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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Le procès des Seize – Auguste Bernard
Plus Loin N°39 – Juin 1928
Article mis en ligne le 21 mars 2021
dernière modification le 15 mars 2021

par ArchivesAutonomies

Sous le titre : La Guerre qui vient et les Anarchistes, Luigi Fabbri a cherché à définir dans La Protesta de Buenos-Aires quelle devrait être l’attitude des anarchistes en face d’une nouvelle guerre, dont il considère la menace comme très sérieuse, sinon imminente. Il examine plusieurs éventualités, entre autres le cas d’un conflit entre un ou plusieurs Etats européens et l’Italie fasciste, ou encore d’une guerre des Etats capitalistes occidentaux contre la Russie. Ce thème lui fournit l’occasion d’un rapprochement entre la situation telle qu’elle se présenterait, selon lui, si l’une ou l’autre de ces éventualités se produisait, et la situation telle qu’elle s’est présentée, toujours selon lui, en août 1914. Il montre l’erreur des anarchistes qui, en signant le Manifeste dit "des Seize", ont renié leur doctrine dans un de ses principes essentiels, et la contradiction d’un tel manifeste avec les théories répandues pendant un demi-siècle de propagande anarchiste.

Ce n’est pas la première fois que cette critique est formulée. Elle l’a rarement été sur le ton modéré qu’y apporte Fabbri. Dans notre groupement même, de jeunes camarades la reprennent avec insistance, et s’il paraît inutile aux signataires du Manifeste de se justifier vis-à-vis de ceux qui leur reprochent leur attitude, ils acceptent volontiers de l’expliquer à ceux qui leur en demandent les raisons. Ce débat n’a pas encore eu lieu publiquement ici, parce qu’on y est économe de la surface d’impression et qu’il n’y avait pas urgence, quoi qu’en disent nos jeunes amis. C’est aussi qu’il laisse indifférents beaucoup d’entre nous, y compris, je crois bien, les signataires du Manifeste.

Cependant, le bruit fait autour de cette question montre qu’elle préoccupe un certain nombre d’anarchistes sincères. Elle mérite donc qu’on l’examine une bonne fois. Elle se rattache d’ailleurs à un ensemble de sujets de discussion qu’il faudra aussi aborder et que Goujon range parmi "les contradictions de l’anarchie", pour ne point les confondre avec ce que d’autres ont appelé "les notions confuses de l’anarchie".

Chacun s’expliquera de son côté. Je n’ai pas signé le Manifeste, je pourrais donc ni dispenser d’intervenir mais c’est grâce à une circonstance toute fortuite que mon nom n’y figure pas. D’autre part, loin de mettre les choses au point, je crains que l’article de Fabbri n’augmente la confusion. Ainsi, par une fortune qui échoit au moins qualifié peut-être, et principalement parce que c’est à moi que Pierrot passe la littérature de langue espagnole, je me trouve amené à donner mon opinion, moins en tant que dix-septième signataire du Manifeste des Seize que pour essayer de mettre un peu d’ordre dans les idées entre Paris et Buenos-Aires.

Voici ce qu’écrit. Fabbri :

"Au début de la guerre précédente et pendant sa durée, il nous fut donné d’assister, non seulement à la déroute dans tous les, pays, de la dénommée II° Internationale, de la Social-Démocratie, mais encore au spectacle triste, douloureux et avilissant, d’anarchistes, en petit nombre, mais parmi les plus connus, qui perdirent la tête au point d’oublier leurs propres principes d’internationalisme et de liberté, et, parmi ceux-ci, le plus essentiel, celui qui est la négation de l’État et qui refuse à l’État l’horrible faculté de supprimer le droit à la vie pour les individus et pour les peuples. Nous eûmes ainsi, criante et abominable contradiction des termes, des "anarchistes d’Etat", qui se rangèrent au coté de quelques gouvernements, se solidarisèrent avec eux, se portant caution pour eux devant les peuples, et prenant parti contre l’immense majorité de leurs camarades. Et tout cela dans la naïve et anti-anarchiste illusion de sauver quelque atome de liberté, de cette liberté démocratique dont, ils avaient pendant cinquante ans dénoncé le mensonge et l’insuffisance, voire l’inexistence pour la majorité du prolétariat le plus pauvre et le plus déshérité.

"Les fruits de la guerre "démocratique" pour le salut des petits peuples, pour la fin de toutes les guerres, nous les avons vus. Bien plus, nous en avons éprouvé l’amertume, nous avons souffert dans notre chair des plaies les plus douloureuses. Les populations opprimées par les Etats étrangers sont aujourd’hui plus nombreuses qu’avant la guerre, les petits peuples davantage asservis, les irrédentismes multipliés, les libertés démocratiques diminuées et plus dérisoires encore. Les motifs de guerre sont devenus innombrables ; aujourd’hui, la guerre est un danger réel mille fois plus grand qu’à la veille de 1914. De la guerre qui devait être libératrice et pacificatrice, a surgi un monstre : le fascisme, qui comme une tache d’huile se répand sur le monde et menace les sources mêmes les plus antiques de la civilisation.

"Le seul fruit de la guerre dont on puisse dire qu’il n’a pas été perdu et qu’il n’est pas inutile, c’est qu’après elle les illusions sur la démocratie bourgeoise sont définitivement tombées. Si les Empires Centraux avaient vaincu, après une égale durée de la guerre, certainement nous ne serions pas mieux que nous ne sommes. Au lieu de certains désastres nous en aurions eu d’autres, peut-être moins terribles. Mais les interventionnistes d’alors pourraient encore conserver leurs anciennes illusions et diraient à coup sûr : "Ah ! si les Alliés eussent vaincu, aujourd’hui nous serions heureux !" Et il faudrait refaire tout un travail pour combattre la vieille erreur demeurée debout. La victoire des Etats dits "démocratiques", qui ne nous laisse pas moins malheureux que nous ne l’aurions été avec une victoire du parti opposé, a démontré que c’est nous qui avions raison, et détruit jusque dans sa racine la maléfique illusion. Mais à quel prix et avec quel amoindrissement de ceux qui la caressèrent de nouveau après l’avoir dénoncée et anathématisée pendant cinquante ans !"

Si l’on néglige les anticipations concernant une prochaine guerre, l’article de Fabbri est l’écho fidèle, avec le minimum d’invectives et sans les injures habituelles, de tout ce qui a été dit et répété à propos du Manifeste. Et, si j’ai bien compris, cela peut se résumer ainsi :

"Les anarchistes sont contre la guerre, contre toutes les guerres. Ils sont antimilitaristes parce que la guerre est la fin logique, inéluctable, du militarisme. Quelles que soient les circonstances, quelles que puissent être les conséquences d’un conflit armé entre Etats capitalistes, les anarchistes, à quelque nation qu’ils appartiennent, ne doivent pas collaborer à la défense nationale. S’ils y sont contraints et forcés, ils ne doivent pas, du moins, lui donner l’appui de leur consentement volontaire, ni se déclarer solidaires de leurs concitoyens pour s’opposer à l’invasion du territoire ou pour le libérer s’il est envahi. Ils ne doivent pas davantage prendre parti pour l’un ou l’autre des belligérants, ni rechercher si la victoire ou la défaite de l’un ou de l’autre peut être dommageable ou non aux idées de liberté et d’émancipation politique, économique et sociale, étant admis une fois pour toutes que les guerres sont des querelles de gouvernements capitalistes et que le sort des peuples y est toujours également sacrifié, quelle qu’en soit l’issue.

"Gardons-nous, écrit Fabbri, de nous laisser abuser par le mirage du moindre mal, de nous laisser entraîner par les contingences, pour nous souvenir uniquement que le moindre mal sera toujours aussi néfaste pour les peuples, pour le prolétariat et pour la liberté, et grosse des mêmes horribles conséquences pour l’avenir ; et aussi pour laisser toute leur responsabilité aux gouvernants et, aux classes dominantes, évitant tout acte de complicité avec ceux-là ou celles-ci, et tâchant au contraire de nous préparer et d’être en situation de tirer le meilleur parti des événements pour notre cause révolutionnaire."

Voilà qui est net et sans ambiguïté. Voyons maintenant le point de vue des signataires du Manifeste. Ils étaient unanimes à penser qu’aucune paix n’était possible, ni souhaitable, tant que les Empires Centraux n’auraient pas été vaincus militairement ; ils n’ont pas même soupçonné qu’en condamnant publiquement les buts de domination du militarisme allemand, ils se mettaient en contradiction avec leurs principes antimilitaristes ; qu’en revendiquant pour les peuples opprimés le droit de disposer d’eux-mêmes, ils se mettaient en contradiction avec leurs principes libertaires ; qu’en se solidarisant avec les combattants qui se faisaient massacrer pour que cette guerre fût la dernière des guerres, ils se mettaient en contradiction avec leurs principes pacifistes. Ils ne savaient pas que leur qualité d’anarchistes leur interdisait de s’associer à toute agitation, à tout mouvement, à tout événement n’ayant pas pour fins immédiates la révolution sociale sur le plan communiste-anarchiste. Ils ont agi, cela est hors de doute, avec la même inconséquence qu’au moment de l’affaire Dreyfus, où ils se compromirent dans la promiscuité des bourgeois libéraux et des universitaires, avec des juifs et des protestants, pour arracher au bagne cet insolent petit capitaine d’état-major, israélite et innocent.

Il semble bien qu’il y ait quelque part, à l’état latent, une sorte d’orthodoxie anarchiste encore mal définie. L’attitude de Kropotkine, de Grave, de Tcherkesoff, de Paul Reclus, de Malato, de Pierrot, de Cornelissen et des autres y est-elle conforme ? Assurément non.

Premier point.

Au regard des anarchistes croyants, j’appartiens à une catégorie de réprouvés qu’il n’est pas possible de convertir, mais je ne suis pas voltairien ; je veux dire que, n’ayant pas la foi, je ne cherche pas à la détruire chez ceux qui l’ont. D’ailleurs, ces disputes ne sont d’aucune utilité, elles n’aboutissent qu’à chagriner sans entamer les convictions. Je ne ferai donc pas, mécréant, grief à Fabbri de son absolutisme doctrinaire qui prétend enfermer la conscience anarchiste dans quelques formules très simples hors desquelles il n’y aurait pas de salut. Je n’essaierai pas de lui démontrer que, dans le cas d’une coalition européenne contre la Russie soviétique, la place de combat des anarchistes serait dans les rangs de l’armée rouge, bien qu’il lui paraisse que : "Là encore, les anarchistes (russes) et en général les révolutionnaires ennemis des bolchevistes pourraient rester eux-mêmes, ne pas se solidariser avec leur gouvernement, tout en étant hostiles aux oppresseurs étrangers, et s’ils disposaient (les anarchistes) d’une force régulière, se comporter suivant les circonstances pour les mettre à profit, combattre l’ennemi du dehors sans céder à ceux de l’intérieur (les bolchevistes), demeurer dans une situation qui leur permette, au moment opportun de se débarrasser également de ces derniers, de continuer la révolution qu’ils ont interrompue et de lui donner une impulsion accrue jusqu’aux réalisations égalitaires et libertaires les plus complètes."

Je laisse aux camarades russes le soin d’examiner les objections d’ordre moral et d’ordre pratique qui s’opposeraient sûrement à la réalisation d’un programme aussi séduisant. Je me bornerai, pour rester dans mon sujet, à signaler amicalement à Fabbri que l’épithète "anarchiste d’Etat", dont il affuble nos camarades pour mieux concrétiser sa pensée, est impropre. Les interventionnistes, comme il les appelle, ne se sont pas solidarisés avec quelques gouvernements, ils ne se sont pas portés caution pour eux devant les peuples. Ils ont fait exactement l’opposé. Ils se sont solidarisés avec les peuples et, loin de se porter caution pour quelques Etats, ils ont au contraire éveillé la suspicion des peuples contre ces Etats. Quant à leur illusion de sauver quelque atome de cette liberté démocratique, qui fait encore terriblement défaut à tant de peuples, à laquelle ils ont là faiblesse de tenir "tout en en dénonçant le mensonge et l’insuffisance, voire l’inexistence pour la majorité du prolétariat le plus pauvre et le plus déshérité", que Fabbri ne s’y trompe pas : cette illusion, ils l’ont toujours, naïve si l’on veut, mais non anti-anarchiste, camarade.

Il est difficile de discerner "les fruits de la guerre démocratique pour le salut des petits peuples et la fin, de toutes les guerres". Il y a eu la révolution russe, la révolution allemande et la révolution turque, qui sont des faits positifs. Il y a le fascisme, qui, je persiste à le croire. est un fait accidentel et d’une durée malgré tout qu’une explosion populaire, d’autant plus soudaine et violente qu’elle aura été plus longtemps comprimée, balaiera au moment où les révolutionnaires italiens s’y attendront le moins. Indépendamment de ces faits, la liquidation de la guerre a réalisé quelques espoirs et accumulé de lourdes déceptions. Mais il ne faudrait pas en tirer argument pour accabler les auteurs du Manifeste. Ils étaient d’accord avec la doctrine wilsonienne, mais ils ont subodoré Clemenceau et Lloyd George. Ils n’ont pas prévu Lénine et. Mussolini, les non-interventionnistes non plus. Qu’ont fait les masses prolétariennes, qu’ont fait les anciens combattants, l’homme des tranchées allemandes et l’homme des tranchées alliées ? Mon souvenir va de Jaurès à Kurt Eisner, Liebknecht, Rosa Luxembourg, Erzberger. Je pense au 1er Mai 1920, à la révolution peut-être possible en France, et dont nul n’oserait reprocher à la CGT de n’avoir pas assumé la formidable responsabilité. Fabbri affirme que la victoire des Empires Centraux aurait donné des fruits moins amers. Cela

lui semble tellement évident qu’il n’a pas besoin de le démontrer, c’est de là qu’il part pour condamner les interventionniste et les rappeler au sentiment du devoir anarchiste. Mais le sabotage de la paix ne prouve rien pour ou contre le Manifeste des Seize. Pourquoi luttait-on ? Tout est là.

Pour se placer au-dessus de la mêlée, il fallait posséder une âme accoutumée aux très hautes altitudes de la pensée et capable de se jucher confortablement sur quelque cime inaccessible d’où l’œil de l’esprit pût apercevoir l’ensemble des combattants comme un fourmillement indistinct et confus. Ce tour de force d’un athlète complet de la culture européenne, Fabbri nous le propose comme un exercice d’assouplissement de la culture anarchiste.

Nous sommes trop près des hommes.

Et c’est le deuxième point que je voudrais mettre en lumière.

L’idéal communiste-anarchiste est à la fois la plus orgueilleuse revendication de la personnalité et la plus entière expression de la solidarité des individus. Je dis : à la fois, le choix n’est pas permis entre les termes jumelés de cette double définition. Or, l’anarchie n’est pas une abstraction, ce n’est pas un système. Elle n’est pas née, toute de noir ou de rouge vêtue, dans le cerveau d’un homme de génie. C’est un phénomène social qui se dégage et se précise peu à peu des efforts instinctifs d’abord, puis raisonnés, de la communauté humaine tendant à assurer à la totalité des individus les meilleures possibilités d’existence intellectuelle et morale.

Voilà l’opinion que je m’en fais ; je n’affirmerai pas que tous les anarchistes la partagent, mais ce qui lui donne une certaine force, c’est le caractère profus des idées libertaires et l’impossibilité de les dissocier de ce que Fabbri appelle les contingences. Cette aspiration universelle vers un meilleur devenir, les anarchistes ont précisément le mérite de l’avoir libérée des formules et des systèmes et de montrer le but final auquel elle tend. C’est parce qu’ils le distinguent clairement qu’ils sont à l’avant-garde de l’humanité en marche vers ce but, et lorsqu’un obstacle imprévu se dresse en travers du chemin, il leur est pas loisible de s’asseoir sur le revers du talus et d’attendre que le gros des troupes ait écarté l’obstacle et déblayé là route. Aux anarchistes, plus impérieusement qu’à tous autres, s’imposait le devoir de résister au coup de force du militarisme allemand.

Fabbri peut soutenir que les maux dont le monde a souffert n’eussent pas été pires si ce coup de force avait réussi. C’est bien de cela qu’il s’agit ! C’est le principe même de l’indépendance des peuple qui était en péril. La Force prime le Droit. C’est pour faire triompher cet aphorisme que les Allemands ont accepté de se battre. C’est contre cet aphorisme que les Français se sont fait casser pendant cinq ans la gueule.

En 1914, les peuples occidentaux ne croyaient pas à la possibilité d’une guerre européenne. Aujourd’hui, personne n’ose croire que le monstre déchaîné par la clique impérialiste allemande soit définitivement muselé. Le monde à peine convalescent, encore agité de soubresauts convulsifs, vit dans l’appréhension d’un nouveau cataclysme, les nations occupées à panser leurs plaies s’observent avec méfiance. Veulent-elles sincèrement la paix ? En tout cas, leurs gouvernements ne la conçoivent qu’armée, et les laboratoires de chimie travaillent sournoisement pour la guerre. Qu’attendent les syndicalistes allemands, anglais, français, les seules forces organisées capables de s’opposer à d’autres tueries, pour signer au nom des Travailleurs un Pacte solennel de non-agression ? Est-il plus difficile de réunir un Congrès international ouvrier que de fonder la Société des Nations ? Est-ce que la politique de Locarno rencontrerait aussi des résistances diplomatiques parmi les classes prolétariennes ?

Le seul fruit de la guerre dont on puisse dire qu’il n’a pas été perdu, camarade Fabbri, c’est que la victoire des Alliés a porté un coup mortel au militarisme allemand. Quant au militarisme français, nous le combattons comme tous les militarismes ; mais, depuis 1870, il jamais été assez puissant pour constituer un danger pour la paix du monde. S’il venait à en être autrement, je doute que ce pays refasse l’unité spontanée qu’il a faite en août 1914 contre l’envahisseur allemand et avec laquelle, en mon âme et conscience d’anarchiste, ma qualité de citoyen de la nation envahie me dictait le devoir de me solidariser.