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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Balade chez les artisses indépendants
Le Père Peinard N°212 - Série 1 – 9 Avril 1893
Article mis en ligne le 28 décembre 2019
dernière modification le 23 décembre 2019

par ArchivesAutonomies

Ce sacré nom de dieu de printemps vous fourre des fourmis dans les pattes ; tellement qu’il n’y a pas mèche de tenir en place.

Ça m’est arrivé l’autre jour, foutre ! Et j’ai été flanocher aux Champs-Élysées. Le nez en l’air, je reluquais les belles piaules où un de ces quatre matins les bons bougres viendront s’enquiller.

Quel beurre, ce jour-là ! Je pensais à la risette que feront les mômes, quand ils se verront embobinés dans la soie et les édredons, couchés dans les grands plumards des catins de la haute.

Y a pas que des riches turnes aux Champs-Élysées. En attendant le grand jour, les fistons peuvent pousser une balade dans ce quartier d’aristoches et de richards —

ne serait-ce que pour reluquer, au pavillon de la Ville de Paris, l’exposition des artisses indépendants.

J’y ai été, foutre ! Et j’en vas dire mon sentiment aux camaros.

D’abord, rien que le nom : Indépendants ! C’est rupin, foutre.

"Mais en quoi qu’ils sont plus indépendants que les autres ?" vous allez demander.

Ah, voilà : les autres, ceux des Salons officiels, ont un jury d’admission. Et foutre, dans son genre, ce jury n’est pas moins citrouillard que celui qui s’avachit au Palais d’Injustice.

Il est composé de grosses légumes de la boîte à couleurs, de professeurs des Beaux-Arts, de cornichons de l’Institut : une ratatouille de gagas, quoi, qui gueulent comme des blaireaux contre les aminches qui coupent pas dans leurs boniments dégueulasses ; une tripotée de vieux mercantis décorés qui vendent des trucs pour faire de la peinture, ah, chaleur ! comme ils débiteraient de la pommade pour les cors aux pieds.

Turellement, mes sacrés chameaux du jury font risette à ceux qui leur emboîtent le pas. Alors, vous pigez ? les petits lêche-culs peuvent foutre en montre toutes les gnoleries qu’ils ont torchonnées, quand même ça serait le pan de leur liquette, bondieu !

Pour ce qui est des zigues d’attaque, la peau ! Y a pas de pet qu’on les accepte ; ils peuvent se tirer des flûtes.

Aux Artisses Indépendants, pas de ces foutaises de jugeries et de votailleries.

Une supposition — tu as badigeonné un canasson, une gonzesse ou un paysage. Personne te demande si ta rosse a deux têtes, si la gigolette a du cuir de rhinocéros sur les abatis et si ta carnpluche sort pas du cabas d’une marchande de quat’saison. Rien de ça, foutre ! Tu envoies ton turbin. On te le fout contre le mur, accroché à un clou — et débrouille-toi avec le populo.

Vive la liberté, mille dieux ! Dégobillons sur les lois, décrets, règlements, ordonnances, instructions, avis, etc., etc. Foutons dans le fumier bouffe-galette, jugeurs et roussins : les cochons qui confectionnent les lois, les bourriques qui les appliquent et les vaches qui les imposent.

Oui, faire ce qu’on veut, y a que ça de chouette, en Art comme dans la vie. Et merde pour l’École des Beaux-Arts : c’est encore une guimbarde qu’il faudra foutre à cul, comme toutes les académies, tous les instituts et les autres rouages de la sacrée cochonne de gouvernance.

Donc, pas de jury, chez les artisses Indépendants. Bien, ça, nom de dieu !

Mais les couillons ont-ils pas eu la loufoquerie de s’appuyer un président, deux vice-présidents, deux secrétaires, un trésorier et un comité de treize membres ! Oh, là là ! l’amour du galon et de la cocarde, faudrait pourtant laisser ça aux larbins et aux troubades.

Et ils sont pas forts, turellement, dans cette administrance : ils ont pas seulement eu la jugeotte de coller une fois par semaine l’entrée à l’œil. Le dimanche, on casque dix ronds ; les autres jours, vingt. Alors, les peinards qui n’ont pas un pelot à gaspiller et qui veulent tout de même zyeuter de la peinture, faut qu’ils se bombent, sang dieu !

Qu’est-ce qu’ils auraient à rouspéter, ces fourneautins d’exposants, si une troupe de camaros en bordée foutait en l’air la caisse et le tourniquet et se torchait le cul avec les toiles ?

Mais ils feront pas ça, les copains : ils s’écorcheraient le troufignard avec les paquets de couleur séchée... Allons, entrons-nous ?

Il y a cinq salles à voir : 1 300 tableaux et quelques mottes de sculpture.

SALLE 1

Nom de dieu, ils sont pas rigouillards, ceux de la première salle !

Ils savent pas que fiche de leur liberté, les pauvres wagons.

Ils foutent dans leurs cadres un tas de machines torcheculatives : des gueules de femmes en sucre de pomme, kif-kif les sidonies des devantures de merlans ; des paysages avec pas plus d’air, bon dieu, que dans une cellule de Mazas ; des sentimentaleries, pareil les chromos des paquets de chicorée.

Et puis, ils nous canulent avec leur peinture au jus de chique et à l’eau de fumier.

Qu’ils foutent donc du vent et de la lumière dans leurs paysages.

Et quand ils représentent des bonshommes dans une piaule, pourquoi qu’ils leur foutent une dégaine de cabots, comme on n’en voit qu’au Théâtre-Français ? Pas de ces micmacs, nom de dieu : c’est du démoucheté et du neuf qu’on vous demande.

Heureusement, dans la salle 4, nous verrons des impressionnistes ! Ceux-là, c’est des lapins ; d’ailleurs on ne sera pas en pays inconnu, car, dans le tas, y en a trois que les copains du Père peinard connaissent déjà, vu que ces trois-là ont foutu des images à la dernière page du caneton.

Mais nous n’en sommes encore qu’à la salle 1, cré pétard !

Tiens ! un bec de gaz tout de travers. Regardons l’explique dans le catalogue : Une Rue de Pétersbourg, par Alfred Schlaich. C’est-il une bombe posée par un bon bougre de nihiliste qui a chahuté ce bec ? On le dirait, foutre ! A-t-elle au moins fait danser le rigodon à quelques lèches-culs du Tzar-Pendeur ?

Paysages pas trop défraîchis, peints par Jacinthe Pozier, à Eragny, le patelin où turbine aussi le père Camille Pissarro, un impressionniste chouetto-suifard qui fout dans sa poche les plus huppés fabricants de paysages, mais qui n’expose pas avec les Indépendants.

Hou, un lion ! Le bouffe-galette Lafargue parlait l’autre jour du "lion populaire". C’est probablement le lion populaire collecto que ce Gustave Weitheimer a peinturluré. On peut lui foutre des roulées de coups de botte, il ne renaudera pas : il est empaillé.

Des ratichons, maintenant ! Ils s’aboulent en procession, et, le long du chemin, une chiée d’empapaoutés, se foutent

à genoux, en rang d’andouilles. Signé : Henri Charier. Quelle peinture dégueulasse !

Vaut mieux reluquer les croquis de Léon Valtat, ça grouille et ça a du nerf : celui-là n’a pas que son pinceau de poilu. Je gobe son grand tableau : une chouette fillasse, putain comme chausson, qui se trimballe sur le boulevard. Pour sûr, elle va rouler dans les grands prix les bourgeoisillons qui rôdent autour de ses froufrous. Laissons-la sur le trimard, et rappliquons dans la

SALLE 2

Pigez ce paysan d’Auguste Bellanger, qui se gargarise avec le Petit Idiot. Pas moyen de savoir quel est le plus mouche : le campluchard ou son peintre ?

Les youtres capitalos et les mistoufliers de Hermann Paul me bottent assez. Ça rappelle, de loin, les caricatures de Daumier : un riche type du temps de Louis-Philippe et de Badingue, ce Daumier ; en voilà un qui avait à cran les jugeurs, les avocassons, les politiqueurs, les tripoteurs et les bourgeois.

Quelqu’un qui ne risque pas de se foutre des ampoules, nom de dieu, c’est cette niguedouille de Serendat de Belzim. Il a laissé tomber une vessie dans une cuvette de fromage à la crème — bon fromage à la crèèème !... et il intitule ça : Naissance de l’Amour. Brrr ! il est rien fadasse, ce béguin-là, mes petites gigolettes.

Et ça, à quel sexe que ça appartient ? On peut pas dire. C’est un mannequin, couvert d’une couche de vert-de-gris et le doigt sur la bouche. Chut ! il fait de l’équilibre sur les nénuphars d’une mare. L’auteur, Eugène d’Argence, prétend que ça représente le Silence. Tant mieux ! Il manquerait plus que ça, qu’il se mette à dégoiser un pallas, ce mannequin. Je crois pas que son boniment commencerait par "Vive l’Anarchie !". Il demanderait plutôt les chiottes, attendu que son vert-de-gris a dû lui foutre une foire épastrouillante. Ça emboucane déjà ! Respirons vite les Fleurs de José Engel. Nom de dieu, elles sentent rien : c’est des chrysanthèmes.

Du même Engel, voilà des chardons. Foutons-les dans la mangeoire de Léon Deubissac, qui, dans la

SALLE 3

expose des militaires. Comme disait Manet en parlant des soldats de cette vieille toupie de Meissonier : "Tout est en fer — excepté les cuirasses."

Comment ! encore cette seringue de beau zinc de Serendat de Belzim. Titre de son nouveau tableau : Le Penseur. Ce penseur est un modèle ganachard, camouflé en moine. Il rumine profondément : il se demande si sa barbe, qu’il vient de teindre en acajou, ne va pas passer au vert pomme pas mûr.

Autre cléricouillarderie, par Edward Grenet : un type, avec une auréole en place de galurin, a trouvé dans un jardin un loupiot dont la nounou s’est cavalée pour aller regarder la feuille à l’envers avec un pompier. Il berce le momignard et file la quenouille. Dessous, il y a des vers de François Coppée, encore plus trous du cul que le barbouillage, et c’est pas peu dire, nom de dieu !

Femme aux signes, par Albert Arthus. Elle en a partout, — sur la caboche, sur les estomacs, sur la bedaine, sur les cuissots ; jusque sur le cadre. Ça ne la rend pas plus mariole, nom de dieu !

Est-ce qu’elle est opportunarde, radigaleuse ou possibilarde, la République en plâtre de Lucien Lagarde ? Je m’en fous. N’importe l’étiquette. C’est toujours la même binaise, mille dieux ! et tant qu’il y aura des gouvernants, il y aura de la mistoufle pour les gouvernés.

Attention ! je vas chialer ! Visite au cimetière, par Paul Gondrexon. Peinture de deuil, patouillée au cirage, par un croque-mort, avec une brosse à ripatons.

Les paysans de Louis-Julien Brouillon sont bien torchés, et les figures de G. d’Espagnat, pas mal.

Chic ! Pemna. Qui ça, Pemna ? Un gas à poil qui s’était révolté contre le seigneur d’un patelin d’Italie. Par malheur, il a écopé deux fois et rudement : primo, mon jean-foutre de tyranneau le fit clouer à un arbre ; deuxiémo, Pélovy s’est foutu à le peindre. Autant vaudrait être barbouillé par un bon bougre de vidangeur.

De la peinture claire, de qui ? D’Eugène Robert. C’est des vues des Alpes-Maritimes et du Var. Bravo, pour l’impressionnisme !

Puisqu’on a pas autre chose, faut bien se contenter d’explosion de couleurs ! Or donc, maintenant, à la salle 4 : tous les chouettes topos y sont.

Mais, zut ! Assez de teinture pour une fois. Je renvoie la fin du flanche au prochain numéro.

D’ailleurs, c’est pas pour chiner, mais je trouve un peu godiches les oeuvres d’art comme on les comprend dans cette charogne de société capitaliste.

Ces tableaux que les types calés accrochent à leurs murs, comme ils pendent des décorations à leurs paletots ; ces bronzes alignés sur des étagères, kif-kif des étrons en sentinelle le long d’une route... tout ça, c’est de la gloriole et du battage !

Arrivera bien un jour, nom de dieu, où l’art fera partie de la vie des bons bougres, tout comme les biftecks et le picolo.

Du coup, les assiettes, les cuillères, les plats à barbe, les chaises, les lits, les armoires, tout le fourbi quoi ! en y ajoutant les étoffes pour frusquer les bonnes bougresses aussi bien que celles à rideaux... Tout, tout, cré pétard, aura des colorations mirobolantes et des formes galbeuses.

A ce moment, l’artisse ne reluquera pas l’ouvrier du haut de son faux-col : les deux n’en feront qu’un.

Mais, pour qu’on en vienne là, faut que la Sociale marche grand train et qu’on soit en pleine civilisation anarchote.