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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Le même ennemi. Considérations sur les récentes émeutes dans les banlieues de France – Nicole Thé
La question sociale N°3 – Hiver – 2005 – 2006
Article mis en ligne le 5 janvier 2019
dernière modification le 1er mars 2019

par ArchivesAutonomies

Reconnaître au mouvement de révolte de la jeune génération des banlieues toute sa force et tout son sens, avant d’admettre que le traitement policier a suffi à l’étouffer, s’appuyant sur l’exigence d’ordre émanant de la société. Se demander, sachant que la réponse sécuritaire et policière n’est pour le pouvoir qu’une fuite en avant, quelles sont les pistes à explorer pour trouver des formes d’articulation entre la révolte des banlieues et les luttes du monde "extérieur". C’est le sens de cet article, suivi d’une courte réponse critique.

Les incendies des banlieues de ce mois de novembre ont déjà fait couler beaucoup d’encre, et ce grand remue-méninges trahit déjà en soi la force de l’événement et la nouveauté du phénomène. Certes les incendies de voitures et les émeutes suite aux bavures policières font partie du paysage depuis vingt ans, mais leur ampleur, dans le temps et dans l’espace, a donné à celles-ci une tout autre portée, et un autre sens.

Comme tout le monde, nous avons eu notre période de stupeur et d’hébétude face aux formes prises par une révolte plusieurs fois annoncée, mais à laquelle nous nous sommes trouvés non seulement physiquement extérieurs, mais aussi mentalement étrangers, nous qui sommes marqués par les valeurs et les références, les méthodes du mouvement ouvrier. Jamais en effet nous ne nous sommes sentis aussi nettement des "héritiers" : héritiers d’un savoir, d’une culture, d’une tradition qui, cet événement en apporte une confirmation flagrante, a été bel et bien expulsée des "quartiers" pauvres et des repères mentaux de la jeune génération qui y a grandi, alors qu’elle avait prétention à rester l’héritage de la classe dont cette jeunesse fait partie.

Une révolte à contenir

Il n’empêche, prendre acte de notre extériorité sociale et mentale avec les jeunes émeutiers, voire du malaise ressenti face à des actes si peu porteurs a priori de sens émancipateur ou simplement revendicatif, ne nous autorise pas à nous démarquer de tels actes, comme l’ont fait dans la hâte l’immense majorité des forces politiques de gauche, classique, extrême et même ultra, en avançant les justifications attendues - "violences aveugles", "absence de conscience de classe" ou "d’un quelconque fondement politique de classe" - en fonction du créneau politique occupé... Car la révolte qui s’exprime dans ces émeutes - dans leur séquence bien plus encore que dans leurs modes - est évidente, criante, au point que personne, ni à droite ni à gauche, n’a pu faire mine de l’ignorer. Or, face à une révolte collective, toute prise de parole publique est amenée à faire un choix de camp. Alors, commençons par reconnaître dans ces actes une révolte qui est aussi la nôtre. Une révolte contre un monde que les dynamiques inégalitaires ravagent, un monde qui tous les jours promet le bonheur matériel par écrans de télé interposés et qui n’a à offrir, pour une proportion grandissante de prolétaires, qu’un avenir dans des cités sinistres et des boulots sinistres. Reconnaissons, en d’autres termes, que nous avons en commun avec eux au moins une chose essentielle : le même ennemi.

On peut ensuite regretter que ces jeunes émeutiers aient eu si peu de mots à mettre sur leur révolte, qu’ils ignorent les modes "civiques" de protestation, que leurs actes, enfin, ne manifestent aucun souci de solidarisation avec ceux de leur classe, ne serait-ce que ceux qui leur sont physiquement le plus proches. Mais il faut alors savoir reconnaître la voix de "l’héritier" qui parle en nous : de celui qui a appris à mettre sur sa révolte les mots du langage policé acquis en même temps que la culture scolaire, de celui qui pèse les rapports de force avant toute initiative collective, qui cultive l’idée de solidarité de classe par conviction ou par stratégie, mais en tout cas par référence à une mémoire qui lui a été transmise. Comment prétendre à l’expression d’une solidarité de classe de la part de jeunes de cités qui ne rencontrent au travail (quand travail il y a) que statut précaire, hostilité, voire racisme ? De jeunes quotidiennement renvoyés, dans le regard du monde "extérieur", à un statut d’indésirables, de ratés, d’hommes en trop sur cette terre...? Comment prétendre qu’ils usent du langage policé de l’action politique quand ce langage a été banni non seulement des écoles (quand école il y a), mais aussi de la plupart des lieux de socialisation par le travail ? Une révolte qui veut s’exprimer s’exprime par les moyens dont elle dispose : le spectacle des flammes en est un, et si ce n’est sans doute pas celui qui leur permettra de gagner le plus facilement un statut d’acteurs politiques aux yeux du reste de la société, c’est celui qu’ils connaissent pour l’avoir, au moins certains d’entre eux, expérimenté à plus d’une reprise. Pour la première fois ils en ont usé à grande échelle, ce qui leur a au moins permis de se découvrir une identité collective antagoniste, selon le même processus qui permet au sentiment de classe de naître et se consolider dans la lutte.

Il serait injuste, d’ailleurs, de s’en tenir à ce constat minimaliste, car ces émeutes prises dans leur ensemble n’étaient pas de la révolte aveugle. Dans la première vague d’incendies, il y a eu du sens, et pas simplement du spectacle : les écoles, usines, magasins qui sont partis en flammes n’étaient pas, pas tous en tout cas, visés par hasard - c’est dans l’histoire, dans la vie des quartiers concernés, que le sens de ces cibles peut être compris. Dans la deuxième phase, où ce sont surtout les voitures qui sont parties en flammes, il s’agissait alors pour les émeutiers de jouer l’extension, et bien stupide qui leur reprocherait de s’être servis des médias pour cela : c’est, dans le monde d’aujourd’hui, le moyen le plus direct de se compter, bien d’autres catégories sociales "en lutte" l’ont d’ailleurs expérimenté avant eux. Quant aux quelques rares actes qui ont fait des victimes attribuables aux émeutiers, évitons au minimum d’user de la logique de la responsabilité collective pour discréditer leur révolte. Reconnaissons plutôt qu’il est remarquable qu’il n’y ait eu, au cours de ces trois semaines d’émeutes, quasiment aucune agression contre les personnes et pas de pillage : ce fait seul suffit à dire à quel point ces émeutes cherchaient surtout à "faire sens". Sur ce point, elles ont réussi. On comprend que les émeutiers passés en comparution immédiate aient frappé ceux qui les ont vus par leur dignité fière. Ils sont devenus, à leurs propres yeux tout au moins, autre chose que des damnés ou des victimes : des hommes en lutte.

Mais les années à venir pourraient nous amener aussi à leur reconnaître une forme de dette : celle d’avoir, pour la première fois depuis de très nombreuses décennies, montré à toute la société que la révolte brute, sans médiation, pour peu qu’elle réussisse à sortir d’une dimension strictement locale, est capable de faire bouger les rapports de force. En moins de deux semaines, ils ont amené le gouvernement à revenir sur sa politique de restrictions budgétaires pour les écoles et les associations des banlieues. Ce n’était sans doute pas le but des émeutiers, et ce nouveau flux de subventions ira, n’en doutons pas, en priorité aux médiateurs rangés à l’idée de paix sociale (maintenant que le ménage a été fait parmi les associations par l’asphyxie financière), mais il n’empêche : par les flammes, ils ont montré qu’un gouvernement qui a peur peut enfreindre les règles de la rigueur qu’il a lui-même édictées, ce qu’aucun des grands ou petits mouvements de résistance des salariés encadrés par les syndicats ne peut se targuer d’avoir fait ces dernières années. A l’évidence, le pouvoir aujourd’hui ne craint guère les mouvements collectifs dont il peut amener les "représentants" à s’asseoir à une table de négociation et à se plier aux règles de "l’économie". Mais face à une émeute sans porte-parole, il retrouve sa peur de classe atavique. N’y a-t-il pas là un enseignement qui mériterait de profiter à d’autres acteurs sociaux ?

On pourrait même les remercier, ces jeunes émeutiers, d’avoir à leur manière éclairci l’horizon idéologique : en donnant une expression collective à leur révolte, ils ont remis crûment en lumière les racines sociales de la misère des banlieues. Des racines que l’on s’est appliqué ces dernières années, à gauche comme à droite, à refouler, au profit d’une floraison d’explications ethnico-religieuses qui, si elles ne sont pas toutes sans fondement, n’ont fait, faute de s’inscrire dans une perspective de transformation sociale par la lutte, que magnifier des valeurs républicaines dont la faillite était déjà évidente et, par là, accompagné la poussée des logiques d’ordre, sécuritaires et policières - des logiques, qui, elles, ont besoin de ce refoulement pour progresser [1]. L’existence même de ces émeutes disqualifie, pour longtemps, espérons-le, les appels aux solutions répressives "républicaines", et vide les faux débats de leur substance. Les islamistes ont couru au secours de la paix dans les banlieues, voilà qui prouve enfin clairement qu’il s’agit avant tout pour eux de s’imposer en tant que gestionnaires de la paix sociale sur "leurs" territoires - et qui risque de les discréditer aux yeux des jeunes révoltés plus radicalement que tous les discours en défense d’un "modèle républicain" à l’agonie.

Un désordre à mater

Reconnaître la contribution des émeutiers au combat contre un ennemi commun, ce n’est pas pour autant se voiler la face devant sa principale limite : de n’avoir posé au pouvoir qu’un problème d’ordre public. Un nouvel acteur politique est né, la peur a un moment changé de camp et la réalité brute des méthodes policières a sauté aux yeux de tous, mais cela n’a pas empêché le gouvernement de reprendre la main sans grande difficulté en surfant sur un désir d’ordre qui a rapidement pris le dessus, réactivé par toutes les dynamiques de la peur. Pas simplement la peur, relativement rationnelle, des populations proches des émeutiers qui pouvaient objectivement craindre pour leurs voitures (et qui ont profité de cette veille pour refaire du "lien social"...), mais celle, irrationnelle, apparemment sans fond, que le pouvoir et les médias manipulent désormais avec un art consommé. La peur engendre le besoin de sécurité, le besoin de sécurité justifie la répression. Du coup les émeutiers sont passés rapidement du statut de révoltés au statut de délinquants, et le gouvernement a pu sans difficulté profiter de l’occasion pour faire un pas de plus dans la logique répressive. Dès lors le débat s’est déplacé : il ne s’est plus agi que du compromis à trouver entre souci d’identité démocratique et besoin d’ordre. Et les véritables sources des tensions sociales, les racines du mal, sont passées au second plan. L’enchaînement causal qui va du recul du monde du travail face à l’offensive patronale jusqu’aux ségrégations socio-géographiques qui fabriquent les explosions n’aura pas eu le temps de devenir sens commun. L’étouffoir, en somme, a joué son rôle. Pour quelque temps en tout cas.

Ce besoin d’ordre, bien qu’artificiellement fabriqué, est d’une profondeur difficilement évaluable. Mais il a été à coup sûr assez solide pour dissuader toute la gauche, et même l’extrême gauche, piégée elle aussi par sa logique électoraliste, de faire quoi que ce soit de sérieux pour le contrer. Même si cela leur interdit de mener une bataille cohérente contre l’état d’urgence, dont les dispositions répressives menacent pourtant tout le corps social, et pour un temps indéterminé. Du coup, la répression peut s’abattre sur les émeutiers sans réserve. Cela, certes, ne dérange guère la gauche institutionnelle : elle peut difficilement espérer faire des jeunes des "quartiers" des électeurs, ayant manifestement perdu toute implantation dans ces lieux de relégation, y compris dans les villes dont elles ont le gouvernement. Mais le chœur des condamnations ne s’est pas arrêté au PS ou au PC : combien avons-nous été à dire sans détours notre solidarité avec les émeutiers ? A dire que nous ne voulons pas de leur paix sociale, que la révolte de ces gamins est légitime et nécessaire, car elle est, sous sa forme spécifique, un moment de la révolte contre l’ordre établi sans laquelle tout discours sur un autre monde possible relève de la pure spéculation ? Même les libertaires n’ont pas tous échappé au désir de se démarquer avant tout de "toutes les violences"... Et comme le gouvernement s’est montré assez habile non seulement pour éviter à la fois les bavures policières et un recours disproportionné aux mesures d’état d’urgence... le cri de la révolte des banlieues a pu finir étouffé par les murs de la prison.

Cette révolte aura donc été aussi l’occasion pour le pouvoir de faire un pas en avant supplémentaire dans la logique policière, une logique qui est encore loin d’être pleinement déployée. Elle a permis à la police d’expérimenter à large échelle de nouvelles méthodes de répression, et au gouvernement de vérifier en situation exceptionnelle l’efficacité des outils législatifs récemment mis en place, qui transforment plus ouvertement que jamais la justice en bras répressif du pouvoir. Mais le gouvernement n’a pas hésité non plus à jouer sans vergogne de l’amalgame en désignant l’immigration comme source de délinquance et de troubles, et à prendre dans la foulée une avalanche de mesures de restriction du droit au séjour des immigrés qui attendaient sans doute le bon moment pour sortir du placard.

Rappelons quand même qu’à la suite de ces émeutes 4402 jeunes ont été arrêtés et gardés à vue, 762 écroués dont une centaine de mineurs, 562 incarcérés et 422 condamnés en comparution immédiate à des peines de prison ferme (chiffres du 8 décembre). Il faut mener bataille pour les en sortir, c’est le minimum que l’on puisse faire de notre position d’extériorité. Sans compter que formuler les raisons d’une telle bataille peut nous permettre de commencer à articuler notre révolte avec la leur. Car il est urgent d’aider à ce que la révolte de cette très jeune génération de prolétaires en rencontre d’autres, plus difficilement réductibles par la seule répression.

Fuite en avant et rustines

Heureusement, cette perspective n’est pas à exclure, car, du point de vue de la paix sociale, ces logiques sécuritaire et policière relèvent de la fuite en avant. Elles ne sont en effet qu’une façon de mettre un étouffoir sur une marmite qui bout sous l’effet de tensions sociales grandissantes. Le capital impose de plus en plus brutalement sa loi au monde du travail, la concurrence s’exacerbe, le fossé se creuse entre riches et pauvres, les classes sociales tendent à se séparer géographiquement, et les gouvernements, fondamentalement, accompagnent le mouvement. La décentralisation a encouragé la concurrence entre municipalités et régions, qui désormais jouent ouvertement leur propre promotion, déliées, elles, de tout souci de cohésion sociale hors de leur territoire. Et surtout le train de mesures législatives visant à légaliser et à élargir le champ de la précarisation du travail, mesures mises en oeuvre depuis deux décennies, par la gauche comme par la droite, dans une remarquable continuité, signifie, pour une masse croissante de gens, insécurité matérielle grandissante. Or cette insécurité-là, faute de trouver un débouché dans la lutte contre l’adversaire capitaliste, alimente tous les sentiments d’insécurité. Du coup, la machine s’est emballée, au point que la peur de la prolétarisation des classes moyennes est sans doute devenue, quasi clandestinement, le principal moteur de la ségrégation sociale à l’œuvre depuis vingt ans, dont la manifestation la plus grave, la plus radicale, est sans doute la ségrégation scolaire.

Comment expliquer ce recul du souci de cohésion sociale dans la classe dirigeante ? Bien des raisons peuvent être avancées, mais la disparition de l’adversaire "soviétique" depuis la chute du Mur n’est sans doute pas la moins déterminante : le compromis entre les classes tel qu’il avait été élaboré dans l’après-guerre et qui permettait de faire contrepoids à l’attrait du modèle rival en organisant une forme de redistribution des revenus au caractère inégalitaire contenu, semble être devenu désormais pour la classe dirigeante un carcan dont il faut s’émanciper.

Comment s’étonner dans ce contexte du "fiasco des politiques de la ville", constat que les émeutes - reconnaissons-leur aussi ce mérite-là - ont contraint les concepteurs de la paix sociale à faire publiquement ? Comment croire que leurs mesures de pénalisation des municipalités qui enfreignent les règles de "l’indispensable mixité sociale" (la sarkozienne en tête) sauront enrayer ce mouvement de séparation ? Comment croire que la "discrimination positive" puisse être autre chose que de pauvres rustines quand la barque de "l’école républicaine" prend l’eau de toutes parts ?

Le recours à la répression n’éteindra pas les tensions sociales, tout le monde le sait bien. Pire, il ne fera que renforcer la ghettoïsation dénoncée, en enfermant les jeunes émeutiers qui goûtent actuellement à la prison dans une haine focalisée sur les forces de répression, aveugle au bras qui les meut. Et, tout aussi grave, il encourage les discours de stigmatisation des immigrés produits par une droite imbécile et arrogante, discours qui peuvent s’avérer d’une dangerosité redoutable dans un contexte où les milieux populaires qui ont encore quelque chose à perdre se sentent profondément menacés par les effets délétères de la mondialisation capitaliste. Si d’autres sursauts de révolte tardent à jaillir sous des formes plus immédiatement unificatrices, capables de toucher y compris le monde du travail, ces discours pourraient bien amplifier et radicaliser le phénomène de droitisation des milieux populaires à l’œuvre depuis une vingtaine d’années mais jusque-là relativement contenu, à la fois par ce qui reste de l’héritage du mouvement ouvrier et par le poids de classes moyennes, chez qui le "politiquement correct" fait encore cohésion. Et le risque que comporte cette droitisation des milieux populaires, c’est bien moins la "fascisation" que la dynamique régressive qu’elle pourrait enclencher dans le cadre même de cette "démocratie", dont l’exemple américain est là pour nous faire entrevoir l’ampleur les formes potentielles [2].

Bien sûr, un tel scénario n’est pas inévitable. Et il n’est pas dit que les gouvernements, surtout si la droite ne trouve pas de nouveau tour de passe-passe pour se maintenir au pouvoir aux prochaines élections, ne réussissent pas à mettre en oeuvre de nouvelles formes de gestion des "quartiers" capables de calmer les tensions pendant quelque temps. On voit d’ailleurs déjà se dessiner quelques pistes dans ce sens. Les médiations associatives sont (provisoirement ?) réhabilitées dans leurs fonctions - reste à voir comment elles réussiront à jouer leur rôle dans un contexte radicalisé. Il n’est en outre pas exclu que, revenant sur la prétention sarkozienne à soumettre la moindre parcelle de territoire national au contrôle policier de l’Etat, le pouvoir choisisse plutôt, ou même parallèlement, de céder du terrain aux caïds, puisque, plus encore que les islamistes, ils ont prouvé dans ce moment d’émeutes qu’ils étaient les vrais pacificateurs des ghettos. Du côté du patronat, relayé en cela au plus haut niveau de l’Etat, semble en outre se dessiner l’option "lutte contre les discriminations". C’est là une réponse habile, puisqu’elle semble prendre acte des protestations montantes (venues à la fois d’associations de vigilance démocratique, de chargés de la police des relations de travail et des jeunes concernés, conjonction qu’il devient donc difficile d’ignorer pour le pouvoir), tout en esquivant la question de la nature et de la qualité du travail proposé sur le marché capitaliste - question que la révolte des banlieues pose pourtant, à ceux du moins qui veulent bien l’entendre. Si cette option se confirme, il est permis de penser que la classe dirigeante est en train de faire un nouveau choix "à l’américaine", en aidant à la constitution d’une petite classe moyenne issue des banlieues, qui pourra absorber les individus les plus revendicatifs et désamorcer ainsi leur potentiel subversif en les sortant du milieu qui les a fait naître - et qui, lui, restera prisonnier du ghetto.

Chercher des pistes vers l’unité dans la lutte

Que faire de cohérent, et de possible au regard des forces dont nous disposons, pour éviter que l’esprit de révolte né dans les banlieues en ce mois de novembre ne meure sous l’éteignoir répressif et intégrateur ? D’abord, peut-être, éliminer les fausses pistes qui se dessinent déjà. Les mobilisations "indigénistes", par exemple, qui, en désignant l’héritage colonial - dont la réalité ne fait certes pas discussion - comme source de toutes les discriminations, donc en faisant l’impasse sur la question de l’exploitation et sur les tensions de classe, risquent fort de vivifier une contestation à base identitaire qui pourrait bien accompagner, malgré elle peut-être, l’option patronale dont il vient d’être question.

Plus que jamais, me semble-t-il, il faut viser tout ce qui peut faire l’unité des classes subordonnées. Car le risque le plus grand est peut-être de voir se développer une guerre entre pauvres, alimentée par le heurt de deux logiques, celle de la révolte brute et celle de la peur. Une guerre qui ne laissera d’autre échappatoire que la fuite pour ceux qui en auront encore les moyens et rendra le processus de ghettoïsation quasi irrémédiable.

Comment, notamment, articuler les luttes des marginalisés du travail et celles des salariés ? Cette question, à l’ordre du jour depuis bien longtemps, est devenue aujourd’hui pressante, et le deviendra encore plus quand les effets des délocalisations se seront fait pleinement sentir. Dix ans plus tôt, un petit milieu de syndicalistes radicaux a cherché à répondre à cette question en créant Agir ensemble contre le chômage et en organisant la première marche des chômeurs. Cette expérience, qui n’était pas dépourvue d’ambiguïtés - la moindre n’étant pas le fait de batailler pour une représentation institutionnelle des chômeurs - a montré toutes ses limites lorsqu’est né un vrai mouvement de lutte de chômeurs en 1997-98 [3]. Pourtant il est à regretter que l’essoufflement de cette expérience ait laissé cette recherche collective par l’action militante en suspens. La montée de la précarité ne s’est pas (encore ?) traduite par une montée proportionnelle des luttes des précaires, les pistes restent donc à explorer.

L’affaiblissement des forces militantes de terrain observable ces dernières années - des années marquées par le repli qui suit les grandes défaites - interdit de penser que cette exploration puisse être reprise hors d’un contexte de lutte concrète. Sans doute s’agit-il de chercher toutes les jonctions possibles entre les multiples petites luttes qui naissent de façon éparse et isolée. Pour ceux qui travaillent avec constance depuis quelques années à organiser, par l’entraide et la "propagande", l’élargissement et le soutien aux luttes des secteurs les plus précarisés du monde du travail, il convient de tenter, chaque fois que c’est possible, de faire la jonction avec le monde des exclus du travail, afin que le monde du travail n’apparaisse plus seulement comme le lieu de toutes les dévalorisations, mais aussi comme un lieu potentiel de socialisation et de solidarité dans la lutte. Les luttes de "l’immigration", centrées actuellement sur la question du droit au séjour et prisonnières de l’affrontement avec l’appareil répressif de l’Etat, pourraient aussi être un moment de fusion, si elles faisaient un pas en avant en posant les problèmes de société qui sont derrière la question de l’immigration, et en faisant le lien avec les luttes antipatronales.

Et puis nous pouvons, nous devons aussi chercher des pistes ailleurs, au-delà des frontières, notamment dans des pays plus neufs que la vieille Europe, où le travail salarié est resté une rareté mais où l’histoire récente est riche d’insurrections populaires de grande ampleur [4]... Il y a sans doute là des enseignements à chercher pour tenter de concevoir comment cette "grande nation" en crise, dont la classe dirigeante semble devenue incapable de gérer les contradictions, peut trouver la voie qui pourrait la mener des révoltes collectives éparses à la transformation sociale émancipatrice.