils nous prenaient pour des cons. Par contre, pour le collectif anti-répression, ils ont tous signé. Autrement dit, ils attendent qu’on ait des procès sur le dos, qu’on se fasse matraquer, gazer, etc. pour se bouger...

Sabrina : Il y en avait sans doute aussi qui pensaient : c’est pas des gamins qui vont nous dire ce qu’on doit faire ! Plus d’une fois on nous a dit : "Vous devriez être en cours pour préparer votre avenir." Notre réponse, c’est : "Quel avenir ?" On voit ce qui se passe, ce qui nous tombe dessus, la logique qui tourne autour de nous, et on se dit qu’on ne veut pas de cet avenir-là. C’est justement en descendant dans la rue et en revendiquant qu’on espère changer les choses. Vous, vous connaissez tous les problèmes que vous endurez déjà dans cette société, et nous on est la génération qui sait qu’elle vivra moins bien que ses parents. Donc on fait quoi ?

Sara : II y a quand même des profs qui nous ont soutenus très activement, qui se sont enchaînés avec nous... mais ils étaient toujours minoritaires. Il y en a même un qui a fait voter une motion contre la loi Fillon au conseil d’administration. Mais le reste des profs n’étaient pas informés, ils n’en avaient rien à foutre. Quand on faisait des interventions dans les salles de profs on avait droit à des : "Ah bon !"

Tom : Au moment des blocages de lycées, il y a eu aussi des profs qui nous ont soutenus en parole mais pas dans les faits, car en fait ils n’étaient pas d’accord avec la forme de l’action. J’en ai même vu un qui rameutait les élèves pour pouvoir pénétrer à l’intérieur et faire cours.

Les blocages

Sabrina : On s’est rendu compte que les blocages, c’était un bon moyen d’informer les lycéens et d’obtenir qu’ils donnent leur avis. Dans notre lycée on était trente mobilisés, et le blocage nous a permis de réunir cinq cents personnes devant le lycée et de dire : "Voilà où en sont les choses, est-ce qu’on vote la grève ?" A l’immense majorité, ça a été : oui, on fait grève et on va à la manif l’après-midi. Le blocage, c’était un moyen de savoir ce qu’ils pensaient, et de pouvoir les informer.

Sara : Au départ on nous a dit : ce que vous faites, c’est pas démocratique. Sauf que la démocratie, c’est de pouvoir réunir tout le monde et de prendre l’avis de tout le monde. Or on n’a pas d’espace pour ça, dans les couloirs du bahut on ne fait que se croiser. Donc on est arrivé devant le lycée à 9 heures du matin, on est monté sur des poubelles avec des mégaphones, on a expliqué ce qu’on faisait et pourquoi, et tout le monde s’est prononcé pour le blocage. Le noyau actif s’est élargi. Mais, dès le deuxième blocage, certains se sont fait taper dessus par d’autres qui voulaient rentrer, et au troisième blocage on a eu des œufs sur la gueule... On s’est rendu compte très vite que ce n’était plus une bonne solution, que ça ne servait à rien d’insister.

Tom : Les blocages d’abord et les occupations ensuite pouvaient permettre de négocier nos droits. Le droit d’avoir une salle, ou un panneau d’affichage, par exemple. (Dans certains lycées, ce droit a été reconquis, car il était généralement très difficile d’obtenir qu’il soit respecté.) Si le blocage ne peut pas marcher à long terme, il reste l’occupation de nuit. A (nom du lycée ? ?), elle a duré au moins trois mois. L’occupation, c’est très fatigant, mais ça permet d’installer la contestation au sein du lycée : avec les banderoles plantées dans la cour, les élèves voient qu’il y en a qui continuent à se battre. Et puis l’idée nous est venue de mettre en place des cours en parallèle au moment du blocage, et c’est vrai que si on avait été plus soutenus par les profs, ça aurait pu se faire.

Sabrina : Beaucoup de profs étaient contre les blocages parce que ça empêchait les cours, mais l’occupation c’est différent. Organiser des ateliers-débats, des cours en parallèle, ç’aurait pu être un atout pour la mobilisation, pour faire participer les profs à la lutte, mais ça n’a pas beaucoup pu se faire. On s’est beaucoup entraidés pour ne pas totalement décrocher des cours, mais c’est vrai que si les profs avaient été avec nous, on aurait pu beaucoup mieux s’organiser sur toutes les questions pratiques.

L’essoufflement

Sabrina : Les arguments de ceux qui ne se mobilisaient pas, c’était : "Le bac arrive", "Ma mère veut pas que j’aille en manif", "On va se faire racketter ou tabasser par des casseurs", tout plein d’excuses comme ça Mais il y avait aussi la pression administrative, la menace de l’avertissement. Et il y en a qui se sont fait virer de chez eux pendant le mouvement ! A côté de cela, il y avait ceux qui ne voulaient prendre la peine de s’investir : "Les AG, c’est la cohue, j’ai pas envie...", les suiveurs, quoi — qui, dès qu’il y a eu baisse de la mobilisation, ne suivaient plus vraiment...

Sara  : La suite du 20 avril et de l’occupation de l’annexe du ministère, où on a été 180 à subir une garde à vue pendant au moins vingt-quatre heures, ça a mis fin à quelque chose. Ça a démoralisé tout le monde. En plus, trois jours après c’était les vacances. Les manifs qui ont suivi se sont plutôt bien passées, mais elles étaient surtout centrées sur la répression.

Sara : On a un moment envisagé de bloquer le bac, mais on se rend compte maintenant que ce n’est pas possible. A présent, le mouvement s’axe davantage sur le collectif anti-répression. Les dernières manifs sur Paris ont plus été contre la répression que contre la loi.

Les médias

Sabrina : Ça a été un grand sujet de discussion dans nos AG. Vu le rôle qu’ils jouent dans cette société, on a évidemment tendance à soigner son image dans les médias. Or le traitement qu’ils nous ont réservé, ça n’a pas été brillant.

Sara : Au début, le discours des médias, c’était : "Ce mouvement est conduit par la FIDEL, l’UNEL et le CAL, organisation proche de la LCR et d’Alternative libertaire." Ce qui est complètement faux : les CAL n’existaient pas et on n’était pas membres d’une organisation (il y avait même parmi nous quelques jeunes UMP qui étaient contre la réforme). C’est quand les syndicats sont partis que les médias ont dû reconnaître qu’il y avait malgré tout un mouvement. Alors on est devenu des radicaux d’extrême gauche... Il y a des figures de la coordination qui sont apparues très souvent dans les médias. Les médias ont fabriqué des "porte-parole", ils ont tenté de nous faire passer pour des syndicats conventionnels.

Sabrina : Dans cette société on peut pas imaginer que des gens décident quelque chose sans qu’il y ait au-dessus une hiérarchie. On avait beau dire aux médias : "II n’y a pas de leaders, seulement des gens plus ou moins motivés, il suffit d’être lycéen et mobilisé pour faire partie de la coordination, donc il ne peut pas y avoir de hiérarchie", c’est quelque chose qu’ils n’ont absolument pas compris. C’est un phénomène de société. Et ça c’est un problème qu’on n’a pas résolu.

En plus, le moment où les médias ont le plus parlé du mouvement, c’est à la suite de la manif du 8 mars, où il y a eu des vols, des voitures et des vitrines cassées. Mais c’était pour dire : après ça, les lycéens n’oseront plus ressortir.

Tom  : Le mouvement lycée s’est battu très seul. Mais la lutte peut exister sans les médias. Ce n’est pas parce que les médias vous ignorent que vous n’existez pas. Maintenant je vois un peu partout des analyses de sociologues, de journalistes... sur ce que nous avons été, sur ce qu’est le devenir de la jeunesse. Nous avons donc réussi quand même à exister.

Les "casseurs"

Sabrina  :  Les médias ont beaucoup jeté la faute sur ces casseurs., et fait des tas de réflexions malsaines, qui ne servaient à rien, sur une supposée division sociale des jeunes... Alors que notre réflexion à nous, c’était : on est confrontés à un problème, on fait quoi ? comment on s’organise ? est-ce qu’on fait un service d’ordre musclé ou plutôt diplomatique ?...

Sara : Deux jours après le 8 mars, il y a d’ailleurs eu une manif interprofessionnelle où les syndicats ont assuré le service d’ordre. Et cette fois-là, tous les Noirs en capuche et les Arabes en casquette ont été empêchés de rentrer dans le cortège, alors que c’étaient des lycéens qui venaient manifester avec leurs potes  !

Sabrina : Il y avait une sorte de psychose généralisée, et le service d’ordre musclé n’arrangeait rien. Moi, c’était surtout de lui que j’avais peur... Alors qu’ensuite on s’est aperçu qu’il suffisait de leur parler, aux mecs qui rôdaient autour du cortège, pour qu’ils changent de comportement.

Tom : La lumière n’a pas été faite sur tout ce qui s’est passé. Je rappelle que des députés de l’opposition ont demandé une enquête parlementaire, qui n’a toujours pas été acceptée. Pour l’instant on a très peu d’informations, les choses ne sont pas claires. Une chose est certaine, c’est qu’après le 8 mars, les manifs ne faisaient plus cent mille personnes... et que la loi est passée en urgence.

Un bilan sacrément positif

Sara  : Je pense que ce mouvement a créé une conscience politique chez beaucoup de jeunes et que beaucoup d’entre nous continueront à militer. Même si on n’a pas gagné sur notre revendication initiale, on a gagné sur ce point-là.

Sabrina : On a prouvé qu’on était capables de s’organiser tout seuls, que tout le monde pouvait participer, qu’on décidait tous ensemble. Des articles disant que les jeunes étaient lobotomisés par la télé, les jeux vidéo, on en a lu beaucoup, mais là je crois qu’on leur en a mis plein la vue.

Sara : Ça a permis de montrer qu’un mouvement qui s’est débarrassé très tôt des bureaucraties syndicales et qui a fonctionné tout seul et sans organisation a su durer très, très longtemps. C’est quand même le mouvement de jeunes qui a duré le plus longtemps depuis Mai 68. Ça montre que l’autogestion, l’auto-organisation, ça permet de faire de grandes choses.

Sabrina : On est les premiers lycéens à avoir lutté pendant quatre mois d’affilée. On est les meilleurs !..

Tom  : L’aspect positif de cette lutte, c’est qu’elle a planifié notre vie, qu’on s’est fait beaucoup d’amis, qu’elle a permis notre émancipation, qu’elle nous a fait porter un regard sur l’ensemble de la société, sur toutes les décisions qui sont prises dans les ministères et sur les conséquences réelles du chômage, de la précarité et d’une destruction d’une partie de la culture. C’est un bilan très, très positif. Et la coordination lycéenne, même si elle n’a pas été reçue par le ministre, elle a prouvé qu’elle avait son existence propre. Beaucoup d’entre nous sont en seconde ou en première, donc rendez-vous l’année prochaine  ! Quant aux élèves de terminale, ils essaieront de faire bouger les choses dans les facs...