À la série de considérations émises à ce sujet par les camarades dans les colonnes de Plus Loin, je voudrais ajouter quelques mots. Voilà des années que dure ce désaccord dans les milieux anarchistes, et ni le temps, ni les événements ne paraissent avoir rien appris ni aux uns ni aux autres. Chaque fois qu’on touche à ce point, les colères reprennent avec une nouvelle force. Et pourtant, l’importance de ce désaccord n’a-t-elle pas été exagérée ? Ne l’amplifie-t-on pas par une espèce d’autosuggestion, par l’habitude des arguments, toujours les mêmes ? Rappelons-nous combien de ceux qui, plus tard, traitaient de renégats les signataires du "manifeste des Seize", étaient aux premiers jours de la guerre d’ardents partisans de la résistance aux armées allemandes marchant sur Paris. Rappelons-nous aussi que lorsque, en 1912, pendant la guerre balkanique, les Temps Nouveaux ont publié des articles de Kropotkine et de Tcherkesoff exprimant à peu près les mêmes opinions que celles qui devaient soulever tant d’indignation plus tard, personne ne s’est avisé de crier à la trahison. Il est évident que les divergences d’opinion n’ont acquis leurs gigantesques proportions aux yeux des camarades que plus tard et graduellement.
Peut-on dire, en effet, que l’issue de toute guerre — sauf une guerre civile — nous est indifférente ? Il y a des guerres dont l’issue décide de l’indépendance politique ou nationale des peuples ; il y a des guerres où la victoire d’un des adversaires peut amener une forte réaction générale. Enfin, voici un exemple très net et proche de nous : supposons qu’une puissance ou une coalition de puissances déclare en ce moment la guerre à la Russie. Quelle que soit notre opinion sur le régime intérieur actuel de la Russie, la Révolution russe, en elle-même, a une valeur telle qu’un danger qui menace ses conquêtes ne peut pas nous laisser indifférents. Or, il est incontestable qu’une telle guerre mettrait aux prises le vieux monde avec les débuts d’une vie nouvelle, bien que sous forme d’un conflit entre deux Etats et deux armées.
L’attitude envers une guerre varie donc suivant les circonstances ; on peut discuter la question de savoir si telle partie combattante vaut qu’on la défende, si telle issue de la guerre fera faire à l’humanité un pas en avant ou en arrière, mais il ne faut pas ériger une question d’appréciation ou de prévision d’événements en question de principe de première importance.
Il est un côté encore de la question qu’on semble ne pas avoir aperçu jusqu’à présent. Oui, il y a incontestablement une contradiction dans l’attitude des anarchistes qui, dans la grande guerre, se sont rangés du côté d’un des adversaires. Il ne faut pas fermer les yeux là-dessus. On ne peut nier que la participation à une guerre ne soit une violation des principes pacifistes et antimilitaristes, que le fait d’entrer dans une armée et de se soumettre à la discipline ne soit une importante concession. Mais ce manque de logique n’était-il pas inhérent à la vie elle-même ? Les anarchistes pouvaient-ils échapper à cette contradiction ? Et ceux qui s’étaient placés au point de vue opposé ne sont-ils pas tombés dans une contradiction aussi flagrante, bien qu’en sens inverse ? En réalité, il n’était donné à personne d’y échapper. Car, si la participation à la guerre viole les principes pacifistes et antimilitaristes, la non-résistance aux armées d’invasion constitue une violation au moins aussi grande du principe primordial de la résistance à l’oppression, un abandon au moins aussi grand de l’esprit de révolte. Ces conflits sont l’œuvre de la vie elle-même. Le plus grave est celui qui se pose devant la conscience de chaque révolutionnaire : d’un côté, le principe incontestable de l’inviolabilité de la vie et de la personnalité humaine ; de l’autre, le droit à l’insurrection et à la lutte révolutionnaire au nom de l’émancipation de cette même personnalité humaine. Il faut choisir, comme il a fallu choisir au moment de la guerre. Et même l’abstention, l’inaction ne sont pas une solution : la non-résistance au mal est toujours, en réalité, un service rendu au plus fort. D’une façon ou d’une autre, les anarchistes étaient obligés de jeter leur opinion dans la balance. Or, des deux principes en conflit, quel est le plus général, le plus profond, le plus précieux : le principe pacifiste et antimilitariste ou le principe de la résistance à l’oppression ? Incontestablement, ce dernier. L’antimilitarisme n’est qu’une forme particulière de l’opposition à l’État, comme la guerre n’est qu’une manifestation particulière de l’organisation capitaliste et hiérarchique de la société. Au contraire, l’idée de la résistance, de la lutte contre un pouvoir fort, de la défense des droits et des libertés de chaque groupement social, de la lutte contre la réaction sous toutes ses formes, est l’idée fondamentale de l’anarchisme. Certes, les deux tendances peuvent être poussées à l’absurde et altérer la vraie physionomie du mouvement anarchiste ; mais ce n’est pas sous cet aspect anormal qu’on doit se les représenter dans une discussion sérieuse.
Actuellement, d’ailleurs, il semble que la question se soit en peu déplacée : on met en avant surtout des considérations sur les résultats de la guerre, on discute sur la question de savoir si la réaction est devenue plus forte ou moins forte, sur l’aspect qu’auraient les choses si l’Allemagne avait vaincu, etc. La réaction actuelle fortifie la thèse des adversaires de la participation à la guerre, c’est un fait ; mais si les événements avaient tourné autrement, la réaction qui aurait suivi la victoire de l’Allemagne aurait de même fortifié la thèse contraire et aurait changé en conséquence l’opinion des milieux anarchistes.
Dans ces conditions, la question perd son acuité : il ne s’agit plus des principes anarchistes des auteurs du Manifeste, mais de leur perspicacité politique : se sont-ils trompés lorsqu’ils ont cru que le jeu valait la chandelle ? Mais la question ainsi posée peut-elle conserver l’importance qu’on lui a attribuée et empêcher de travailler en commun des camarades que seule sépare une appréciation différente de la situation politique à un moment donné ?
Marie Isidine
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Je crains qu’à l’origine de toute cette prose il y ait un malentendu.
Descarsins est "profondément peiné que, dans tous les commentaires parus, il ne soit pas possible d’entrevoir la moindre perche tendue qui permettrait un rapprochement, une réconciliation entre les anarchistes de Plus Loin et tous les autres... En posant la question du Manifeste, c’est dans ce sens-là qu’il espérait la voir résoudre."
Ce n’est pas ainsi qu’elle a été posée, et ce n’est pas dans ce but que Plus Loin l’a mise à l’ordre du jour. On nous a dit en substance : beaucoup de jeunes camarades ne connaissent le Manifeste que par les interprétations tendancieuses ou injurieuses qui en ont été faites. C’est pour eux un article de foi qu’il est en contradiction flagrante avec la doctrine anarchiste. Il serait utile, à tous points de vue, de fournir aux signataires l’occasion d’expliquer les raisons de leur attitude.
Mais cela ne suffit pas pour refaire l’unité anarchiste, que le Manifeste a, paraît-il irrémédiablement compromise. On attendait des accusés qu’ils plaidassent coupable en invoquant les circonstances atténuantes, moyennant quoi l’on eût pu, en raison de leurs bons antécédents, leur appliquer la loi de sursis. Or, ils ne sont pas plus disposés à s’amender que les autres anarchistes ne sont disposés à les absoudre.
Il est assez naturel que les adeptes se séparent des maîtres, lorsqu’ils croient avoir de bonnes raisons de le faire, et ce n’est pas dans cette revue de libre examen, sans cesse opposée à l’esprit doctrinaire, qu’on le trouvera mauvais. Si les partis politiques, pour des fins électorales ou de recrutement, sont dans l’obligation de concilier les tendances contradictoires de leurs congrès dans des motions d’unanimité où majoritaires et minoritaires s’efforcent aux concessions mutuelles nécessaires, les anarchistes, eux, n’ont pas besoin de telles disciplines, ils peuvent s’offrir le luxe d’une totale indépendance de pensée.
C’est cette indépendance de pensée que revendiquent les signataires du Manifeste de février-mars 1916 et les collaborateurs de l’Enquête sur les conditions d’une Paix durable, de janvier-juin 1917. Avec les articles publiés dans Plus Loin, il n’est plus possible d’ignorer leur point de vue, ni d’attendre d’eux quelque tardif désaveu qui pourrait enfin dilater l’âme des autres anarchistes.
Auguste Bertrand
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Il paraît que ma petite motion d’ordre à propos du Manifeste des Seize a valu au rédacteur de Plus Loin une hottée d’injures, deux ou trois réponses amicales et civiles, quelques articles de journaux d’un ton grave, comme il sied. Dans ce concert de récriminations, une voix est prédominante : c’est celle du Réveil Anarchiste de Genève. Comme Bertoni représente pour lui-même et pour quelques ouvriers italiens (à une certaine époque de leur existence) la vérité anarchiste épurée, sévère, définitive, je crois utile d’apporter au dossier un fait que j’ai déjà eu l’occasion de donner.
Au moment où, en 1914, avant la Marne, les Allemands descendaient sur Paris à raison de cinquante kilomètres par jour, je vis le citoyen Bertoni chez moi. Il était atterré de ce qui allait arriver : "Ce serait un désastre épouvantable, me dit-il, si les Allemands battaient les Français ; il y aurait une oppression monarchique et militaire sur toute l’Europe ; et toute lutte pour la liberté serait compromise."
Enfin, six jours plus tard, avait lieu à Lausanne le Congrès de la Fédération des Unions ouvrières, et j’y déclarais que la violation de la Belgique était une monstruosité, qu’au nom des idées de liberté et de justice que nous défendions nous devions soutenir la cause des Alliés, en tout cas protester contre les envahisseurs allemands, car il n’y aurait pas d’internationalisme tant qu’une nation serait soumise à une autre. Quel ne fut pas mon douloureux étonnement d’entendre le citoyen Bertoni répondre que ces questions ne nous concernaient pas, que pour la classe ouvrière il n’y avait qu’un ennemi, le capitalisme, et qu’en prenant parti pour la Belgique nous deviendrions les alliés des gouvernements bourgeois de France et d’Angleterre, impérialistes comme ceux d’Allemagne, etc.
Alors quoi ! entre quatre-z-yeux, on tenait anxieusement pour les Français, et, en public, on affectait doctrinairement de les mettre dans le même sac que les Allemands ! Il y avait une vérité pour les augures et une vérité pour le peuple.
Ce fut le commencement de notre séparation.
Si Bertoni a exprimé de l’inquiétude en 1914, cela ne fait que l’honorer, car il a montré par là qu’il était humain, et un homme qui vibre, qui souffre, qui cherche, est toujours émouvant. Que Bertoni se targue ensuite, et depuis quatorze ans, d’avoir toujours eu au sujet de la guerre de 1914 une opinion nette et catégorique, ça ne le grandit pas spécialement, car qu’est-ce qu’il restera de sa clairvoyance s’il est prouvé — ce qui est tout à fait plausible — que la guerre de 1914 n’a pas suivi les thèses marxistes et qu’elle n’a pas des causes essentiellement capitaliste ?
Jean Wintsch
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Ce que nous rapporte Wintsch est intéressant au point de vue de la psychologie de certains propagandistes.
Je peux y apporter la confirmation de ce que j’ai observé moi-même à propos de quelques anarchistes restés neutres de peur de se compromettre. Ils m’ont avoué, "entre quatre-z-yeux", que sans épouser la folie nationaliste ils avaient tremblé pour la défaite de la France [1].
Certains propagandistes finissent par avoir une déformation professionnelle telle qu’ils n’osent pas dire toute la vérité, ou du moins ce qu’ils pensent, au fond d’eux-mêmes, être la vérité, de peur de se diminuer ou de diminuer leur influence sur leurs fidèles — peut-être aussi parce qu’ils croient, comme les propagandistes chrétiens, autrement dit les prêtres, qu’il ne faut pas dire toute la vérité au peuple, car il ne comprendrait pas, et, du même coup, la propagande (ou la religion) se trouverait compromise.
Beaucoup de personnes, en effet, sont déroutées,désorientées, lorsqu’elles se trouvent dans des situations exceptionnelles ou devant des phénomènes moraux tant soit peu complexes. Elles ne sont capables de suivre que leurs intérêts immédiats ou leurs habitudes.
Voici, par exemple, les gens du peuple, surtout ceux qui gagnent misérablement leur vie. Beaucoup d’entre eux n’ont pas le sens de la liberté. Je me souviens d’avoir, il y a une vingtaine d’années, donné mes soins à des cordonniers, dont les uns, ouvriers d’usine, étaient socialistes, et les autres, artisans en échoppe, étaient anarchistes. Il est probable que le hasard m’avait favorisé, et qu’on aurait trouvé des hommes de toute opinion politique, aussi bien chez les ouvriers d’usine que chez les artisans. Il n’en est pas moins vrai, compte tenu des exceptions dues au caractère de chacun et à son tempérament, que le pauvre diable, le manœuvre, se contente souvent des revendications socialistes en vue d’un bien-être matériel immédiat et assuré, et accepte le communisme d’Etat bolchevik. Un artisan, un ouvrier indépendant ou qualifié, voudra souvent davantage : il réclamera le bien-être moral, la liberté, et ses revendications prendront un caractère anti-étatiste.
Parmi ceux-ci, les uns en resteront là, "ils se placeront sur le terrain de la seule classe ouvrière, qui est pour eux l’entité qu’ils sentent, alors que les autres sentent quelque chose de plus vaste, de plus abstrait aussi, la société civilisée, les intérêts d’une civilisation, quelque chose de plus largement humain, qui nous tient à cœur, parce que nous avons pu en profiter, ne serait-ce que par notre instruction."
Cette phrase, que j’ai détachée d’une lettre particulière de Wintsch, me semble correspondre à une réalité psychologique. Bien entendu, l’instruction n’a aucun effet sur les égoïstes bourgeois, sur ceux qui ne comprennent que leurs propres intérêts ou les intérêts de leur classe, ou dont l’idéal s’élève tout au plus à un amour-propre national. Mais il n’y a pas de confusion possible entre ces bourgeois et un Marc-Aurèle qui défendait l’empire romain contre les incursions des Barbares, u bien Kropotkine qui prit l’initiative du Manifeste des Seize.
Qu’est-ce donc que le patriotisme au point de vue psychologique ?
C’est l’état d’esprit des individus qui projettent leur amour-propre,leur besoin de supériorité dans le groupe, dans l’équipe, dans le corps ou dans la nation dont ils font partie. Si intimes qu’ils soient, par cela même qu’ils se sentent en état d’infériorité individuelle et pour échapper au sentiment d’infériorité, ils mettent leur point d’honneur à faire partie d’un groupement supérieur aux autres. Ainsi s’expliquent l’esprit de corps et le patriotisme avec la vanité et jactance dont se parent les membres de chaque collectivité, avec le mépris dont ils font profession vis-à-vis des étrangers.
Il est certain que cet état d’esprit ne peut être attribué à aucun des signataires du Manifeste. Je crois, au contraire que, parmi nos adversaires, plusieurs propagandistes anarchistes en sont restés au stade du sentiment d’infériorité. Je ne parle pas de ceux qui n’ont pas senti les intérêts de la civilisation et qui de bonne foi ont refusé de prendre parti. Je parle de ceux qui, renonçant à faire comprendre à la foule simpliste la nécessité momentanée d’une adhésion à une guerre de défense, n’ont pas voulu apparaître devant l’opinion publique comme ayant été mis en faillite par les événements. Le fanatisme leur a paru préférable à la situation d’infériorité, trop pénible pour leur amour-propre.
Il ne leur appartient pas de nous attribuer des sentiments et des idées qui ne sont pas les nôtres, de nous mettre sur le dos le traité de Versailles et le traité de Trianon. C’est se comporter comme les orateurs de réunion publique, pour qui la mauvaise foi est la règle et qui ne comprennent que les satisfactions de vanité. Le plus amusant est qu’ils nous reprochent notre vanité, nous jugeant ainsi à leur aune.
Même ceux de nos adversaires qui sont de bonne foi, même ceux qui, comme Descarsins, sont de nos amis, ne peuvent pas s’empêcher dans la discussion de faire des généralisations qui déforment notre pensée. Par exemple, d’après Descarsins, nous voici obligés de prendre parti dans toute guerre et de nous ranger sous la bannière de l’un des belligérants, etc. Il suffit de poser comme admis ce point de départ pour aboutir, les yeux fermés, je veux dire sans rien observer et en se servant seulement du raisonnement logique, à des conclusions irréfutables.
La psychologie du raisonneur ne suffit pas à transformer les faits à sa guise, pas plus que la logique ne peut remplacer l’expérience et l’observation. Je dirai même que la logique est un instrument dangereux dans l’état des faits biologiques et sociologiques à cause de leur complexité. Elle ne donne souvent que l’illusion d’avoir raison et aboutit au fanatisme, par exemple au tolstoïsme.
Sur le fond du sujet, je renvoie les lecteurs à l’article d’Isidine, en les engageant à le relire une seconde fois.
M. Pierrot