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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Contre l’Etat
Communisme N° 40 – Mai 1994
Article mis en ligne le 11 mai 2020
dernière modification le 1er septembre 2020

par ArchivesAutonomies

1. Le communisme en tant qu’opposition historique à l’Etat

Le communisme -comme société primitive, comme mouvement historique, comme future communauté humaine universelle- constitue, sous quelque expression que ce soit, l’antagonisme par excellence de toute société basée sur l’exploitation, et donc de tout Etat puisque celui-ci n’est que l’organisation en force d’une partie de la société pour reproduire cette exploitation.

Une fois la subsomption historique et universelle de l’humanité (et l’unification concomitante de l’espèce humaine) réalisée dans le Capital, l’Etat n’est plus que le Capital lui-même, constitué en force pour reproduire le système universel de travail salarié.

"...Quelque soit sa forme, l’Etat (...) n’est rien d’autre, qu’une machine capitaliste, l’Etat des capitalistes."

(Roig de San Martin, in "El Productor" de La Habana, le 5 avril 1888.)

Pour mieux assumer le rôle que nous venons de définir, l’Etat se manifeste sous différentes formes qui, toutes, réalisent l’essence même du Capital en tant que communauté fictive en opposition permanente au communisme. Son expression la plus pure, sa manifestation idéale reste sans doute celle du règne total et universel de la démocratie pure, de la soumission généralisée au monde du citoyen, monde dans lequel le terrorisme inhérent à l’Etat ne subsiste que comme potentialité ; mais dans la réalité, sa concrétisation pratique est le résultat d’un ensemble très complexe et puissamment entremêlé de formes particulières d’"Etats", articulant diverses manifestations de terrorisme ouvert ou caché, qui adoptent des formes tantôt parlementaires, tantôt bonapartistes, et se structurent nécessairement en "nations", en "coalitions nationales", etc...

Cette réalité complexe résulte de la contradiction même du Capital qui ne peut exister qu’en tant que nombreux capitaux et est produite du fait que les oppositions interbourgeoises constituent la forme suprême d’opposition au mouvement communiste. Ou pour le dire encore autrement, la réalité définie ci-dessus découle du fait que le Capital ne peut assurer la subsomption générale du genre humain par son être qu’en se matérialisant sous la forme de la concurrence généralisée de tous contre tous, et plus particulièrement encore, en opposant à chaque fois qu’émerge son ennemi historique, différentes oppositions à l’intérieur même de l’Etat : luttes entre nations, fascisme/antifascisme, droite et gauche, etc...

2. En dehors et contre l’Etat et ses appareils

Le mouvement prolétarien, durant sa longue et contradictoire émergence historique, ne peut affirmer son être, ne peut manifester sa substance véritable, qu’en tant que mouvement révolutionnaire, en tant que mouvement communiste ; et en ce sens, le prolétariat ne peut se manifester autrement qu’en agissant en dehors et contre l’Etat capitaliste, en dehors et contre chaque expression nationale de l’Etat bourgeois, en dehors et contre tout appareil de l’Etat bourgeois, en dehors et contre toute action électorale, parlementaire, ou toute pression sur le pouvoir d’Etat.

Cette critique de la politique  [1] devint plus forte et plus précise au fur et à mesure de l’avancée du mouvement révolutionnaire, dans la mesure même où le prolétariat parvenait effectivement à se construire en force historique, en parti révolutionnaire opposé à l’ordre social existant.

Il est vrai que sur cette question de l’Etat tout comme pour d’autres aspects programmatiques, certains des meilleurs militants du mouvement prolétarien ont été attirés à de nombreuses occasions par l’Etat bourgeois, en participant d’une manière ou d’une autre à une de ses expressions, une de ses structures, niant par là-même leur propre caractère révolutionnaire. Que ce soit sous la forme d’un appui à telle ou telle fraction bourgeoise ou à telle ou telle "nation", sous la forme d’une soumission au mythe du suffrage universel comme moyen de libération sociale, ou sous la forme plus subtile encore du parlementarisme "révolutionnaire", des franges entières du prolétariat et des militants communistes renoncèrent effectivement à leur pratique de classe et furent cooptés par le Capital pour la défense du système capitaliste, générant par là-même une des causes fondamentales des multiples défaites subies.

La Social-Démocratie, en tant que parti historique de la contre-révolution, s’est spécialisée dans ce processus de cooptation, en développant sous toutes les formes possibles et imaginables, une théorie et une pratique sociale visant à liquider la force subversive de la révolution sociale située en dehors et contre l’Etat capitaliste et à la transformer en une force de réformes à l’intérieur même de l’Etat.

"Révolution sociale en dehors et contre l’Etat" ou "réforme de l’Etat" : pour cet aspect comme pour tous les autres aspects programmatiques, l’opposition entre ennemis et partisans de l’Etat est totale, générale, irréconciliable, en termes historico-programmatiques, et cela indépendamment de la conscience que les différents protagonistes ont ou ont eu de cette opposition au cours de la lutte.

Dans ce numéro de "Communisme" consacré à la lutte prolétarienne contre l’Etat, nous proposons un ensemble de matériaux qui mettent en évidence cette opposition absolue. Nous présentons, d’un côté, des matériaux de notre groupe (notre brouillon "Sur l’Etat") ainsi que des textes historiques de Marx, de Roig de San Martin... ; et d’un autre côté, nous introduisons et commentons certaines citations représentatives des plus grands théoriciens de la pensée social-démocrate : Bernstein et Kautsky.

Il est évident que cette sélection est partielle et ne prétend pas résoudre dans l’absolu toutes les questions qui surgissent dans la lutte contre l’Etat. Des thèmes comme celui de la dictature du prolétariat sont à peine esquissés et sont abordés sous l’angle d’une opposition aux positions politicistes et social-démocrates (tant dans les notes "Sur l’Etat" que dans les textes de Marx que nous présentons ici).

Dans cette première sélection de textes, nous nous sommes attardés sur les aspects les plus généraux de la question, sans entrer dans la polémique autour de l’une ou l’autre conceptualisation plus spécifique, et cela malgré l’importance particulière qu’ont pu avoir certaines positions sur l’Etat dans l’histoire du mouvement ouvrier. Nous pensons par exemple à la conception que Bakounine a de l’Etat et à notre position critique de celle-ci. Nous ne nous sommes pas non plus penchés sur les formes postérieures et plus subtiles d’opposition à la rupture révolutionnaire contre l’Etat et la politique, tel que la développa la Troisième Internationale, ni non plus sur les tentatives de réponse communiste à cela (celles du KAPD par exemple).

Il est important de préciser que ce numéro de "Communisme" ne marque pas plus le début que la fin du développement d’un sujet comme celui de l’Etat. Nous reviendrons donc bien évidemment sur cette question même si, d’un autre côté, nous n’avons cessé de tenter de la développer, et cela depuis la création de notre groupe, (cf. par exemple, l’article intitulé "Contre le mythe des droits et des libertés démocratiques" dans le numéro 10/11 de notre revue centrale en français qui s’intitulait alors "Le Communiste").

Mais au-delà de cela, il nous parait important de comprendre en quoi la lutte contre le Capital et l’Etat n’est pas le patrimoine de telle ou telle personne, de tel ou tel groupe ou parti politique formel. La lutte contre l’Etat est la lutte historique de l’humanité, et commence donc bien avant l’existence de notre groupe ou de toute autre expression de la révolution communiste, bien avant la Ligue des Justes ou la Ligue des Communistes au sein de laquelle militèrent Marx et Engels, bien avant que Bakounine n’écrive "Etatisme et Anarchie" ou que Roig de San Martin et ses camarades n’attaquent l’Etat dans "El Productor"... En ce sens, cette lutte ne pourra véritablement s’achever qu’avec la destruction généralisée du capitalisme et de son organisation en force terroriste. L’aboutissement de la lutte contre l’Etat, c’est la réalisation de la communauté humaine mondiale.

3. Anarchisme ?

Pour terminer cette présentation générale, il nous semble indispensable de faire un éclaircissement face aux affirmations courantes attribuant à l’"anarchisme" la lutte contre l’Etat. La contre-révolution continue à s’affirmer avec une telle puissance, la déformation idéologique est telle que la bourgeoisie en général et la Social-Démocratie en particulier, sont parvenues à ce que, partout dans le monde, on assimile la lutte contre l’Etat à une position "anarchiste".

Or, le communisme s’est depuis toujours opposé à l’Etat, comme nous le développons ici et comme Marx et Engels l’ont signalé sans répit :

"Le programme de notre parti... n’est pas uniquement socialiste en général, mais directement communiste, c’est-à-dire un parti dont l’objectif final est la suppression de tout Etat et par conséquent de la démocratie."

(Engels)

Dans ce numéro, comme dans ceux qui suivront, nous clarifierons cette question en réaffirmant que la lutte historique et invariante du communisme, en tant que Parti historique est une lutte historique et invariante pour la destruction de l’Etat. De même, il s’agit d’une falsification grossière de présenter le communisme ou le socialisme révolutionnaire comme partisan de l’occupation de l’Etat et de présenter l’"anarchisme" comme partisan de la destruction de l’Etat ; nous éclaircirons également cette question. Nous mettrons en évidence que c’est la Social-Démocratie historique, dans sa défense de la politique et de l’Etat bourgeois, dans sa formation du "marxisme" comme théorie politique réformiste, qui a créé ce mythe.

Les termes "anarchiste", aussi bien que "communiste" ou "socialiste" ont été utilisés pour qualifier n’importe quoi : dans l’histoire, on retrouve autant de défenseurs de l’Etat, derrière l’une ou l’autre dénomination. Ces termes ne garantissent en rien le caractère classiste de ceux qui l’endossent. Les grands théoriciens du réformisme, les Lassalle, les Bernstein, les Proudhon [2], Kautsky, Abad de Santillan..., tous ces défenseurs d’un ordre bourgeois épuré de ses contradictions, se sont appelés "socialistes" ou "anarchistes"...

Et dans les moments-clés de la lutte des classes, ces idéologies social-démocrates justifieront l’action de personnalités décisives dans la défense du Capital et de l’Etat bourgeois : Noske, Scheidemann, les ministres "anarchistes" en Espagne, Staline en Russie... De même, c’est au nom du "socialisme", du "communisme" ou de l’"anarchisme", que Plekhanov ou Kropotkine appelèrent à défendre la patrie et à mourir pour elle. Nous n’allons pas expliquer ici les bases conceptuelles communes à ces idéologies fondamentales de la Social-Démocratie [3] parce que cela exigerait un travail spécifique sur cette question, mais ce qui nous paraît essentiel à ce niveau, c’est d’établir clairement l’opposition existant entre de tels individus et les révolutionnaires.

En effet, en ce qui concerne la révolution, et en totale opposition à la brochette de contre-révolutionnaires que nous venons de citer, la guerre contre le Capital et l’Etat a été portée et développée par des camarades qui se sont dénommés "communistes", mais aussi "anarchistes", "socialistes", "socialistes-révolutionnaires", "communistes anarchistes" ou "anarchistes communistes" et même "libéraux" (!!!) comme ce fut le cas pour le groupe de Ricardo Flores Magon, Praxedis Guerrero, Librado Rivera durant la révolution prolétarienne au Mexique...

C’est ici qu’est plus que jamais d’application la nécessité de juger les faits et les personnes, non pas sur ce qu’ils disent d’eux-mêmes, mais bien sur ce qu’ils sont effectivement. Pour nous, tous ceux qui ont lutté et luttent contre le Capital et l’Etat, sont des camarades, des révolutionnaires, des communistes, et cela quelle que soit la dénomination qu’ils adoptèrent. Tant Blanqui que Bakounine, tant Engels que Weitling, tant Cabet que Flores Magon, tant Pannekoek que Makhno, tant Marx qu’Archinov, tant Roig de San Martin que Jan Appel, tant Severino di Giovani que Miasnikov, tant Gorter que Gonzalez Pacheco, tant Karl Plättner que les camarades assassinés en mai 1884 à Chicago, tant Wilckens que Babeuf... appartiennent à l’effort historique du prolétariat pour se doter d’un Parti contre le Capital. Tous ces militants et tant d’autres encore, communistes ou "sans-parti", ont marqué par leur combat et leur exemple les jalons essentiels dans notre lutte de toujours, indépendamment des critiques qui peuvent être faites à l’un ou l’autre pour son manque de rupture avec l’idéologie bourgeoise [4].

En guise de conclusion, nous rappellerons que les plus conséquents des camarades, que l’histoire officielle a défini comme "anarchistes", se dénommaient eux-mêmes "communistes" ou "communistes anarchistes" ou "anarchistes révolutionnaires", pour bien se distinguer de ces "anarchistes" ou libertaires de salon, de ces "vains bavards" avec lesquels ils n’avaient rien à voir.

"Je suis convaincu que tout anarchiste révolutionnaire qui se retrouverait dans des conditions identiques à celles que j’ai connues durant la guerre civile en Ukraine, sera obligatoirement amené à agir comme nous l’avons fait. Si, au cours de la prochaine révolution sociale authentique, il se trouve des anarchistes pour nier ces principes organisationnels, ce ne seront au sein de notre mouvement que de vains bavards ou bien encore des éléments freinateurs et nocifs, qui ne tarderont pas à en être rejetés."

(Nestor Makhno in "Diélo Trouda" No.25, juin 1927.)

Quant aux socialistes et aux communistes dignes de ce nom, ils ont toujours reconnu que l’objectif de leur mouvement est la liquidation de l’Etat, l’anarchie.

Marx l’exprima à l’encontre de Bakounine qui voulait faire de l’"anarchisme" un mouvement spécifique et différent [5] pour justifier une scission dans l’Internationale :

"Tous les socialistes entendent par anarchie ceci : l’objectif du mouvement prolétarien, l’abolition des classes, une fois atteinte, le pouvoir de l’Etat (...) disparaît, et les fonctions gouvernementales se transforment en de simples fonctions administratives."

(Karl Marx - "Les prétendues scissions dans l’Internationale")

(Suite avec l’article Brouillons et manuscrits)