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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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De la démocratie en milieu étudiant... chez les O.S. immigrés
Négation, N°2, Juin 1973, p. 20-25.
Article mis en ligne le 19 novembre 2013
dernière modification le 11 février 2018

par ArchivesAutonomies

Ce qui a été remarquable dans le mouvement lycéen-étudiant affirment donc certains, c’est la parfaite démocratie qui a régné : A.G., votes, se sont succèdés à un rythme soutenu ; à une certaine phase du mouvement, quasi-quotidiennement. D’autres se sont écriés, surtout sur la fin du mouvement, que les organisations gau­chistes manipulaient les A.G., et ceux-là, revendiquent une "démocratie réelle" a­vec des "délégués révocables à tout instant". Bref un air connu que fredonne régulièrement l’ultra-gauche conseilliste.
Il faut donc dire et répéter que toute démocratie est, par définition, délégation de pouvoir humain, lequel est avant tout pouvoir d’agir. Tout mouvement a sa propre dynamique. Il a son objectif qui n’est pas forcément sa revendication initiale, les motifs qui l’ont engendré. Dans la dynamique du mouvement ces motifs sont souvent dépassés, même si les participants n’en ont pas conscience et continuent à répéter les mêmes revendications, à scander les mêmes slogans. Ils sont contraints, par le rapport social-matériel où il se trouvent, à accomplir des actes contradictoires avec leur conscience idéologique. Ainsi il était évident que la grève lycéenne contenait au moins autant le désir de sécher collectivement des cours que la revendication de l’abrogation de la loi Debré.
D’ailleurs d’autres slogans, d’autres objectifs sont apparus dans le cours du mouvement, tel le fameux : "le sursis on s’en fout, on ne veut plus d’armée du tout !". Il est évident qu’il n’est pas né par la grâce d’une A.G. où il aurait été trouvé, puis adopté par un vote !!!
Quand au refus de bosser, il est logique qu’il n’ait jamais été formulé clairement : c’était une manifestation faisant apparaître un vide dans lequel pouvait, à priori, s’engouffrer toutes sortes de manifestations. Le séchage des cours, même collectif, n’est qu’un symptôme ; symptôme mille fois plus radical que la lutte pour le rétablissement des sursis, sans aucun doute, mais qui n’est que le négatif de la pratique subversive.
Les manifestations qui ont occupé l’espace-temps "lycéen" sans cours ont été généralement : les concerts de music-pop, souvent idéologisés en "fête libératrice" ; l’amour qui est un besoin immédiat évident pour les lycéens(nes) particulièrement réprimés sexuellement, mais qui en soi ne peut être assimilé à une subversion quelconque du système [1] ; sans, parler des misérables contre-cours qui eux sont l’expression directement "contre-révolutionnaire" du mouvement.
Toutes ces "occupations" montrent évidemment les limites même de la dynami­que du mouvement lycéen. Dès lors pouvaient se succéder A.G, sur A,G,, manifs sur manifs, expressions d’un mouvement qui ne parvient pas à manifester ses raisons critiques profondes et laisse apparaître l’aspect d’intégration, la démocratie et ses cortèges négociés avec le "pouvoir", reflet de la négociation par le mouvement de sa reconnaissance par ce même "pouvoir".
De fait les gauchistes étaient dans ce mouvement comme des poissons dans l’eau. Ils n’avaient nul besoin de manipuler, ils en étaient le représentant réel, se faisant eux-même reconnaître en tant que force d’encadrement d’une couche sociale accédant à sa maturité démocratique.
Maturité démocratique dont les bourgeois progressistes avaient déploré l’ab­sence au début du mouvement, en regrettant que les lycéens n’aient pu accéder au droit de vote pour les législatives (ce qui, selon eux, aurait évité tous ces mou­vements de rue). Les gauchistes, par là même, effaçaient largement leur "semi-é­chec" de ces élections.
Il est non moins logique qu’au fur et à mesure que le mouvement s’affirmait dans ce sens, les représentants de "la classe ouvrière démocratique" s’y soient joints ; c’était littéralement, la reconnaissance finale, par les marchands de for­ce de travail, du gauchisme, marchand potentiel de force de travail potentielle-et pour une partie seulement potentielle - Bref, le mariage des Rackets !
Et on eut la magnifique manif démocratiquement unitaire du 9 Avril que Séguy le crabe trouva "sympathique". On le comprend ; la rue avait accompli ce que les institutions se refusaient à faire : intégrer dans le cirque démocratique la masse des lycéens.
Les lycéens en se battant, en fin de compte, principalement sur le terrain du rétablissement des sursis ont fait primer la continuation de leur "adolescence sociale" sur la rupture avec leur misérable maturité future. Cela est logique au niveau de cette manifestation immédiate de "malaise", il n’y a pas à les blâmer d’ avoir défendu des privilèges - (cf : tract, plus loin, "la guerre qui vient...") - mais il faut montrer que la garantie de ces privilèges, est elle-même en grande partie illusoire.
L’aboutissement du mouvement en a fourni la preuve par la non-satisfaction de leur revendication du rétablissement des sursis (sans parler de l’imbécile re­vendication de l’extension de ces sursis aux jeunes travailleurs " !" qui veut uni­fier par des voeux pieux ce qui est inunifiable par et dans la sphère idéologique et qui ne peut s’unifier que "peu à peu", de manière contradictoire et violente, par et dans la sphère sociale).
L’accession à la maturité politique des lycéens n’a pas empêché que soit ac­célérée leur maturation sociale ; ce que recouvrait essentiellement la revendica­tion initiale sur les sursis, quoiqu’en pensent, disent, et n’osent pas se l’a­vouer les lycéens ! C’est la preuve irréfutable du caractère illusoire de la sphè­re politique, de la démocratie !
"La question des jeunes" se posera donc, bientôt, et sous forme moins mysti­fiée, telle qu’elle est posée profondément et brutalement par leurs conditions d’existence sociale.
Les services d’ordre des manifestations pouvaient être abandonnés, en large part, par les organisations gauchistes aux lycéens eux-même qui encadraient "natu­rellement" leur mouvement. Et on vit de petits flics en culotte courte, casqués et brassardés, se précipiter spontanément et en ordre parfait devant commissariats et super-marchés pour protéger "les biens du peuple" !
Que les gauchistes, nouveaux nés dans l’éventail politique, se fassent reconnaître comme force réformiste spécifique - par des mouvements de rue-donc dans la sphère extra-productive - a une raison fondamentale : le Capital ne peut plus dé­velopper humainement les. forces productives. Tout développement - et celui-ci at­teint lui-même-de plus en plus ses limites - entraine l’exclusion du procès productif de la force de travail humaine ; beaucoup de jeunes en sont exclus avant même d’y entrer. Aucun mouvement nouveau ne peut donc plus s’affirmer dans la sphère productive. Le seul problème qui s’y pose, pour le Capital, est la gestion du pro­cès de production (réorganisation du travail). La situation des jeunes lycéens et élèves des CET avec des degrés différents d’importance - est un produit direct de cette situation capitaliste, et le gauchisme en est un autre.
De ce fait, organisations gauchistes et lycéens ne peuvent accéder à leur reconnaissance par le Capital que par et dans la sphère extra-productive, la RUE qui elle aussi peut être aussi contre-révolutionnaire que révolutionnaire. Un exemple de ce que nous affirmons est l’attitude contrainte des gauchistes dans la sphère productive :
Les trotskystes évoluent de plus en plus étroitement dans les syndicats en s’enfermant toujours davantage dans le strict cadre de l’usine. (bulletins d’entre­prise, fixation à la vie quotidienne des ouvriers, etc... ; lire à ce sujet la bro­chure : "Rupture avec L.O. et le trotskysme". Sabatier - B.P. 219-75827- Paris ce­dex 17). Évidemment cette attitude a ses sources historiques dans Trotsky et le trotskysme, mais il ne sert à rien d’évoquer un simple aboutissement logique d’une "dégénérescence programmatique" pour l’expliquer ; il faut relier cette compréhen­sion à la phase historique actuelle où la contradiction forces productives/rap­ports de production produit le gauchisme en tant qu’extrême-gauche du Capital et transforme de sous-sectes sans importances en organisations ayant une certaine force oscillant entre le réformisme et la contre-révolution qui est leur destination naturelle.
Leur revendication de la démocratie ouvrière dans le syndicat n’est que l’expression de l’extrême atomisation qui atteint aujourd’hui lorsqu’il n’affronte pas le Capital en tant que classe.
Les comités de lutte d’ateliers maoïstes reflètent encore mieux l’impossi­bilité totale et définitive de tout mouvement progressif au sein des rapports pro­ductifs actuels. A peine nés, ils proclament leur caractère substitutif aux syndi­cats (on fait pas de politique, on se bat strictement à l’intérieur de l’usine,etc)
Ils réduisent encore l’activité parcellaire en la limitant à l’atelier. Ils peuvent ainsi se revendiquer d’une autonomie certaine : celle de l’individu sou­mis seulement, mais totalement, aux lois du Capital (marchandise-force de travail) et à part ça complètement autonome !
Les maoïstes en question sont les meilleurs idéologues de ce fait : l’humanité n’est désormais organisée que par la loi de la valeur qui s’est autonomisée de ses présuppositions politiques, religieuses, etc...
En ce sens ils adhèrent à la perfection de la démocratie : rassemblement il­lusoire des hommes par une force extra-humaine qui est aujourd’hui essentiellement le Capital lui-même auquel est totalement soumis l’État. (Voir "le Voyou" n°1 sur la constitution de l’UNCLA ; N. WILL, 151 rue de Belleville - 75019 - Paris).
L’autonomie de l’individu-prolétaire parfait la démocratie car l’homme n’ a jamais été aussi séparé de la communauté humaine à laquelle l’a arraché la loi de la valeur depuis la dissolution du communisme primitif. Ces maoïstes sont donc bien les vrais démocrates qu’ils se proclament d’être !
Cependant c’est cette extrême séparation même qui va permettre à l’être hu­main de retrouver sa communauté intégrant et transformant les forces productives développées par et pendant le processus de séparation (succession des sociétés de classes).
Lorsqu’elle tend à sa perfection, la démocratie n’a jamais été si près de sa destruction !
Pour en revenir à ceux qui revendiquèrent la "démocratie réelle" à partir du moment où l’aboutissement démocratique du mouvement mit en vedette les organisa­tions gauchistes, posons leur une question : les délégués n’étaient pas a notre connaissance, inamovible, ce n’était pas des permanents syndicaux ; donc si le mouvement avait estimé qu’ils ne représentaient pas - ou plus - ses intérêts, pourquoi ne les a-t-il pas révoqués ?
Ils étaient bien révocables à tout moment ! Manipulation, magouillage des A. G. ? Allons donc, un mouvement qui a des objectifs clairs dans une dynamique sub­versive ne se laisse pas magouiller, il agit et fout son poing dans la gueule des obstacles. Seulement pour cela il n’utilise pas les A.G. et le vote qui sont, par définition, des lieux et des modes d’(in)action magouillardes. Il est anti-démocratique par sa nature."Il trouve immédiatement dans sa propre situation le contenu et la matière de son activité : écraser ses ennemis, prendre les mesures imposées par les nécessités de a lutte, et ce sont les conséquences de ses propres actes qui le poussent plus loin. Il ne se livre à aucune recherche théorique et consul­tative sur sa propre tâche" comme dit Marx dans "les luttes de classes en France". Seulement il parle d’une "classe qui concentre en elle les intérêts révolutionnai­res de la société et qui se soulève", et non pas du mouvement lycéen-étudiant de Mars-Avril 73 (ceci, répétons-le sans mésestimer les raisons profondes de son "soulèvement").

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Pendant que le mouvement lycéen-étudiant baignait dans la démocratie, les O.S. immigrés de Renault-Billancourt se mettaient en grève anti-démocratiquement et anti-syndicalement (comme l’avaient fait les lycéens d’ailleurs). Ils refusèrent d’emblée, par des cris hostiles - toujours anti-démocratiquement donc - les premières propositions patronales et syndicales.
Le mouvement se poursuivit comme on sait - il s’agit du mouvement initial de grève - On ne reviendra pas sur le détail.
Lorsqu’il devint évident que le mouvement s’essoufflant touchait à sa fin, car le soutien des O.S. de Flins s’effondrait par la reprise du travail, eh bien, le matin de la consultation démocratique des syndicats, sur 378 grévistes il n’y avait que 180 votants ! 100 votèrent pour la reprise, 80 contre ; et la grève se termi­nait comme l’agonie du mouvement, expression de ses limites, le laissait prévoir indiscutablement.
Les syndicats interprétèrent cette désaffection des O.S. immigrés, dans une déclaration à la radio, comme "venant de travailleurs issus de pays où l’on ne connait pas encore vraiment la démocratie" (!!)
Eh oui, messieurs les bureaucrates, ce sont des pays bien arriérés où on n’a pas encore appris à se faire baiser la gueule par cette abjecte mystification démo­cratique qui nous pèse sur la conscience, nous civilisés, depuis plus d’un siècle. Cette démocratie qui a accompli toutes les barbaries dont elle accuse le fascisme et le nazisme, cette démocratie qui a écrasé dans le sang toutes les révoltes pro­létariennes, qui a jeté en son nom le prolétariat dans toutes les boucheries guer­rières du Capital ! Ne pas connaître la démocratie n’est pas un signe de faiblesse de la part de ces pays et des travailleurs qui en viennent, c’est un signe de for­ce, pas dans leur présent bien sûr, mais dans leur devenir révolutionnaire. Ils n’ auront pas à connaître cette merde ; ils se battent déjà et se battront de plus en plus en toute lucidité, férocement, contre le Capital et la démocratie qui tente de les absorber pour les "assagir". Ils sauteront directement de la féodalité, souvent rénovée par les prétendues "libérations nationales" - et même pour certains de la communauté primitive - à la communauté humaine, au communisme qui est le seul combat désormais le leur !
Toutes les tentatives illusoires le plus souvent - de les démocratiser tant dans "leur" pays par la petite bourgeoisie gauchisante, que dans les pays d’immi­gration par les maoïstes et autres, sont des opérations éminemment contre-révolu­tionnaires.
L’illusion démocratique est par contre, relativement ancrée dans les "habitudes" des ouvriers français, et "civilisés" en général. Alors qu’ils peuvent dé­marrer une grève sans discutailler démocratiquement, parce qu’ils en ressentent le besoin et la nécessité, alors qu’ils peuvent eux aussi, comme en Mai 68, dire à Séguy de retourner se faire voir chez le patronat, ils se rendent encore générale­ment au rituel vote de fin de mouvement constater ce qu’ils savaient déjà -(Ceci est surtout vrai pour les "vieux" ouvriers,et beaucoup moins pour les jeunes qui n’ont pas encore réellement pris le plis démocratique).
Bien sûr le démarrage d’une grève sauvage, par exemple, n’est pas "spontané" au sens où subitement tous les ouvriers arrêteraient le boulot simultanément, etc. il y a presque toujours entre eux - ou certains d’entre eux - des discussions préalables qui traduisent le "malaise" général ; mais ces discussions n’ont rien de dé­mocratique ; c’est au contraire, parce qu’il y immédiatement communauté de situa­tion et d’intérêts qu’ils peuvent discuter pour clarifier cette situation ; et ils trouvent dans cette situation même le contenu et la matière de leur activité de grévistes. Peu importe alors si la décision est prise pratiquement par une minorité elle ne cesse de représenter l’immense majorité - la notion même de minorité et majorité disparait, n’ayant plus aucune signification.
Ces discussions ont souvent lieu "n’importe où", un peu dans les ateliers, un peu - et peut-être surtout - dans les bistrots. Et les mêmes ouvriers qui ne trouvent pas ridicule d’aller voter une reprise de travail, rigoleraient bien d’ eux-mêmes s’ils pouvaient seulement s’imaginer voter dans un bistrot le démarrage d’une grève ! Ils laissent ce soin aux bureaux des instances syndicales en ce qui concerne les grèves officielles.

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En résumé et en conclusion citons le livre de J. Barrot : "Le mouvement com­muniste" (Édition "Champ Libre" ) pp. 138, 139, 140 :

... "Le principe de la démocratie ouvrière suppose que l’on se réunisse (peu importe le niveau : entreprise, pays, monde) pour "décider" ce qu’il faut faire. Or l’évolution historique, y compris le mouvement communiste, n’a jamais pour base une décision, mais des rapports so­ciaux réels. Par exemple, les employés de banque et assurances n’au­ront pas à décider de maintenir ou de liquider ce secteur : car le sort de ce secteur n’est pas une question de décision - individuelle ou mê­me collective - mais de mouvement social. La révolution communiste est liquidation de la valeur et donc des banques et assurances : c’est une nécessité sociale inéluctable que la révolution imposera, au besoin contre la "volonté" des employés de ce secteur. Toutefois, compte tenu de ce que sont les couches moyennes, il est probable que la majorité d’entre eux iront dans le sens de la révolution. En tout cas, la décision n’est jamais que la sanction d’un apport préétabli. La délibération est dans sa forme et son contenu le résultat d’un contexte social don­né : la décision est toujours le point d’aboutissement d’une dynamique qui la dépasse, et non son point de départ.
Comme tout acte social, la révolution est d’abord un fait pratique, produit par des rapports réels et (dans une société de classe) des con­flits d’intérêts de classes et de groupes. Croire que l’ouvrier, ou l’ ensemble de la classe ouvrière, ou même l’humanité, vont décider de ce qu’ils font, est pur idéalisme."
... "Le moteur de l’histoire n’est pas les décisions d’un homme ou d’un groupe, mais l’ensemble des rapports sociaux (qui sont aussi, et sou­vent en premier lieu, des rapports de force)" ...
... "Quand au risque de la dictature d’une minorité, ce n’est jamais le mécanisme démocratique qui l’empêchera, mais l’accomplissement radical des tâches communistes, " ...
... "Rien de révolutionnaire ne s’est jamais produit démocratiquement, et rien de contre-révolutionnaire n’a jamais été empêché par la démo­cratie. Par contre, depuis 1917, presque rien de contre-révolutionnaire ne s’est opéré sans avoir recours à un moment ou à un autre à la mystification démocratique."...


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