par ArchivesAutonomies
I
Le syndicalisme a été l’objet de condamnations aussi définitives que ridicules, car rien n’est plus naturel et plus utile que les groupements de producteurs se proposant une entente au sujet de leur travail. Nul n’osera contester que ce travail est bien la fonction la plus importante à laquelle nous consacrons la plus large part de notre vie. Comment l’accomplir au jour le jour, docilement, machinalement, sans jamais nous préoccuper d’en changer les conditions et le but ? Cela paraît presque incroyable, bien que ce soit encore le cas pour un grand nombre de travailleurs. Mais il arrive des moments où même les plus indifférents éprouvent le besoin d’un changement et viennent alors se grouper autour du noyau syndical, d’où la nécessité pour nous, qui cherchons à influencer le plus possible tout mouvement populaire, d’en faire partie.
Toute grande transformation sociale présuppose d’ailleurs, un nouveau mode de production, qu’il n’est pas possible de concevoir en dehors précisément d’une organisation entre producteurs. Sans doute nos associations ouvrières n’ont rien de définitif, elles sont au contraire appelées à se renouveler entièrement, mais leur rôle n’en aura pas moins une importance capitale dans la marche des événements.
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Cela ne justifie cependant pas les apologies les plus mensongères du syndicalisme. C’est en vain que nous avons rêvé le syndicat révolutionnaire ; dans nos assemblées corporatives, alors même que nous étions très écoutés, il nous a été presque toujours impossible de parler d’autre chose que de tarifs et de mutualité. C’est dans des assemblées publiques et dans des réunions ouvertes à tout le monde que nous avons pu développer nos idées d’émancipation intégrale ; au sein même du syndicat, il nous a été tout au plus permis d’en dire quelques mots en passant, non sans soulever de vives protestations de la part des bons sociétaires. Et il ne faut pas se tromper. Même le principe : plus de politique dans les syndicats, n’a triomphé que dans un sens réactionnaire, c’est-à-dire de bannir toute discussion d’idées et nullement dans le sens de remplacer la duperie électorale par l’action directe. La fameuse unité syndicale n’est faite que de renoncements ou d’adaptations des éléments avancés, en France encore plus que partout ailleurs, et mes contradicteurs m’en ont fourni de nombreuses preuves. Sans compromissions avec les élus du "parti", la scission est le plus souvent inévitable.
Faut-il donc coûte que coûte maintenir l’unité à travers les pires inconséquences ou ne vaut-il pas mieux dénoncer toute équivoque et se refuser à suivre la majorité dans ses errements les plus évidents ? Il ne s’agit point de s’isoler, ni de s’en aller en faisant claquer plus ou moins bruyamment la porte ; mais de garder une attitude qui ne soit jamais en contradiction avec ses propres idées. Or, si ce n’est pas toujours aisé pour de simples syndiqués, cela est absolument impossible pour les secrétaires permanents, et voilà l’une des raisons pour laquelle je pense que nos camarades anarchistes ne peuvent appartenir au fonctionnarisme syndical. Mais il y en a bien d’autres.
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Mes contradicteurs me paraissent insister un peu trop sur mon ignorance du syndicalisme français. Que de camarades ouvriers syndiqués m’en ont parlé pour l’avoir connu et de près et tous, sans exception, s’en montraient déçus. Je puis d’ailleurs, sans le moindre orgueil, affirmer que la presque totalité des ouvriers ouvrants ayant assisté à nos discussions étaient visiblement d’accord avec moi.
Il est évident qu’après avoir cité les critiques des réformistes suisses et allemands tendant à établir que le syndicalisme français n’a le plus souvent de révolutionnaire que le verbiage, nul plus que moi n’aurait été heureux de recevoir des démentis, mais ils ne sont pas venu et dès lors mes attaques se trouvaient dirigées aussi contre la C.G.T. Je ne vois pas de motif pour approuver à Paris ce qui m’indigne à Genève.
Du reste, voici trois questions précises qui ne permettent plus d’invoquer ma prétendue ignorance :
1. Est-il vrai oui, ou non, que la presque totalité des Bourses du travail en France sont subventionnées par les pouvoirs publics ?
Un oui unanime a été la réponse.
2. Est-il vrai, oui ou non, que toutes les grandes Fédérations françaises de métier ou d’industrie (et la C.G.T. n’admet point les syndicats non adhérents à ces fédérations) sont nettement réformistes
Je n’ai entendu invoquer qu’une seule exception, le Bâtiment, mais nous savons que sa Section parisienne, la plus vantée, a eu recours à l’arbitrage pour conclure un contrat collectif, sans compter qu’elle défend aux ouvriers de province de venir s’embaucher à Paris, empêche les non syndiqués de travailler avant d’avoir payé un impôt de 15 francs et fait du prosélytisme avec la machine à bosseler.
3. Est-il vrai, oui ou non, que dans la plupart des mouvements les Fédérations françaises formulent des revendications d’ordre légal ?
J’en ai cité toute une série empruntée à une feuille corporative suisse et n’ai reçu aucun démenti.
Après cela, continuer à parler de syndicalisme révolutionnaire français, c’est vouloir entretenir une équivoque.
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Ni les discours de Jouhaux et Yvetot, ni les brochures de Pouget, ni les plus beaux principes inscrits dans de médiocres statuts ne sauraient suffire à donner un caractère révolutionnaire à la C. G. T. Au cours des grèves en France, il s’est produit quelques actes de sabotage et quelques collisions avec la police et la troupe, mais les mêmes faits se sont passés à Zurich, par exemple, sans que personne n’ait songé à affirmer que le syndicalisme y soit devenu révolutionnaire. Du reste — et ceci est vrai en France plus que partout ailleurs étant donné les faibles effectifs des syndicats — si dans les grandes circonstances il ne fallait compter que sur les syndiqués, il n’y aurait même pas possibilité d’engager la lutte. Comment expliquer alors le profond dédain affiché par l’état-major du syndicalisme pour tout individu non syndiqué ? Trop de gestes, et de mots m’ont rappelé à Paris les permanents suisses, d’une brutalité inouïe vis-à-vis de tout ouvrier d’avis... contraire et ne pouvant prendre en considération que les cotisants à leur caisse.
C’est très bien de me reprocher mon ignorance, mais j’en ai vu plus qu’il ne m’en fallait pour être profondément révolté.
Dois-je, enfin, rappeler que dans de grandes circonstances, comme au lendemain de Villeneuve-Saint-Georges, à l’occasion des grèves des postiers, au dernier Premier Mai, la C. G. T. s’est montrée absolument impuissante ? Je n’incrimine personne, mais je demande un peu plus de modestie, d’honnêteté morale pour être plus juste, afin de cesser de poser comme champions d’un syndicalisme révolutionnaire, qui non seulement n’a pas été réalisé, mais dont certains dirigeants me paraissent s’éloigner toujours plus, gagnés par un opportunisme très dangereux.
Qu’est-ce donc que ce mépris des théories, des principes, des idées, avec ce rappel incessant aussi bourgeois qu’agaçant à la pratique, aux réalités, à la vie ? L’action révolutionnaire n’est-elle pas complètement en dehors de la pratique vulgaire, du faisable, du calculable ? Et que reste-t-il du mouvement de la vieille Internationale, si ce ne sont précisément ses théories et ses principes ? Le mépris des idées est trop souvent une façon indirecte de réclamer le droit à tous les accommodements, à tous les marchandages, à toutes les compromissions, aussi nous est-il particulièrement suspect.
Ceci dit, passons maintenant à examiner quelques-unes des questions les plus importantes se rattachant à l’organisation ouvrière et mes hérésies syndicales.