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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Faut-il unifier le mouvement anarchiste ? – Jacques Reclus
Plus Loin N°18 – 15 Septembre 1926
Article mis en ligne le 21 mars 2021
dernière modification le 15 mars 2021

par ArchivesAutonomies

La question était posée il y a quelque temps au cours d’une réunion de camarades russes et italiens. Elle était même "rapportée" par un de ces camarades, dont la signature se rencontre fréquemment dans la presse anarchiste. Sa critique de l’impuissance des groupements anarchistes dans tous les pays n’était que trop justifiée. Cette impuissance est le résultat d’une dispersion qu’il faut absolument combattre. Comment ? Sa thèse était qu’il faut commencer par unifier la doctrine anarchiste et arriver à l’énoncer, à la "cristalliser" en un programme net et précis. Cette cristallisation menée à bien, il faut liquider toute la poussière des groupes et cénacles existants pour constituer une organisation unique qui, armée de cette idéologie précise, aura des buts, une tactique, une discipline également nets, précis, rigides, et où seuls cette tactique et ces buts seront admis.

L’orateur, au préalable, avait soutenu cette idée que, en réalité la doctrine anarchiste est une et que la division en trois courants (communiste, syndicaliste, individualiste) ou plus ne repose que sur des "malentendus". Voilà une opinion inattendue. On soutiendrait bien plus facilement que les idées se rattachant aux aspirations anarchistes sont au contraire aussi variées que les individus qui s’en réclament. Entre communistes et individualistes, notamment, les différences doctrinales sont fondamentales. Et, si l’on ne prend que l’un de ces courants principaux, on voit qu’il y a — et il y aura de plus en plus, à mesure qu’on se rapprochera des réalisations — plusieurs façons de concevoir une société communiste libertaire.

Mais revenons au "parti anarchiste", car c’est d’un véritable parti qu’il s’agit. En réponse au "rapporteur", qui reflète, à ce qu’il paraît, le sentiment de tout un groupe de camarades russes, un autre militant n’eut pas de peine à montrer tout ce que l’action de ce parti ne pourrait manquer d’avoir d’anti-libertaire, que le fait même d’avoir un programme, une action, une tactique et une discipline rigides impliquait des décisions d’autorité, des actes d’intolérance en contradiction avec notre idéal.

Quant au programme unique, qui l’établira ? Un groupe, qui cherchera à l’imposer aux autres ? Telle était bien l’idée du rapporteur. Mais comme chaque groupe se considère comme seul détenteur de l’"anarchisme pur", ça finirait une fois de plus par des excommunications réciproques. Du reste, sans aller jusqu’à la "cristallisation", — on pourrait aussi bien dire la "pétrification" — l’élaboration d’une idéologie unique est déjà chimérique de par la divergence des points de vue, des tempéraments, etc., qui se manifeste au sein d’un même "groupement d’affinités" dès que l’on approfondit quelque peut l’examen d’une question positive. Il n’y a pas que difficulté pratique à l’unification doctrinale, mais impossibilité absolue.

Faut-il montrer encore qu’une codification de la doctrine n’est pas seulement irréalisable, mais qu’elle n’est pas non plus souhaitable ? L’anarchie n’est pas pour nous, on le sait, une vérité unique, une doctrine toute faite qu’il nous faut, reçue des mains de nos aînés, conserver et servir avec dévotion. C’est pourquoi, soit dit en passant, nous avons l’impression de ne pas parler la même langue que beaucoup qui ont pour l’anarchie une croyance quasi-mystique, même ceux qui s’en défendent. Etre anarchiste, pour nous, consiste bien plutôt en une façon de sentir, de penser et de vivre. C’est au fond une question à la fois de pensée, de sentiment, de morale et de liberté. Au lieu d’inculquer un nouveau credo, autrement significatif nous paraît être de former l’esprit, le cœur, le caractère à notre façon anarchiste de vivre, de sentir, de penser.

Il peut sembler vain d’insister sur ce que des thèses, comme celles dont nous parlions plus haut ont d’enfantin. Je n’en aurais même pas parlé, il est vrai, si je ne voulais souligner la méthode proposée pour préparer une action puissante : élaboration d’une "plate-forme idéologique" et constitution d’un parti, deux opérations tout-à-fait logiques en raison pure, mais également chimérique. Eh bien, camarades, vous mettez la charrue devant les bœufs ! Laissons la raison pure et cherchons ce qui est possible et désirable. Au lieu de vouloir, à toute force, embrigader les idées et les organisations, pourquoi ne pas commercer par le plus simple, le plus pratique : chercher à coordonner l’activité des groupements épars ? Ceci vous paraît peut-être trop modeste. Vous préférez les édifices imposants, aux lignes "nettes et précises". Pourtant la saine méthode, la méthode anarchiste procède à l’inverse. Essayez d’établir, de groupe à groupe, des ententes, je veux dire des ententes en vue d’organiser la propagande et l’action. Voilà une tâche pus féconde qu’il peut sembler au premier abord. Elles seront conditionnées tout naturellement, par l’examen de la situation économique et sociale, politique, etc., en un mot : l’examen des faits — et non l’étude des textes. La communauté d’idées et de tactique, ainsi réalisée, en face des événements, telle est la véritable base, la base vivante, d’une organisation du mouvement, et, le cas échéant, d’une classification, comme on dit, des idées. Ces ententes, modelées sur les événements au fur et à mesure de leur développement pour l’action immédiate, elles sont possibles et désirables, elles pourront être "nettes et précises" et de plus en plus étendues quelque soient les tendances particulières des groupes qui y prendront part. Que par contre-coup, cette liaison des activités entraîne une évolution des idées, en ce sens que se révèleront des antinomies idéologiques insoupçonnées auparavant et que se formeront de nouveaux courants, c’est probable et les résultats n’en peuvent être que profitables. Mais il ne faut pas se faire d’illusions. Si on arrive à coordonner plus ou moins l’action nationalement et peut-être internationalement, ce sera déjà très beau.

La nécessité d’une clarification, l’Union anarchiste l’a ressentie dans son propre sein. Au cours de son dernier Congrès elle a tenté un effort qui, pour n’être pas couronné de succès, n’en est pas mois méritoire. Au point de vue doctrinal, cet effort s’est traduit par la liquidation, vraiment tardive, des éléments individualistes — ce qui ne signifie pas marcher dans la voie de l’unification du mouvement — et par l’élaboration d’une "plate-forme idéologique", pour parler le nouveau jargon, qui ne doit pleinement satisfaire aucun de ceux qui l’ont adoptée. C’est un long manifeste que, selon les points de vue, on trouvera beaucoup trop "net et précis" ou au contraire pas assez. C’est le sort traditionnel des documents de ce genre que chacun y prend ce qu’il veut, sans s’apercevoir que le voisin fait lui aussi, à part lui-même, ses petites réserves, mais les mêmes.

Il n’en reste pas mois que la tentative dénote, dans les milieux de l’UA — qui s’intitule aujourd’hui "Union Anarchiste Communiste" — un état d’esprit dont il faut tenir compte. Il semble qu’on risque moins de s’y heurter aux indésirables ou aux insupportables de l’individualisme et aux habitudes d’autoritarisme et d’intolérance intellectuelle qui y fleurissaient naguère. Et puisque le Congrès a fait appel à tous les éléments anarchistes-communistes restés en dehors de l’UA en vue de reconstituer un mouvent actif et uni, pourquoi ne pas essayer ?