Certaines polémiques récentes — dans les milieux des camarades russe et français — ont posé la question des divers courants au sein du mouvement anarchiste, de la possibilité d’une union entre eux et de l’élaboration d’un programme d’action commun. La nécessité, l’utilité d’un tel programme a été très discutée ; certains y ont vu même une idée inconciliable avec le point de vue anarchiste, tandis que d’autres le présentaient comme la seule garantie des progrès du mouvement. Les divergences se sont donc montrées assez profondes.
A son début, le mouvement anarchiste était un : aux temps de l’Internationale et de Bakounine, il n’existait guère de tendances différentes dans l’anarchisme. On pouvait dire alors que les anarchistes sont un "parti", sans même qu’il y ait entre eux un lien bien formel. Il en était de même au cours des premières années de l’existence d’un mouvement anarchiste indépendant, alors que Kropotkine et ceux qui se groupaient autour de lui élaboraient les bases théoriques et pratiques de l’anarchisme moderne. Mais, à mesure que les idées se développaient et que des questions nouvelles surgissaient, à mesure, surtout, que le mouvement englobait un nombre d’adhérents plus grand, la diversité des opinions devenait de plus en plus marquée : les uns mettaient en avant certains côtés de l’idée anarchiste, d’autres, des côtés différents ; on arrivait à l’anarchisme par des voies diverses, en rapport avec les conditions, le pays, le passé, les particularités individuelles. C’était là une évolution nécessaire, même pas un mal nécessaire, car on ne peut y voir un mal : il doit en être ainsi dans le développement de toute pensée vivante, de tout mouvement vivant. Sans cela, il y a arrêt, secte religieuse, catéchisme mort. L’idée socialiste a subi la même évolution : peut-on parler maintenant d’un socialisme unique, lorsqu’il existe des dizaines de tendances socialistes ? Et ce n’est nullement un signe de faiblesse et de régression : c’est au contraire, un signe d’expansion plus grande. Unifier toutes ces tendances en une seule serait une utopie irréalisable et inutile.
Il en est de même dans l’anarchisme. Nous avons des communistes et des individualistes, des syndicalistes et des anti-syndicalistes (ou, plutôt, des esprits qui n’attribuent pas aux organisations syndicales d’importance révolutionnaire) ; nous avons ceux qui envisagent une période transitoire étroite étatiste, même dictatoriale, et ceux qui sont à cet égard absolument intransigeants, etc., etc. Il existe de plus, simplement des façons individuellement différentes de concevoir l’idée anarchiste : l’un est attiré par la grande idée humanitaire, l’autre par l’idéal d’égalité économique et la lutte, sans compromis, contre le joug du capital ; un autre encore apprécie surtout la liberté et le développement intégral de l’individu, et ainsi de suite. Ces diverses tendances devraient-elles disparaître ? Non, car cela supposerait un rétrécissement singulier de l’esprit anarchiste et du cercle de ses adeptes.
Ces diverses conceptions peuvent être rattachées à deux points de vue principaux, deux mentalités, deux façons d’envisager la voie à suivre pour atteindre l’idéal commun. Pour les uns, l’anarchisme est avant tout un mouvement social, luttant pour la réalisation pratique d’un idéal déterminé, caractérisé par certains traits politiques et économiques définis. Pour les autres, l’anarchisme est avant tout la grande idée de liberté qui fraye son chemin dans les esprits sous les formes les plus diverses, quelque fois fort éloignées de la lutte sociale (philosophie, art, etc.). l’anarchisme ainsi envisagé comme un idéal d’épanouissement de l’individualité humaine ne peut poursuivre aucun but de réalisation, car il est éternel, et aucune organisation sociale ne pourra jamais le satisfaire complètement. — Ces deux courants ne sont pas contradictoires ; ils correspondent simplement à deux façons d’envisager ce qui nous entoure, à deux catégories d’aspirations, à deux mentalités. Ils peuvent exister côte à côte sans heurts et sans lutte. Mais il est utile de rappeler que l’anarchisme moderne, envisagé comme une conception d’ensemble, doit son existence à ceux qui l’ont conçu comme un idéal social et comme une lutte pratique pour cet idéal. Bakounine et Kropotkine sont arrivés à l’anarchisme parce qu’ils y ont vu une synthèse de la liberté et de l’égalité, dans les aspirations des masses populaires vers leur affranchissement ; le mouvement anarchiste leur est apparu comme l’aspect le plus nouveau et le plus parfait de la lutte pour la réalisation des idées émancipatrices. Sans se contenter de propagande philosophique abstraite, Bakounine et Kropotkine — ce dernier surtout — ont toujours mis au premier plan l’élaboration des formes concrètes possibles que pourrait revêtir une société sans Etat. Bakounine a, le premier, jeté les bases de ce qui devait devenir plus tard le syndicalisme révolutionnaire, avec sa façon d’envisager le rôle des organisations ouvrières professionnelles dans la révolution sociale. Quant à Kropotkine, qui plus que lui s’est préoccupé des questions du travail constructif futur ? Depuis son rapport sur l’Idée anarchiste au point de vue de sa réalisation pratique au congrès jurassien de 1879 et jusqu’à ses dernières lettres écrites en Russie, après la révolution, le souci des institutions libres qui pourront aider à la réalisation d’une société socialiste sans Etat ne l’a jamais quitté au cours de sa longue vie de propagandiste. — Certes, ces premiers fondateurs de l’anarchisme moderne ont rendu de grands services à la pensée humaine en général, mais ils n’ont pas combattu seulement pour ce progrès, mais aussi pour que les idées théoriques d’émancipation descendent sur la terre et s’incarnent dans des formes sociales, rendant plus heureuse la vie humaine. Tout le mouvement anarchiste des cinquante dernières années a été de même une lutte pour une transformation sociale réelle, et si tant de martyrs ont donné leur vie pour l’idée anarchiste, c’est précisément parce qu’elle représentait pour eux la réalisation de l’idéal le plus élevé.
La conception de l’anarchisme comme idée abstraite de liberté, sans lien avec une forme sociale définie, est née plus tard, lorsque l’anarchisme a débordé des milieux ouvriers révolutionnaires pour atteindre ceux des intellectuels avancés qui mettent leurs espoirs non dans une révolution, qui d’emblée défriche le terrain pour la création d’une vie nouvelle, mais dans un perfectionnement graduel des individus et des groupements. De là, encore, deux points de vu différents ; les uns disent : la modification du milieu social fera naître des hommes nouveaux ; les autres disent : une société nouvelle ne peut être l’œuvre que d’hommes suffisamment éduqués pour cela. Aussi les premiers sont-ils révolutionnaires et communistes (dans notre sens, bien entendu et non pas dans le sens bolcheviste), les seconds — éducateurs qui, souvent, ne préjugent pas des formes sociales à réaliser, laissant ce soin à l’avenir.
Il y a, d’ailleurs, là une question d’époque. Le point de vue qu’on peut désigner comme "éducateur" prévaut, en général, après une révolution échouée, comme résultat d’espérances déçues. Le but paraissait si près, et voilà que tout s’écroule ! Instinctivement, on cherche alors à se réfugier dans quelque chose qui serait certain, sur quoi on pourrait toujours compter, qui ne courrait aucun risque : le travail pour le progrès intellectuel et moral de l’humanité en général. Au contraire, la tendance "révolutionnaire" naît de l’optimisme, de l’audace, des grands espoirs. C’est vers elle que va la jeunesse. — Mais il est des époques où les problèmes de la réalisation pratique d’une société nouvelle viennent au premier plan pour tous, quelles que soient les mentalités individuelles. Nous vivons une de ces époque. Les questions du socialisme ont cessé d’être un objet de discussions théoriques et nous apparaissent désormais sous leur forme la plus tangible. Tous, depuis les plus modérés jusqu’aux plus avancés, sont maintenant persuadés qu’une transformation sociale totale — économique et politique — est proche et que le moment ne tardera pas où toutes les tentatives de réalisation, tous les essais deviendront possibles, et non seulement possibles, mais obligatoires pour quiconque ne veut pas voir la faillite de ses idées. On a beau parler maintenant de l’impossibilité de créer une société idéale avec des individus imparfaits qu’il faudrait au préalable éduquer : la vie exige que la solution des problèmes qu’elle pose soit donnée immédiatement, avec le matériel humain existant, et elle se refuse d’attendre. La révolution russe nous fournit une riche expérience qu’on ne saurait trop étudier, car il s’agit là de la première tentative d’introduction d’un régime socialiste. Elle a été dominée par les conceptions étatistes et jacobines ; aux anarchistes à faire tous leurs efforts pour que cette première expérience de socialisme autoritaire soit la dernière et qu’un principe nouveau, le principe d’organisation libre, inspire la vague révolutionnaire suivante.