Le problème de l’organisation des forces anarchistes est à l’ordre du jour. Beaucoup de camarades attribuent au manque d’une solide organisation le fait que, dans la révolution russe, les anarchistes, bien que toujours au premier rang des combats révolutionnaires, n’ont exercé qu’une faible influence sur la marche des événements. Aussi c’est la création d’une telle organisation, d’un parti anarchiste, qu’ils posent comme première condition d’un travail plus fructueux dans l’avenir. Ce mot de "parti" provoque, par lui-même des discussions : peut-il exister un "parti" anarchiste ? Tout dépend du sens qu’on donne à ce mot.
On peut appeler "parti" simplement l’ensemble de personnes pensant de même, d’accord entre elles sur les buts atteindre et sur les moyens à employer, même si aucun lien formel ne les unit, même si elles s’ignorent. Plus leur pensée est une, plus elles donnent une solution semblable aux questions particulières qui se présentent, mieux le terme de "parti" peut leur être appliqué. C’est dans ce sens que l’Internationale parle du "grand parti des travailleurs". C’est dans ce sens également que parlent du "parti anarchiste" Kropotkine, Malatesta et d’autres militants de notre mouvement, surtout de la génération de ses fondateurs. Dans ce sens, le "parti anarchiste" a toujours existé ; plus encore : on a toujours vu dans le mouvement anarchiste des organisations même mieux définies, telles que des fédérations permanentes de groupes, unissant tous les groupements d’une ville, d’une région ou d’un pays. Ces fédérations ont toujours été la forme habituelle de l’organisation anarchiste dans tous les pays.
A cet égard, pas plus le projet exposé dans la "Plate-forme" des camarades russes que le mode d’organisation adopté par l’Union anarchiste dans son dernier congrès n’apportent aucune innovation. Mais ce qui en est une, c’est ceci. La "Plate-forme" tend à modifier le caractère fondamental de ce lien qui, jusqu’à présent, unissait les groupements anarchistes, à changer cette "constitution" tacite, qui a toujours existé dans nos milieux et qui, sans discussion, comme quelque chose qui va de soi, se trouvait à la base de toute organisation anarchiste. Dans leur désir de resserrer les liens entre les militants, les auteurs de la "Plate-forme" proposent de fonder le "parti" anarchiste selon un modèle nouveau, celui qui est adopté par les autres partis, avec les décisions obligatoires d’une majorité, un comité directeur central, etc. Un tel parti doit, dans leur conception, guérir le mouvement anarchiste de la plupart des maux dont il souffre.
On est surpris de voir que l’expérience de la révolution russe, qui a montré avec une si éclatante évidence l’inaptitude de la dictature d’un parti à diriger la vie sociale, non seulement n’a pas amené ces camarades à se demander : quelles autres organisations doivent occuper la première place dans le travail révolutionnaire ? mais, au contraire, a fait naître en eux l’aspiration vers un parti fort et centralisé. Et il en est de même chez les camarades français. On sait que l’Union anarchiste a adopté à son congrès d’Orléans une déclaration de principes par laquelle elle se séparait nettement des anarchistes du type individualiste et proclamait une série de propositions fondamentales relatives aussi bien à l’idéal social de l’anarchisme qu’à ses moyens de lutte. Cette déclaration a été, au dernier congrès, adoptée à nouveau, comme la charte fondamentale de l’Union. Cela n’a pas suffi au congrès, et il a cru utile d’élaborer des statuts ; et c’est là que s’est manifestée la tendance centralisatrice, contraire non seulement aux principes anarchistes en général, mais au texte de la "charte" même qu’on venait d’adopter.
La déclaration d’Orléans proclame, dès le début, que le principe d’autorité est la racine de tout le mal social, que le centralisme a manifestement fait faillite, politiquement et économiquement, qu’à la base de la société future doivent se trouver une commune libre et une fédération libre de communes ; la commune, de son côté, ne doit être que l’ensemble d’associations diverses existant sur un même territoire. Tout centralisme est, par principe, exclu de l’organisation sociale, qui doit être suffisamment souple pour que chaque individu dans l’association et chaque association dans la fédération jouissent d’une complète liberté. Tout cela est unanimement admis par tous les anarchistes, et si les auteurs de la déclaration d’Orléans ont cru utile d’énoncer encore une fois ces vérités, c’était dans un but de propagande. Et nous étions en droit de nous attendre à des "statuts" en accord avec ces principes. Mais il n’en a pas été ainsi : croyant créer quelque chose de nouveau, nos camarades ont marché dans les sentiers battus des autres partis.
D’abord, les décisions, dans l’Union, sont prises à la majorité. Cette question de la majorité est quelquefois considérée comme un simple détail, comme un moyen commode de résoudre les questions. Or, elle a une importance capitale, car elle est indissolublement liée à la notion même d’une société sans pouvoir. Dans leur critique de toutes les formes de l’Etat, même les plus démocratiques, les anarchistes partent de ce principe que les décisions prises par un groupe de personnes ne peuvent pas être obligatoires pour d’autres, qui ne les ont pas adoptées et qui ne sont pas d’accord avec elles — qu’il s’agisse d’une majorité ou d’une minorité, peu importe. Il est inutile, bien entendu, de répéter ici tous les arguments contre le principe de la majorité qui abondent dans notre littérature : tous les camarades les connaissent d’autant mieux qu’ils s’en servent journellement pour montrer le caractère fictif de la représentation populaire sous le régime parlementaire. Pourquoi alors ce principe, dont l’absurdité et l’injustice apparaissent si nettement lorsqu’il s’agit de la société future, devient-il bienfaisant et juste lorsqu’il doit s’appliquer à notre propre milieu ? Ou bien la majorité a toujours le droit de dominer, ou bien on doit renoncer à ce critérium arithmétique de la vérité et en chercher un autre.
Dans leur engouement pour l’organisation, nos camarades perdent de vue qu’au lieu de resserrer l’union, l’assujettissement de la minorité ne fera naître que de nouvelles luttes intestines ; au lieu d’un travail productif, les forces seront gaspillées pour la conquête de la majorité dans les congrès, les comités, etc. Et cela se comprend : la vie au sein du parti n’est facile, dans ces conditions, qu’aux membres de la majorité dominante ; les autres sont paralysés dans leur action. La résolution du congrès de l’Union le dit d’ailleurs très nettement, en proclamant que, tout en ayant le droit de critiquer les résolutions proposées, la minorité ne doit pas, une fois qu’elles sont prises, en gêner l’application. Cela signifie que cette minorité doit se taire ou quitter le parti, et alors, au lieu d’un parti unique, on en a deux, habituellement plus irrités l’un contre l’autre que contre l’ennemi commun. Une autre résolution du congrès dit qu’aucune critique ne doit s’exercer en dehors de l’organisation et que personne n’a le droit de se servir des colonnes du Libertaire pour critiquer les décisions prises. Or, le Libertaire est l’organe officiel de l’Union et, comme tel, doit refléter toutes les opinions existant au sein de celle-ci. Sa situation est tout autre que celle d’un organe fondé par un groupe de camarades bien unis en vue de propager leurs idées : ces camarades ont parfaitement le droit de ne pas faire place dans leur organe aux opinions opposées, car ils ne prétendent représenter personne, sauf eux-mêmes. Il en était ainsi de l’ancien Libertaire, des Temps Nouveaux et de presque tous les organes de la presse anarchiste. Mais lorsqu’un journal se proclame l’organe de l’Union des fédérations anarchistes de toute la France, tous les membres de cette Union y ont droit. Or, la résolution adoptée montre clairement que ce droit n’est reconnu qu’à la majorité.
Quelque reproches qu’on puisse faire à notre mouvement anarchiste, il faut lui rendre cette justice : il a toujours été étranger aux intrigues de congrès, aux manoeuvres électorales, à la préparation artificielle des majorités, etc. Et cela uniquement grâce au principe qui y dominait jusqu’à présent, à savoir que les décisions ne sont obligatoires que pour ceux qui les ont prises et ne peuvent être imposées à ceux qui ne les acceptent pas. La force de ces décisions et la responsabilité engagée n’en sont, d’ailleurs, que plus grandes, car à chacun une décision prise par lui-même tient plus à cœur qu’une décision adoptée en dehors de lui et souvent. contrairement à sa volonté.
On nous dira peut-être : "Si les camarades se groupent sur un programme sérieusement pensé et bien élaboré, accepté par tous, les divergences ne porteront que sur des détails et le sacrifice consenti par la minorité sera minime". Il est loin d’en être toujours ainsi. La vie pose tous les jours des questions nouvelles, quelquefois très importantes, mais qu’il était impossible de prévoir au moment où l’entente a été établie ; à ces questions, des réponses différentes seront peut-être données. C’est ainsi que les anarchistes en France se sont trouvés divisés autrefois devant le mouvement syndical, plus récemment devant la guerre, les anarchistes en Russie — devant le mouvement machnoviste, devant l’attitude à prendre vis-à-vis du bolchevisme, etc. ; si, dans ces moments, les anarchistes avaient été groupés en un vrai "parti", la décision d’un congrès sus des questions de cette gravité aurait-elle été acceptée par tous ? Ces questions relèvent de la conscience de chacun et de sa façon de concevoir la révolution ; une décision mécanique prise à la majorité peut-elle s’imposer dans ces cas ?
***
Une autre tendance encore se fait jour, en rapport avec l’introduction du principe de la majorité et la limitation de l’autonomie des groupements : on voudrait voir toutes les initiatives anarchistes contrôlées par une organisation unique, du type hiérarchique, ayant à sa tète un Comité Exécutif unique. Les statuts adoptés par le dernier congrès de l’Union contiennent une série de propositions qui sonnent étrangement à nos oreilles. Voici par exemple des groupes appartenant à la minorité, c’est-à-dire n’acceptant pas une résolution quelconque prise par le congrès ; on reconnaît bien à cette minorité le droit de critique (jusqu’à présent, du moins), mais ses critiques, elle devra les adresser uniquement à la Fédération à laquelle elle appartient (et doit obligatoirement appartenir si elle veut faire partie de l’Union) ou à la commission administrative centrale, "qui seules sont compétentes pour les entendre et leur donner satisfaction". Autrement dit, la minorité n’a pas le droit de répandre simplement et ouvertement ses opinions parmi les camarades (sans parler du public) ; elle doit s’adresser à l’instance indiquée, par voie hiérarchique. De même, on tend à substituer partout à la libre initiative des groupes le principe d’élection et de délégation : personne ne doit entreprendre quoi que ce soit s’il n’y est autorisé par l’organisation compétente. Un journal, une revue, par exemple, ne peuvent pas naître de l’initiative d’un groupe ou d’une personne : ils ne peuvent être édités que par des délégués de la Fédération anarchiste et ne doivent refléter que les idées adoptées dans ses congrès. De même pour l’édition des livres ou de brochures, pour les conférences, les clubs, même les caisses de secours aux camarades emprisonnés. A première vue, cette "organisation" paraît être à certains esprits une chose très pratique. Mais en réalité de telles règles (si les milieux anarchistes se montraient capables de s’y soumettre) finiraient par tuer complètement le mouvement. Voici un groupe de camarades qui se propose de fonder un journal de propagande et qui en a la possibilité ; il n’a pas le droit de le faire ; il doit, au préalable, se mettre d’accord avec l’ensemble de l’organisation existante et proposer à cette dernière de prendre la publication en mains. Supposons que celle-ci consente et désigne des délégués à cet effet ; heureux si les conceptions des initiateurs s’accordent avec celles de la majorité de l’organisation ; ils devront alors seulement se dessaisir de la publication projetée et la remettre en d’autres mains (ce qui non plus n’est pas toujours bon). Mais si ces délégués, porte-parole de la majorité, viennent avec une idée opposée à celle du groupe initiateur ? Ce dernier n’a alors qu’une chose à faire : renoncer à la publication. Et le journal ne se fonde pas. Au contraire, lorsqu’un groupement entreprend une publication à ses risques et périls, ceux dont elle satisfait les aspirations se groupent autour d’elle, la répandent, en augmentent la force d’expansion. D’autres, d’une tendance différente, fondent d’autres organes, et cette variété de la pressé anarchiste, loin de nuire à la propagande, ne fait, au contraire, que la servir.
Voici un groupe de camarades qui veut éditer des livres ou organiser des conférences. "Qui vous a permis ? leur dit-on. Il faut savoir d’abord si les groupes existants consentent à vous en charger et s’ils approuvent votre programme." Le travail s’arrête. On se met à discuter dans les groupes, à élaborer des quantités de programmes. A la fin, comme il est impossible de satisfaire tout le monde, l’entreprise échoue et ses initiateurs perdent pour longtemps l’envie de commencer quoi que ce soit.
Seule l’ignorance complète de l’histoire et de la vie du mouvement anarchiste permet l’éclosion de tels projets d’"organisation". Tout ce qui a été créé dans notre mouvement de précieux et de stable a été l’œuvre de groupes et de personnalités assez riches d’initiative pour aller de l’avant sans attendre d’y être autorisés par qui que ce soit. C’est ainsi qu’ont été créés les meilleurs organes de la presse anarchiste ; c’est ainsi qu’a débuté la propagande dans les syndicats, qui a abouti à la création du syndicalisme révolutionnaire ; c’est ainsi que l’idée anarchiste s’est conservée, dans sa pureté et dans sa logique, au sein de certains groupements convaincus et fermes, en dépit de tous les écarts, de toutes les trahisons. Il n’est au pouvoir d’aucune organisation mécanique de se substituer à cette initiative. Le rôle d’une organisation est de faciliter le travail des individus et non de l’entraver ; il en est à plus forte raison ainsi dans le mouvement anarchiste, qui n’est pas assez fort numériquement pour se permettre de gêner l’action de ses adhérents et de gaspiller des forces précieuses. Et c’est à cela qu’aboutira nécessairement la tendance qui s’est fait jour au dernier congrès de l’Union anarchiste.
Ce dont le mouvement anarchiste a besoin maintenant, ce n’est pas autant de nouvelles formes d’organisation que d’un programme concret et bien défini du travail à faire au moment où, après une révolution victorieuse, toutes les initiatives seront permises dans l’œuvre créatrice de la nouvelle société. Seule la connaissance de ce qu’ils auront à proposer dans ces moments décisifs assurera aux anarchistes l’influence à laquelle leur idée leur donne droit. Pour cela, il faut non pas tuer les initiatives et éteindre les pensées, mais au contraire provoquer un échange libre et vivant de toutes les opinions. Sinon, les forces seront gaspillées dans les petitesses de la lutte intestine et le vrai travail ne fera pas un pas.