par ArchivesAutonomies
I.
Notre camarade Malatesta, dans ses articles parus dans les Temps Nouveaux sur le Congrès d’Amsterdam, a pu écrire avec raison que la discussion sur le syndicalisme "fut certainement la plus importante du Congrès, et c’est bien naturel, puisqu’il s’agissait d’une question d’intérêt pratique et immédiat, de la plus grande portée pour l’avenir du mouvement anarchiste et ses résultats probables".
La discussion a ensuite continué dans les différents journaux anarchistes et elle est loin d’être épuisée, car elle soulève à la fois les questions les plus multiples et les plus complexes. Nous avouons avoir une certaine crainte à la traiter, tellement elle nous paraît difficile à exposer avec la précision et l’ensemble nécessaires pour être bien comprise par le monde ouvrier.
Partisan convaincu de l’adhésion des anarchistes aux syndicats, je ne saurais toutefois en parler avec l’enthousiasme de quelques camarades. L’organisation ouvrière représente souvent quelque chose de bien étroit, de mesquin, parfois même d’odieux. Et après vingt années ininterrompues de syndicalisme en pays italien, français et allemand, tout en n’étant nullement découragé, il m’est impossible de me faire l’apologiste des syndiqués. Peut-être m’objectera-t-on que je n’ai connu que des syndicats réformistes, mais en réalité il n’y a jamais eu de syndicats constamment et méthodiquement révolutionnaires ; ils ne le sont devenus que temporairement, sous la poussée des événements. Pour quelques bonnes décisions, pour quelques gestes énergiques, pour quelques louables efforts, que de bassesses, d’intrigues, de lâchetés même ! Et souvent, entre camarades, nous nous sommes posé la question angoissante :
"Faut-il s’en aller ?"
La tâche des anarchistes dans les syndicats est on ne peut plus difficile, et pour la poursuivre sans se laisser rebuter, il faut une conviction profonde. Cependant, nous sommes forcés de nous avouer que le peu de propagande et d’action que nous avons pu faire, l’a presque toujours été avec le concours des syndicats. Mais il y a encore un abîme entre ce que les organisations ouvrières sont et ce qu’elles devraient être, sans compter qu’elles sont plus que jamais menacées des pires déviations, car la bourgeoisie ayant parfaitement compris ce qu’elles pourraient devenir malgré tout, travaille de toutes façons à les circonvenir, à les corrompre, à s’en emparer même pour les faire servir à un but de réaction.
Non, le syndicat n’est vraiment pas ce que certains camarades par trop optimistes prétendent, mais je n’en suis pas moins d’avis que tout esprit clairvoyant et sincère doit y rester, car il n’est pas donné à une petite minorité telle que nous sommes de décréter la disparition d’une institution qui au fond correspond à un besoin essentiel de la vie, celui de la production, et l’on peut même affirmer que les groupements corporatifs auront toujours plus leur raison d’être, à mesure qu’au travail subordonné et pour le compte d’un maître, nous substituerons le travail coordonné et pour le compte de tous.
Aujourd’hui, d’ailleurs, la question se pose ainsi : Ou nous réussirons à orienter le syndicalisme vers la révolution et l’expropriation, ou il deviendra, aux mains des capitalistes, un puissant moyen pour régulariser leur exploitation. Les gouvernants, à leur tour, finiront par y trouver un moyen de domination, grâce à une soi-disant législation syndicale. En effet, les contrats collectifs vont imposer à la classe ouvrière une discipline toujours plus rigoureuse, tout en mettant l’exploitation patronale à l’abri de toute autre crise que celles résultant des conditions du marché. Les travailleurs, divisés en corporations fermées et ne s’occupant exclusivement que de leur intérêt particulier, s’adonneront entièrement à une lutte de métier qui leur fera oublier pour longtemps encore la lutte de classe. Au sein des corporations toujours plus légalisées, les ouvriers devront ronger leur frein sous peine d’être affamés, car il ne sera plus possible d’obtenir du travail sans carte de légitimation syndicale. Et ce que nous disons là n’est pas si loin d’être réalisé, comme d’aucuns peuvent le croire.
Déjà aujourd’hui, quelques camarades anti-syndicalistes se voient obligés de se syndiquer, afin de pouvoir travailler. Ne valait-il pas mieux qu’ils le fissent beaucoup plus tôt, de façon à empêcher les organisations d’évoluer dans un sens réactionnaire ? Car, enfin, l’anarchie aussi veut avant tout un nouveau mode de production, et comment le réaliser sans le concours des producteurs ?
Nous ne sommes pas syndicalistes pour l’amour des syndicats actuels, mais parce qu’il y a là une nouvelle puissance en formation et qu’il s’agit de ne pas la laisser accaparer par les fourbes du fonctionnalisme ouvrier et par les capitalistes eux-mêmes.
Nous nous sommes parfois demandé si, avec leurs allures de lutteurs, bon nombre d’anarchistes n’étaient pas les hommes les plus paisibles du monde, craignant précisément la lutte par dessus tout. Nous savons bien que c’est une petite lutte, parfois écœurante, qu’il faudrait mener au sein des syndicats contre leurs exploiteurs, contre ceux qui essaient de les faire servir à un but personnel, mais elle est nécessaire et d’une importance capitale, si nous ne voulons précisément pas que l’on fasse d’une arme d’émancipation un moyen d’assurer l’exploitation actuelle et d’en créer une nouvelle. Il est vrai que pour justifier leur inaction, quelques-uns nous répètent cette excuse bien commode : "Tant mieux si les syndicats se corrompent, s’ils commettent les fautes les plus lourdes et les pires inconséquences : ils se discréditeront plus vite et feront place à d’autres groupements plus conscients."
En réalité, on ne sort pas du syndicat le plus souvent pour s’adonner à une besogne plus large et plus suivie, mais pour retomber dans une complète indifférence ou pour faire œuvre de critique qui ne nous sauve pas de la douloureuse obligation de piétiner sur place avec tout le monde. D’ailleurs, les reproches que nous formulons dans une feuille quelconque, qui le plus souvent n’est pas lue par ceux auxquels ils s’adressent combien plus efficaces seraient-ils s’ils étaient exposés courageusement à la face même des intéressés.
Les événements de ces dernières années ont prouvé d’une façon incontestable qu’il y avait dans le syndicalisme un puissant moyen d’action, et nous n’hésitons pas à l’affirmer, le plus puissant de tous. Or, une chose étrange, c’est l’accord parfait existant entre nombre d’anarchistes, parmi lesquels nous sommes étonnés de voir Malatesta lui-même, et les politiciens du socialisme, pour affirmer sans autre : "Le syndicalisme ne peut être qu’un petit mouvement réformiste et sans issue. Les grands changements, les grandes transformations ne peuvent être réalisés par lui."
Nous nous insurgeons contre cette affirmation. Elle reviendrait à dire que les travailleurs seront à jamais incapables de réaliser leur émancipation et qu’il leur faut à tout prix une direction externe. Et rien ne nous paraît plus à craindre que cette direction externe, même si elle devait être anarchiste. Nous ne savons pas pourquoi l’évolution du syndicalisme devrait s’arrêter à telle ou telle limite, surtout si les nécessités sociales et la force des choses exigent au contraire qu’elle aille plus loin.
Nous avouons aussi ne pas comprendre la phrase de Malatesta : "Le syndicalisme ne pourra rien obtenir de permanent et de général qu’en cessant d’être le syndicalisme". Voyons, vous défendez donc aux ouvriers de dominer comme but à leurs groupements économiques la suppression du patronat et du salariat ? vous exigez absolument pour cela qu’ils apportent préalablement leur adhésion à votre groupement d’idées ou à une boutique électorale quelconque ?
Loin de nous l’idée, nous le répétons, de faire l’apologie des syndiqués ; nous avons assisté à trop d’assemblées de syndicats pour en avoir l’envie. Mais, enfin, conseillez-vous aux travailleurs anarchistes de se préoccuper surtout d’amener au parti — Malatesta n’a pas encore renoncé à cette idée surannée de parti — de nouveaux adhérents, afin d’agir ensuite, ou ne voulez-vous pas, au contraire, qu’ils poussent à l’action et agissent sans autre comme syndiqués et avec les syndiqués ? Certes, Malatesta n’a pas une idée analogue à celle des politiciens, qui demandent surtout aux syndiqués de recruter de nouveaux membres pour leurs cercles électoraux. Sa phrase ci-dessus reste donc incompréhensible pour nous, car nous ne pensons pas non plus que Malatesta entend réserver à l’anarchie seule le brevet d’émancipation du prolétariat.