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LE MOUVEMENT OUVRIER ET SON DÉCLIN
1 - L’expropriation des expropriateurs
Le mouvement ouvrier apparaît avec les premiers développements du capital. C’est le mouvement des prolétaires en lutte contre la domination formelle du capital sur le travail, premier mode historique de domination du capital.
Ce mode se caractérise par un fonctionnement reposant sur l’extraction de plus-value absolue. La part du travail humain dans le procès de travail est importante. En outre, le contenu de ce travail reste artisanal, qualifié, et le capital se contente, dans un premier temps, d’opérer la séparation entre les moyens de production et le producteur, condition nécessaire à l’apparition de l’échange force de travail contre salaire, et d’élargir le procès de travail à l’échelle de la manufacture.
Le prolétaire est donc à la fois prolétaire (celui qui échange sa force de travail contre un salaire et qui est contraint de le faire parce qu’il est sans réserves sociales) et ouvrier (celui qui "oeuvre", dont la valeur d’usage est quantitativement importante dans le procès de production)
D’où le contenu premier du mouvement ouvrier : d’une part, luttes pour la réduction du temps de travail, car l’extraction de plus-value absolue suppose l’allongement de la journée de travail, et création d’organes de défense du prix de la force de travail (syndicats de métiers, puis d’industries).
D’autre part, la préservation du contenu pré-capitaliste du procès de travail détermine chez le prolétaire une conscience de producteur, renforcée par le fait que, face à lui, le capitaliste fait figure d’oisif parasitaire. Travaillant "comme un artisan", mais pour l’accumulation du capital, et sous la direction d’un capitaliste, la lutte du prolétaire-producteur se donne aussi pour but la ré-appropriation des moyens de production, "l’expropriation des expropriateurs".
Mais, si l’attaque contre la propriété des moyens de production par les producteurs a été au coeur du mouvement ouvrier du 19ème siècle, si la question du socialisme a semblé alors se résumer dans celle de la propriété, c’est aussi parce que cette propriété, sous sa forme de propriété personnelle paraissait doublement arbitraire et préjudiciable aux ouvriers.
Étant donné le maintien du procès de travail pré-capitaliste, l’accès du capitaliste à la propriété ne change d’abord rien à la production elle-même, si ce n’est son échelle. Le capitaliste ne fait apparemment rien pour la production, il se contente de la parasiter, tandis que les ouvriers font tout.
Et il apparaît d’autant plus comme simple porteur d’un titre de propriété que la fonction qui lui est cependant dévolue, l’organisation de la vente des produits et l’achat des matières premières et de la force de travail, reste d’une relative simplicité, telle que sa prise en charge par l’association des ouvriers ne semble poser aucun problème, ni technique, ni économique.
Dans cette période de prospérité globale du capital et de relative indépendance des capitaux entre eux, la fonction de gestion du capital (la prise en charge de son insertion dans la circulation, en amont et en aval du procès de production, prise en charge nécessaire également à sa reproduction) apparaît ainsi moins comme une fonction séparée et rétribuable que comme un privilège lié à la propriété du capital et du produit. Même au moment de la charte d’Amiens (1906) qui déclare que "le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera dans l’avenir le groupement de production et de répartition, base de réorganisation sociale”, la question de la gestion du capital n’apparaît pas en tant que telle.
Arbitraire, la propriété personnelle des moyens de production est aussi préjudiciable aux producteurs. En effet, la faible unification, au niveau de la société, du procès capitaliste, laisse une large marge d’irresponsabilité sociale au propriétaire. L’entreprise qu’il possède est encore petite, se situe sur un marché étroit. S’il le juge nécessaire ou utile pour lui, il peut la fermer sans provoquer trop de remous. Les autres capitalistes (créanciers mis à part) verront cette disparition d’un bon oeil, à moins qu’elle ne les laisse indifférents, vu le cloisonnement relatif des marchés. Les ouvriers, également isolés pour la même raison, ne peuvent mettre d’autres secteurs en danger par leur réaction ; de plus, la survivance d’autres modes de production dans la société - et c’est là une caractéristique importante de la domination seulement formelle du capital - permet à une partie au moins des ouvriers licenciés de survivre d’une autre façon, en retournant à l’artisanat et à l’agriculture. Les autres grossiront l’armée de réserve qui s’accumule dans les grandes villes ...
Ces trois caractères (conscience de producteur chez les ouvriers, dûe au maintien de l’ancien procès de travail ; arbitraire évident de la propriété, la question de la gestion ne se posant pas ; enfin, irresponsabilité sociale liée à la propriété personnelle) expliquent que la forme pratique prise par le mouvement ouvrier du 19ème siècle soit celle des coopératives de production. Au-delà des syndicats défensifs, et une fois abandonnée l’utopie d’un retour à la petite propriété individuelle, il reste l’idée - qui sera reprise par les syndicats (anarcho-syndicalisme) - que les ouvriers associés peuvent être en même temps propriétaires de leurs moyens de production communs. Comme le propriétaire non-producteur, ils rempliront par là-même le rôle de gestionnaire, ou plutôt, selon la conscience de l’époque, ils vendront et se partageront le "produit intégral" de leur travail (l’expression court de Proudhon au programme social-démocrate de Gotha).
De plus, et contrairement au propriétaire capitaliste, le propriétaire-producteur collectif est aussi, par là-même, responsable socialement, face au capital variable qui ne fait qu’un avec lui, de la continuation et de la bonne marche de l’entreprise. "Dans les coopératives, l’antagonisme entre le Capital et le Travail se trouve surmonté, même si c’est encore sous une forme imparfaite : en tant, qu’association, les travailleurs sont leur propre capitaliste” (Capital, III 5° section, ch. XVI) ; pour cela il suffit qu’ils soient propriétaires de leur outil commun.
2 - Le Travail mort
Mais l’expansion et la concentration capitalistes de la fin du 19ème siècle, la guerre de 14-18 et la période révolutionnaire qui suit marquent un tournant important dans l’histoire du Mouvement ouvrier. Cette période est en effet le début du douloureux passage à la domination réelle du capital sur le travail, qui ne s’achèvera qu’après deux guerres mondiales et la grande récession des années 30.
Dans cette deuxième phase historique du Capital, le procès de production devient spécifiquement capitaliste. Il repose sur l’extraction de la plus-value relative, par l’augmentation constante de la productivité grâce au perfectionnements des techniques, au développement des forces productives, à leur socialisation croissante. L’extraction de la plus-value dépend au plus haut point de ces procédés "qui abaissent le prix des marchandises pour élever la plus-value qu’elles contiennent" en diminuant le temps de travail nécessaire. La part du travail humain dans le procès de production s’amenuise donc face au travail mort, et l’ouvrier disparaît pour ne laisser subsister que le prolétaire. La valeur d’usage de la marchandise-force de travail perd ses déterminations particulières et se résume entièrement dans la plus ou moins grande quantité de surtravail qu’on peut lui faire produire. C’est l’époque de l’"organisation scientifique du travail" et de l’apparition des O.S.. Le terme "ouvrier spécialisé " est simplement un euphémisme pour signifier que l’"oeuvre" de cet ouvrier-là est dénuée de toute qualité ; le travail d’un O.S. n’exige aucune formation, aucun apprentissage : la force de travail est alors absolument interchangeable et c’est logique puisque seule compte sa faculté de se dépenser en temps de travail. Toute la qualification est à présent dans la machine, et l’ouvrier spécialisé est bon ou mauvais ouvrier uniquement s’il est ponctuel ou non à son poste.
Or, justement, la relation de plus en plus abstraite qu’il a avec le procès de travail où il intervient fait disparaître toute tout conscience de producteur". Cela se manifeste clairement dans la recrudescence actuelle de turn-over, de l’absentéisme et du sabotage. Certes, ces formes de lutte ne sont pas nouvelles, pas plus qu’elles ne détrônent les luttes dites "traditionnelles" sur les salaires. Mais, comme bien d’autres phénomènes, elles acquièrent visiblement, à notre époque, leur pleine vérité, en reflétant à la fois le caractère secondaire de l’homme dans le procès de travail actuel, et sa position cruciale pour le capital. En effet, non seulement la hausse de la composition organique du capital signifie la déqualification du travail et l’interchangeabilité des ouvriers, mais la menace qu’elle fait peser sur les profits impose une accélération des cadences qui réduit l’homme au statut d’une machine supplémentaire, mais décisive pour le mode de production capitaliste. Du point de vue du travailleur, ces formes de lutte sont donc des réactions humaines, élémentaires, face à un mode de production qui ne peut survivre qu’en niant toujours plus ceux par qui il vit. À la différence de l’époque où Pouget préconisait le sabotage comme moyen de faire pression sur le patron sans perdre son salaire pour fait de grève, ces réactions ne sont plus neutralisables par une simple augmentation des salaires. Il a même fallu inventer l’"enrichissement des tâches" pour essayer de conjurer le fait irrémédiable qu’aujourd’hui, le prolétariat n’est plus la classe du travail ...
Ne serait-ce que pour cette raison, la lutte du prolétariat, dans ses buts et dans ses moyens, ne pourra plus être celle du mouvement ouvrier- Il ne s’agit plus pour les prolétaires associés de devenir leur propre capitaliste, mais de détruire la forme capitaliste qu’est l’entreprise, en même temps que le salariat et le marché.
3 - Capital variable et syndicats" :
a) La C.G.T. et la dévalorisation
Cependant, la période qui voit l’accession du capital à sa domination réelle sur le travail et sur 1’ensemble des rapporte sociaux, est aussi celle où se manifeste au plus haut point sa nature profondément contradictoire.
L’augmentation de la composition organique du capital, qui permet une augmentation immédiate du profit d’une entreprise, se traduit rapidement par une baisse de ce taux à l’échelle sociale ; l’augmentation de la masse du profit par celle du capital investi est aussi liée au mouvement d’augmentation relative du capital constant, puisque c’est par sa supériorité dans la productivité qu’un capital parvient à absorber les concurrents. En bref, le procès de valorisation ne peut se faire maintenant qu’au travers de la dévalorisation ; "Le capitaliste qui n’a à coeur que la valeur d’échange, s’efforce sans cesse de la rabaisser".
Cette contradiction en contient une autre : la loi de la valeur, les rapports de production, s’opposent de plus en plus au développement des forces productives, déclenchant ainsi des crises de plus en plus globales, convie celle dans laquelle nous entrons aujourd’hui.
En conséquence de la dévalorisation croissante, le régime traditionnel de la propriété des moyens de production est mis en cause, comme on le voit le plus nettement dans les nationalisations. Fondamentalement, la nationalisation consiste à confier un capital à l’État, qui se contente d’un moindre profit, de sorte que la part des autres capitaux dans le partage de la plus-value totale se trouve augmentée, et que tout se passe "comme si" le capital nationalisé valait moins, puisqu’il touche moins de plus-value.
Mais les nationalisations ne sont qu’un cas extrême de la socialisation du capital qu’entraîne la dévalorisation. D’une façon générale, le capital d’entreprise perd son indépendance lorsque, pour compenser la baisse du taux de profit par sa masse, il faut augmenter la taille d’un capital individuel, au point que propriété immobilière, capital financier et capital d’entreprise passent dans des mains différentes. La création de sociétés anonymes par actions est le premier acte de ce processus. Au capital accumulé par l’entreprise elle-même vient s’ajouter un capital d’origine extérieure, qui ne réclame que l’intérêt, et donc ne s’insère pas dans l’égalisation du taux de profit, et qui, rapidement, devient fictif, lorsqu’on "capitalise" les revenus sur la base du taux de l’intérêt (cf. Capital, III 5°, XVI 3).
L’acte suivant du processus de socialisation du capital est encore plus directement lié à la dévalorisation. Lorsque les profits sont devenus par trop faibles, lorsque l’appel aux capitaux des actionnaires ne suffit plus à la reproduction élargie du capital, il reste la nécessité de faire appel au crédit à long terme. Au niveau général, le capital se joue alors la comédie du dépassement de ses contradictions dans son "transfert" en fictivité [1].
La dévalorisation se traduit donc par la main-mise du capital financier sur l’ensemble de l’économie. Le capital financier, lui-même très concentré, joue le rôle de "capitaliste général" au même titre que l’État dans son rôle de prise en charge directe des secteurs les plus dévalorisés, mais plus globalement encore en ce que le crédit devient le nerf de la production dans tous les secteurs. Le système bancaire est d’ailleurs très étroitement lié à l’État, qui, conformément à sa nature, lui fournit son appui et son "contrôle".
Du côté du mouvement ouvrier, les coopératives, entreprises au capital constant faible au départ et dont l’élargissement est limité à leur autofinancement, crèvent alors exactement comme toutes les entreprises à composition organique semblable. Les périodes de création en grand nombre des coopératives ouvrières sont en effet des périodes où, soit structurellement, soit conjoncturellement, à la suite d’une désorganisation des échanges, il est possible de créer une entreprise avec un capital constant très limité et une force de travail qualifiée convenablement payée, dans des secteurs semi-artisanaux (imprimerie par ex.) ; ces périodes ont été : 1830-48 et surtout 1848-50 (cf. G. Lefrançais, Mémoires d^un révolutionnaire, Éd. La Tête de Feuilles), puis les années 1919, 36, 45) en ce qui concerne la France.
Mais si certaines coopératives ouvrières du milieu du 19ème siècle ont vécu longtemps, non sans accrocs à leurs principes, il est vrai (emploi de salariés non-associés en particulier), elles n’ont pas eu beaucoup de rejetons durables dans la période contemporaine où la durée de vie de 75% de ces entreprises n’a jamais dépassé 2 ans (cf. Problèmes Économiques n° 1.357, 30 janvier 1974).
Marx voyait bien d’ailleurs qu’un système de financement par crédit était indispensable au développement des coopératives : "Sans le système de fabrique, issu du mode de production capitaliste, la coopérative ouvrière ne pourrait pas se développer, pas plus qu’elle ne le pourrait sans le système de crédit issu du même mode de production. De même qu’il constitue l’élément principal de la transformation progressive des entreprises capitalistes privées en sociétés capitalistes par actions, de même le système de crédit offre les moyens pour une extension graduelle des entreprises coopératives sur une échelle plus ou moins nationale" (Capital III, 5ème section, XVI 3). Cette perspective n’était d’ailleurs pas celle de Marx seul, mais bien celle de tout le mouvement ouvrier du 19ème siècle (qui, dans son ensemble, y voyait même, à la différence de Marx, l’instauration du socialisme).
En fait, le financement des coopératives par crédit s’est révélé impossible. Le crédit provenant de la mise en commun de leurs profits non immédiatement réinvestis s’est avéré parfaitement insuffisant et l’insertion dans le système général de crédit impossible faute de crédibilité capitaliste.
Cette impossibilité pratique due à l’évolution du capitalisme en général, jointe à l’effondrement de la conscience de producteur des ouvriers dont la plupart des secteurs importants, ouvrir une crise dans le mouvement ouvrier. Le relais est pris cependant, mais par les syndicats devenus des confédérations représentant le Capital variable au sein du fonctionnement national du système, sans plus d’esprit "révolutionnaire", ni de création d’associations de producteurs-propriétaires. L’anarcho-syndicalisme meurt, ou peu s’en faut, avec le mouvement des coopératives. Les syndicats, organes de résistance réelle au Capital sur le mode absolu d’extraction de la plus-value (allongement de la journée de travail), s’intègrent comme purs rouages capitalistes avec le passage généralisé à la plus-value relative.
La 1ère guerre mondiale, qui recouvre une crise capitaliste, consacre une scission entre mouvement ouvrier et mouvement syndical, d’où surgit, pour une part, la réalité et l’idée d’"autonomie ouvrière". Les conseils ouvriers, apparus en Allemagne à la fin de la guerre, témoignent de cette autonomisation produite par la nécessité de recréer une résistance à l’attaque du Capital contre les conditions d’existence ouvrière, nais ils témoignent aussi d’une tendance pour le prolétariat à se constituer en classe distincte, dans une période où la reproduction du capital est entravée.
Le rôle propre des syndicats, dans leur phase qu’on pourrait appeler social-démocrate, s’explique par le fait que la contradiction valorisation/dévalorisation, qui devient omniprésente, s’incarne dans la force de travail, dont le syndicat négocie le prix en même temps qu’il la contrôle.
A leur rôle de gestionnaires de la force de travail [2] s’ajoute donc un rôle de promoteurs de réformes qui entérinent la dévalorisation et une prétention au rôle de gestionnaires nationaux du Capital tout entier, en temps de crise.
La contradiction n’apparaît pas en tant que telle, semble inexistante ou résolue, dans les phases où la reproduction élargie du capital se fait sans difficultés. Cependant, le syndicat prend alors cette contradiction en charge virtuellement et "théoriquement ", et élabore des programmes de réforme qui se placent du point de vue de la dévalorisation du Capital : programme de nationalisations des secteurs à faible taux de profit, et du secteur de crédit, notamment.
Mais ces programmes de réforme ne prennent tout leur sens, n’apparaissent plausibles, que lorsque le Capital entrant en crise doit reconnaître ses contradictions qui se concentrent alors visiblement dans l’existence du travail vivant ; la prise en charge de cette contradiction par le syndicat tend alors à devenir immédiatement pratique.
La C.G.T. est formée de ces "vieux" syndicats d’industrie enfantés par le développement et la concentration capitaliste à la fin du 19ème siècle, qui rendaient périmés en général le syndicalisme et l’anarcho-syndicalisme lui-même.
Toutefois, créée au tout début de la phase transitoire, en France, entre les deux modes de soumission du travail au capital, la C.G.T. pouvait conserver, à sa fondation, des traits marqués de cet anarcho-syndicalisme (cf. Charte d’Amiens) qu’elle abandonnera vite, dès son intégration précipitée par le ralliement à la 1ère guerre mondiale.
Dans les années qui suivirent cette guerre, la C.G.T. s’implante naturellement dans le secteur public en extension qui est immédiatement contradictoire : à la fois dévalorisateur car non producteur de profit et, en tant qu’infrastructure, absolument indispensable à une société tendant à être capitalisée ; la C.G.T. s’implante également dans les secteurs privés qui s’apparentent aux précédents (chemins de fer, mines) dont elle revendique la nationalisation dès le début, des .années 2O.
La crise des années 30 et le front populaire de 36, qui en est la conséquence, mettent en évidence et étendent ces revendications qui trouvent leur satisfaction dans les vagues de nationalisations qui suivent la seconde guerre mondiale : le Capital entame sa domination réelle de la société française.
Dans cet immédiat après-guerre, la C.G.T. se trouve investie de responsabilités étatiques par la promotion aux conseils gouvernementaux de plusieurs bureaucrates syndicaux. En tant que confédération, elle a creusé son trou par sa prise en charge de la contradiction capitaliste résolue, pour un temps dans la guerre, puis les nationalisations. De par sa nouvelle situation, la C.G.T. devra, dans les faits, marquer la plus grande dépendance envers l’État qui pénètre de plus en plus profondément tous les rouages de l’économie. Son inféodation au P.C.F., entamée au sein de la crise, et définitivement accomplie à la fin de la guerre, est la conséquence et non la cause comme certains l’affirment, de cette gestion de la contradiction qui culmine avec la réalisation de son programme.
La C.G.T pourra de moins en moins, au sein dos mouvements sociaux, véhiculer des réformes pour le Capital. - Le renvoi à l’opposition du P.C.F., sa tâche accomplie conduira de plus en plus ce syndicat à transférer immédiatement les revendications ouvrières sur le plan électoral dans la perspective d’une réapparition du PC à la gestion étatique.
Le 30ème Congrès de la CGT, en juin 1955 exprime indiscutablement cet état de fait : "La majorité (écrasante : 5 334 mandats contre 17 à la minorité), suivant M. Benoit Frachon, décide d’écarter le programme économique adopté en 1953, qui comportait des reformes de structure, et notamment de nouvelles nationalisations (programme que l’on retrouve dans le "Programme commun" de la gauche politique), pour le remplacer par un programme d’action purement revendicatif ..." (Le Syndicalisme en France - G. Lefranc - P.U.P.)
La CGT se bornera le plus souvent, et rituellement, à dénoncer de soi-disant "dangers" de re-privatisation de certains secteurs telle la Régie Renault !
Dans les périodes de crise, la CGT doit même "liquider" les luttes ouvrières les plus "dures", et c’est là une condition de crédibilité de la gauche,et du PC en particulier,
(sans aborder pour l’instant Ia question de savoir si cette crédibilité peut se concrétiser aujourd’hui dans la gestion étatique ; autrement dit si la contre-révolution a désormais besoin de ce type de gauche. On verra en tout cas plus loin que le front populaire tel qu’il est apparu dans la dernière crise n’est plus la forme appropriée de la contre-révolution en France ).
C’est désormais à partir de sa position confédérale que se détermine l’essentiel des positions particulières de la CGT dans les conflits, ce qui d’ailleurs provoque parfois des divergences entre la confédération et telle ou telle section d’entreprise participant à des luttes qui "vont trop loin".
b) La CFDT et l’autogestion
Le programme des syndicats social-démocrates une fois réalisé au cours de la crise des années 30, de la dernière guerre mondiale et de la reconstruction, le processus contradictoire du Capital reprend à une échelle supérieure, telle que les quelques réformes de ce type encore possibles ne sauraient suffire à résoudre la crise qui s’amorce. Désormais, de la dévalorisation croissante du capital naît l’importance réelle du problème de sa gestion, en même temps que les mythes qui s’y rattachent.
La gestion d’une entreprise devient un problème très " technique" : la baisse générale du taux de profit et l’interdépendance extrême des marchés interdisent la réussite à l’amateurisme (ou à l’arbitraire de la propriété personnelle).
Le contrôle de la force de travail en particulier prend une importance cruciale, en même temps que la gestion d’une entreprise prend une envergure sociale, dans la mesure où, à la différence de ce qui se produisait au 19ème siècle, l’unification du procès capitaliste, le resserrement général des interdépendances deviennent tels que toute rupture en un point de la société entraîne rapidement des conséquences un peu partout. Par exemple, la faillite de Rolls-Royce en Angleterre provoqua immédiatement des réactions à Seattle, aux USA, où se fabriquait un avion qui devait être équipé de réacteurs Rolls-Royce. De même le licenciement de son propre personnel par une entreprise met en jeu les revenus d’une ville ou d’une région. Bref, les conditions générales du Capital aujourd’hui sont telles que chaque fraction du capital exige de toutes les autres un comportement responsable par rapport à l’ensemble du capital. (Cette responsabilité économique, du côté patronal comme du côté syndical, est même le civisme de la domination réelle : il n’y a plus d’autre façon de participer à la société, d’être citoyen, que de "prendre en charge" les problèmes du Capital dans son ensemble).
Or, la gestion de l’entreprise échappe au capitaliste-entrepreneur, en temps que lui échappe la propriété du capital, à travers la constitution des sociétés par actions et l’usage généralisé du crédit bancaire. Parallèlement à cette dépossession, on passe à la gestion de l’entreprise par un "conseil d’administration" représentant théoriquement les porteurs d’actions, puis par quelques "managers" ou "technocrates" salariés dépendant des groupes bancaires qui, n’étant même plus propriétaires fictivement, mais seulement créanciers de l’entreprise, disposent cependant du pouvoir réel sur le produit et la reproduction du capital. En effet, comme l’écrivait feu Serge Mallet, théoricien de l’autogestion, "la prise en main de la gestion des entreprises par une couche de techniciens indépendants des actionnaires n’est précisément rendue possible que grâce à l’incapacité des Conseils d’Administration de faire face, par le seul placement d’actions nouvelles, aux frais de fonctionnement et aux investissements nouveaux exigés par l’expansion". (in La Nouvelle Classe Ouvrière).
Dans ce mouvement du Capital, "le capitaliste" doit disparaître, en faveur des puissances anonymes du crédit, d’une part, des managers salariés de l’autre. "D’une part, le seul propriétaire du capital, le capitaliste financier, se trouve face à face avec le capitaliste actif, et, grâce à l’extension du crédit, le capital monétaire prend un caractère social : il est concentré dans les banques et prêté par celles-ci et non plus directement par ses propriétaires ; d’autre part, le seul directeur, n’étant possesseur du capital à aucun titre - ni conne emprunteur ni autrement - remplit effectivement toutes les fonctions qui reviennent au capitaliste en tant que tel. C’est alors que, "personnage superflu, le capitaliste disparaît du processus de production et seul subsiste le fonctionnaire" (Capital, III 5° section, XV 2). S’il cherche cependant à se maintenir, il est de plus en plus relégué dans des secteurs en voie de mort lente. La forme juridique de la propriété devient un obstacle, que le Capital contourne par des réformes, sans toutefois pouvoir la supprimer car la propriété privée reste sa présupposition nécessaire, de la même façon que le développement du capital fictif se heurte à la loi de la valeur et cherche à la "dépasser" sans pouvoir la supprimer, car ce serait se nier lui-même.
De plus, non seulement la gestion de l’entreprise, mais celle du capital financier lui aussi, tend à paraître comme une simple fonction technique, d’ordre social. "On s’achemine, écrit Bordiga (Propriété et Capital, ch. 4), à une espèce de divorce entre propriété et capital ; le second se dégage toujours plus de la première tandis que celle-ci se dilue, se dissimule, ou même est présentée, comme propriété d’organismes collectifs dans les étatisations, socialisations et nationalisations qui ont la prétention de n’être plus considérées comme des formes de gestion capitalistes". Par le jeu de la fictivité, le capital financier lui non plus ne se donne plus pour une propriété privée, mais pour un régulateur social indépendant de rapports de production qu’il prétend dépasser.
Pourtant, tout cet édifice repose sur le capital réel, sur la loi de la valeur et l’extraction de la plus-value. "La dynamique du processus capitaliste subsiste en plein, et sous sa forme la plus impitoyable : mais c’est là un rapport économique tout autre que nouveau" (Bordiga, ibid.), c’est là le rapport qui engendre le prolétariat. Si "on l’oublie devant le contraste entre la fonction du capital dans le processus de reproduction et la simple propriété du capital en dehors de ce processus", il reste que "le capitaliste actif (ou le manager) ne peut remplir sa fonction, faire travailler pour lui les ouvriers ou employer les moyens de production comme capital, qu’en tant qu’il personnifie les moyens de production en face des ouvriers" (Marx, ibid.).
Mais le mouvement syndical, conformément à sa nature de représentant du capital variable, se sépare de plus en plus de toute base prolétarienne en devenant, de prétendant à la gestion nationale, prétendant à la gestion de chaque entreprise. Ce faisant, il prétend renouer avec le mouvement ouvrier, alors que le mouvement autogestionnaire diffère fondamentalement du mouvement des coopératives ; le point commun en est toutefois que, de même que la question ouvrière de la propriété du capital a masqué autrefois celle, prolétarienne, de la destruction du capital (y compris de la forme entreprise quel que soit son propriétaire), de même aujourd’hui, la question de la gestion du capital masque celle de sa destruction (y compris celle de la forme entreprise quel que soit son gestionnaire).
L’histoire de la CFDT éclaire ce renouveau du mouvement syndical. Au début des années 50, le capitalisme français opère une mutation qui n’est que le prolongement et la pleine réalisation d’une tendance manifestée avant guerre : les industries de base, pétrolière, chimique et pétro-chimique (entre autres, mais notamment) deviennent peu à peu le fondement du nouveau cycle d’accumulation. On peut affirmer que la CFDT est née, en 1964, principalement de l’implantation de l’ex-CFTC dans ces nouveaux "secteurs clefs" de l’industrie.
Pour s’en convaincre, il suffit de constater l’importance croissante de la fédération de la chimie qui, depuis 63, s’est grossie de la fédération correspondante de F.O. et a vu son secrétaire général, Edmond MAIRE, devenir secrétaire général de la confédération ; il faut noter également la toute récente promotion, comme responsable du secteur politique au sein de la commission exécutive, de J. Loreau, successeur de Maire, au secrétariat général de la chimie.
Les industries de base sont, avec l’électronique, les secteurs où, conformément à leur naturel l’automatisation du procès productif est la plus poussée : une faible part de travail vivant y est incorporée dont les divers techniciens et chercheurs constituent l’élément essentiel.
Par ailleurs, ce sont les secteurs qui connaissent le plus profondément le divorce entre propriété juridique et Capital a cause de l’impossibilité de leur auto-financement.
Ainsi les techniciens, ingénieurs et chercheurs se trouvent directement confrontés au management en place : qui est le meilleur gestionnaire, ceux qui maîtrisent quotidiennement le processus productif ou celui qui est promu arbitrairement à la gestion des affaires par son appartenance, directe ou non, au groupe bancaire possesseur de fait ?
On retrouve là, transposé aux dernières limites du mode de production capitaliste (la quasi-automation), la même indignation professionnelle face à la "qualification capitaliste", qui en marquait l’aube ; mais son contenu est tout différent. Pour comprendre l’élaboration progressive de la revendication (auto)gestionnaire, comme revendication fondamentale par la frange "avancée" de la CFTC, puis par la CFDDT, le mieux des de laisser la parole à un pionnier en la matière, Serge Mallet, dont les propos se suffisent presque à eux-mêmes :
"La spécificité des conditions de travail dans l’entreprise (il s’agit bien sûr des secteurs en question), le lien qui s’établit entre les revendications et les conditions économiques de l’entreprise, le fait que celle-ci soit en elle-même une puissante unité homogène de production, même lorsque les divers établissements sont géographiquement isolés, amène de plus en plus l’activité syndicale à s’organiser sur la base de l’entreprise elle-même, c’est-à-dire non de l’usine ou du laboratoire, nais de la firme, unité économique complète. C’est une nouvelle structure organisationnelle qui se fait jour dans le mouvement syndical, amenée à remplacer progressivement la structure de métier et la structure territoriale et à s’interpénétrer avec la structure d’industrie en la débureaucratisant" ("La nouvelle classe ouvrière" p.86-87, Seuil, coll. politique, 1ère édition, 1963").
Débureaucratiser, dans la conception de MAllet, signifie adapter le syndicalisme à la réalité nouvelle de l’entreprise qui rend caduque, parce qu’inopérante, la structure traditionnelle que représente le mieux la CGT. D’ailleurs, à ce niveau de son analyse, il est rejoint par l’expression journalistique du management progressiste : "De même qu’elle doit s’assurer des débouchés en fabriquant son marché, en même temps que les produits qu’elle y vendra, (c’est le rôle de la publicité), l’entreprise doit s’assurer la régularité dans la fourniture du travail en négociant avec les représentants des salariés (...) Une des raisons pour lesquelles les syndicats se sont trouvés en porte-faux dans des conflits récents est précisément qu’ils se sont organisés surtout au niveau de l’industrie : c’est là qu’ils négocient (...). Nous assistons à une "atomisation" des conflits sociaux : chacun se battra pour soi, avec ses armes et ses objectifs, il faudra négocier beaucoup plus au niveau de l’entreprise ; or les dirigeants de celle-ci ont pris l’habitude de s’abriter derrière les spécialistes de leurs organisations professionnelles. Ce ne sera plus possible, ils devront aller eux-mêmes à la négociation et se préparer en conséquence" (rapport de Jean Boissonnat, rédacteur en chef de l’Expansion, à la Commission Européenne, reproduit dans "Problèmes Économiques", numéro 1272 du 17 Mai 1972).
Revenons à Mallet qui poursuit p.102 et 103 op. cit. : "Nous assistons ainsi, à côté du front politique et traditionnel tenu par les partis et du front social tenu par les syndicats, à l’ouverture d’un troisième front dans la lutte séculaire du Capital et du Travail : il s’agit du front économique, par lequel le mouvement ouvrier conteste le système capitaliste, non à partir d’options idéologiques ou de revendications sociales, mais du constat pratique de l’impuissance de ce système à assurer le développement harmonieux et ininterrompu des forces productives. Par là même, la distribution traditionnelle des rôles entre le mouvement syndical et le mouvement politique de la classe ouvrière se trouve remise en question, et les syndicats se trouvent amenés en tant qu’organismes économiques à se politiser au sens véritable du terme, c’est-à-dire non pas à répercuter sous une forme affadie les mots d’ordre électoraux de tel ou tel parti politique, mais à intervenir de façon active, avec les moyens et les formes d’action qui leur sont spécifiques, dans la vie politique du pays. Le développement de la société moderne intègre totalement les processus politiques et économiques. Il est impossible à une organisation syndicale sérieuse de ne pas intervenir directement en tant que force syndicale dans le problème politique, dans la mesure même où elle veut jouer effectivement son rôle de force syndicale ... Car la protection des avantages acquis exige aujourd’hui non pas d’aménager le système économique existant, mais d’organiser l’ensemble économique dans lequel les salariés auront à vivre. Et la revendication économique à caractère global débouche évidemment dans un état moderne, sur les problèmes politiques".
Il conclut p. 245 : "L’absentéisme du citoyen, déploré aujourd’hui par toutes les bonnes consciences démocratiques, est compensé par le développement de l’esprit de responsabilité dans les organisations socio-économiques. C’est probablement là l’aspect le plus intéressant et le plus lourd de conséquence de l’évolution du syndicalisme d’entreprise. Il nous amène en effet à réviser fondamentalement l’ensemble de nos habitudes politiques et de nos conceptions d’exercice de la démocratie".
Mallet ne fait qu’exprimer en termes sociologiques, l’absorption de la politique et de la démocratie par le capital qui les détruit en tant que sphères particulières. Ce mouvement se produit avec la pleine conquête de l’État par le Capital et reflète le niveau de ses contradictions.
Le capitalisme s’établit sur la base de la loi de la valeur au sein de la petite production marchande, il représente la valeur mise en processus. Tant que sa domination n’est que formelle, il réactive la démocratie en y faisant accéder le producteur "libéré" par la révolution bourgeoise [3]
Dès qu’il se soumet pleinement à la valeur, le Capital entre en contradiction avec celle-ci base de son existence. Il tend constamment à la dépasser sans pouvoir y parvenir.
Il ne peut pas davantage supprimer réellement la démocratie, il l’englobe.
Sur le développement de cette contradiction, le Capital désormais promouvoit, en tendance, la citoyenneté à travers l’acte productif lui-même et l’acte de travail en général (celui qui ne peut vendre sa force de travail n’est pas un "homme" selon la logique capitaliste).
Au sein du même mouvement, comme l’a suggéré Mallet, l’entreprise acquiert toute son omniprésence en s’émancipant à la fois des formes juridiques de propriété et de son propre financement. Cette "autonomisation" de l’entreprise recouvre sa capacité à exercer en revanche sa propre planification, son auto-organisation en tant que dynamique fondamentale et unique du système ; valorisation du Capital.
L’intervention de l’État est d’autant plus forte qu’elle s’exerce principalement à travers les opérations de financement, directes ou indirectes.
La fameuse "planification démocratique" élaborée par la CFTC dès 1959, exprime ce nouvel état du développement capitaliste contemporain. Elle est démocratique dans la mesure où elle tient compte de cette ’Autonomie" planificatrice de l’entreprise, laquelle interdit désormais une planification centralisée unilatérale. Au niveau de l’État, cette planification consisterait surtout en l’organisation du crédit par sa nationalisation intégrale : "Si l’État adjoignait aux quatre banques de crédit qu’il possède les quelques grandes banques d’affaires privées, il serait en mesure de contrôler entièrement l’industrie française sans recourir au moindre changement dans la propriété théorique des moyens de production industriels. Reste à savoir qui contrôle l’État, à qui il sert." (S. Mallet, op. cit. p. 167).
Ce "contrôle" de l’industrie ne serait évidemment que l’acte de soumission approprié de l’État à la seule dynamique capitaliste - l’entreprise - se mouvant dans la dévalorisation extrême.
En effet il se produit cette absurdité : l’Entreprise "émancipée" et organisant autour d’elle et pour elle toute activité, est dans l’impossibilité de répondre à la loi de la valeur Ces secteurs de forte dévalorisation (industries de base) étant les secteurs de pointe de l’accumulation, ils diffèrent essentiellement de leurs homologues d’avant-guerre qui étaient, ou qu’on pouvait assimiler à des secteurs d’infrastructure. Seule l’existence des industries de transformation à taux de profit suffisant a permis à ces secteurs de pointe de se maintenir, par le système de péréquation et par l’octroi de surprofits.
A un tel niveau de contradiction, entre les forces productives et les rapports de production, l’éclatement de la crise générale par impossibilité globale de la reproduction élargie du capital, doit amener la prise en charge de la contradiction par la force de travail elle-même, c’est-à-dire sa propre prise en charge. Cette autogestion est la conséquence de l’atomisation du prolétariat inscrite dans "l’autonomie" de l’entreprise, telle que nous l’avons définie plus haut ; elle recouvre la nécessité d’un tel contrôle sur les prolétaires qu’il ne puisse plus s’exercer au premier chef, que par eux-mêmes.
Mais cette atomisation ne s’arrête pas aux portes de l’entreprise ; conformément à l’envahissement social de celle-ci, elle est 1’atomisation du prolétaire dans la société toute entière : la crise, où la valeur se déclare caduque, et avec elle la démocratie politique, réalisera pleinement la tendance à la promotion du producteur comme seul citoyen reconnaissable. L’autogestion sera nécessairement généralisée. (Nous aborderons dans la dernière partie du texte quelques modalités pratiques de la contre-révolution auto-gestionnaire dans les pays où elle est possible).
Pour autant, cela ne réduit pas à néant l’existence des syndicats dont certains, au contraire, comme l’a montré Mallet, sont appelés à prendre beaucoup d’importance au sein de la contre-révolution ; cependant, cette importance même implique que se forment, en dehors d’eux, y compris propulsés et chapeautés par eux, des organisations distinctes de travailleurs. Ainsi déjà, au cours de la mini-crise [4] italienne de 68-69 sont apparus des comités de base et autres conseils d*usine qui se sont vu attribuer la fonction que ne pouvait plus tenir la structure syndicale et qui en étaient le complément.
Bien sûr ce mode d’être du Capital n’est pas nouveau, il existe en tendance dès que le Capital domine réellement le procès de travail d’un secteur donné, mais il trouve sa pleine effectuation dans les secteurs où cette domination se parachève. Ceux-ci conditionnant l’ensemble industriel (ne serait-ce qu’au niveau de l’organisation du marché), l’élaboration de réformes pour le Capital devient d’autant plus nécessaire globalement qu’ils peuvent coexister, comme en France et en Italie, avec des secteurs en voie de soumission réelle auxquels ils tendent, à conférer leur mode de gestion au cours du passage à cette pleine soumission. Or, réciproquement, seuls ces secteurs "archaïques", dans la mesure où la part de travail qui leur est incorporée est encore relativement importante et implique un mouvement de la force de travail, peuvent véhiculer ces réformes.
Si la prise en charge de la force de travail par elle-même, à des degrés très divers, est alors une nécessité immédiate, c’est que cette maturation de certains secteurs est désormais synonyme de crise ; elle ne peut intervenir qu’à travers le mouvement contradictoire croissant de la valeur.
Si l’implantation de la CFDT dans les secteurs de dévalorisation représente finalement une faible part de son implantation globale :
- a) sa fondation, en tant que syndicat, a pour origine cette dynamique contradictoire du mouvement social capitaliste sur laquelle repose sa propre dynamique, théorique et pratique
- b) cette dynamique utilise des véhicules tels que les conflits localisés, voire sectoriels, de petites unités productives - dans des régions généralement "défavorisées”, au sein desquelles la CFDT connait une assez forte implantation. Ces conflits marquent le plus souvent une opposition directe au droit de propriété (occupations "dures" des locaux, séquestrations, etc. ). Ils ne sont pas pour la CFDT des laboratoires d’essais auto-gestionnaires, mais constituent des points d’émergence du processus de prise en charge qu’implique l’émergence de la crise, elle-même encore localisée.
Les divergences entre la CFDT et la CGT à propos du programme commun de la gauche recouvrent leur spécificité respective : accent mis sur les luttes sociales pour véhiculer les réformes de crise, en ce qui concerne la première, soumission à la politique électoraliste , pour la seconde. Ces divergences se vérifient pleinement dans les conflits actuels (mars 74), en particulier aux Houillères de Lorraine, où elles se transforment en oppositions spectaculaires. Cela pourrait amener, avec l’approfondissement de la crise, une remise en question des accords confédéraux eux-mêmes qui furent établis progressivement entre les deux syndicats ces dernières années ceci, le temps pour la CFDT d’affirmer et rendre évident son leadership syndical au sein de la contre-révolution en formation ; d’ailleurs, malgré ces déclarations tapageuses, la CGT a déjà adopté des caractéristiques notables des plans cédétistes. (cf. notamment la "gestion démocratique" des entreprise, la planification démocratique, dans les nouvelles perspectives cégétistes présentées dans l’organe officiel de la CGT : "Le Peuple" n° 927 du 16-31 octobre 1973)