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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Humanité ou classe ? – M. Isidine
Plus Loin N° 62 – Mai 1930
Article mis en ligne le 21 mars 2021
dernière modification le 16 mars 2021

par ArchivesAutonomies

C’est un fait indéniable qu’il existe actuellement dans nos milieux un certain flottement, une certaine hésitation, une tendance à examiner, à réviser les conceptions qui il y a quelques années seulement. paraissaient bien établies pour tout anarchiste. Un tel état d’esprit résulte en partie de la guerre, en partie et surtout de la révolution russe. Le souffle de cette grande expérience sociale a rejeté un grand nombre de nos camarades vers deux conceptions opposées : les uns adoptent le bolchevisme et la dictature du prolétariat qui, seuls, selon eux conviennent à une époque révolutionnaire ; les autres, au contraire, se désintéressent de la révolution immédiate et des luttes ouvrières, opposent à l’idée de classe l’idée d’humanité et préconisent une action purement éducative et morale. Ces derniers, contrairement aux premiers, continuent à s’appeler anarchistes et cherchent à réviser l’anarchisme dans ce sens précisément.

La grande question qui se pose est : qu’est-ce que l’anarchisme ? Est-ce une idée de classe ou unie idée humaine ? De la réponse donnée à cette question dépendent bien des conclusions théoriques et pratiques. Mais la question elle-même n’est-elle pas posée d’une façon fausse, qui la rend insoluble ? En réalité, on n’a pas le droit d’opposer l’une à l’autre ces deux notions : l’"humanité" et la "classe" — dans la mesure, au moins, où il s’agit de la classe opprimée. Le progrès, au cours de l’histoire, consiste à écarter du chemin de l’homme tout ce qui l’empêche de vivre et de se développer, tout ce qui le rend esclave de la nature ou d’autres hommes, l’asservissant matériellement et moralement. Dans sa marche en avant, l’humanité met à chaque époque au premier plan de ses préoccupations la lutte contre une forme quelconque de l’oppression : abolition de l’esclavage et du servage, liberté de conscience, abolition des privilèges féodaux, renversement du despotisme politique, libération des nationalités opprimées, abolition du salariat, etc. A chaque époque, les destinées du progrès se trouvent liées à la victoire du groupe social dont la libération est à l’ordre du jour : esclaves, serfs, salariés, victimes de l’oppression politique, nationale, religieuse. Ce n’est pas un hasard que dans toutes les luttes libératrices de notre temps, c’est la classe ouvrière qui se trouve aux premiers rangs même quand il ne s’agit aucunement de ses intérêts immédiats : de toute oppression, c’est elle qui souffre le plus, tandis, que la classe dominante s’en accommode parfaitement et c’est son sentiment de justice qui se révolte, tandis que celui de la classe dominante dort profondément.

A notre époque, depuis la Révolution française, la forme principale d’oppression est celle du capitalisme exploitant le travail. II est évident que, tant que le travail n’est pas émancipé et l’égalité économique établie, l’abolition des autres formes d’oppression ne pourra donner à l’homme aucune liberté, aucune vie vraiment humaine. C’est pourquoi la réalisation du socialisme est devenue la tâche des temps modernes ; c’est la forme que prend actuellement la lutte pour le progrès. Et la classe sociale dont l’émancipation est ainsi mise à l’ordre du jour devient nécessairement le grand ouvrier du progrès, son principal combattant. Dans la lutte des classes actuelle, toute victoire ouvrière est une victoire du progrès et de l’humanité en général ; toute défaite est un arrêt ou un recul. Aucune contradiction n’est ici possible : si jamais on nous proposait une action utile aux intérêts du prolétariat, mais dangereuse pour ceux de l’humanité et de l’individu en général, nous répondrions qu’il y a là une erreur et que la tactique en question est incontestablement nuisible au prolétariat lui-même. La "dictature du prolétariat" nous le montre : le parti qui ’arroge le droit de parler et de légiférer au nom du prolétariat crée pour celui-ci un régime d’esclavage politique et économique qui l’empêche absolument de profiter des conquêtes de cette révolution pour laquelle il a versé son sang. On ne défend pas une classe opprimée en piétinant les droits de l’individu, sa liberté d’opinion, sa dignité humaine. De même au pôle opposé : si la civilisation d’une société ne tient pas compte des revendications de la classe opprimée, elle est menacée de mort. C’est ainsi que sont tombées les civilisations grecque et romaine, pour n’avoir pas remarqué que leur brillant édifice était fondé sur l’esclavage.

Lorsqu’on parle de "lutte de classes", il faut distinguer deux choses différentes : un fait et une conception théorique. Le fait est incontestable ; il ne peut être nié que par les bourgeois et les réformateurs qui croient à la solidarité des intérêts des exploiteurs et des exploités. La théorie est plus douteuse, et la question de savoir de quelles classes se compose la société et comment se présente la lutte entre elles reste litigieuse, même dans la littérature marxiste. En règle générale, les marxistes mettent d’un côté le prolétariat, de l’autre tout ce qui n’est pas prolétariat (paysans, artisans, bourgeois, intellectuels, etc.), adoptant pour critérium le rôle de chacun dans la production : pour les prolétaires le fait de recevoir un salaire. Les anarchistes posent la question autrement : ils divisent la société en oppresseurs et opprimés et défendent ces derniers, à quelque catégorie économique qu’ils appartiennent, pourvu qu’ils ne vivent pas d’exploitation du travail d’autrui. En fait, dans la plupart des pays européens, là où l’anarchisme est né et où il combat, la classe opprimée est la classe ouvrière, et c’est le mouvement ouvrier qui absorbe les forces anarchistes. Mais dans un pays où (comme c’était le cas, en Russie avant la révolution) la masse opprimée est en grande majorité paysanne, la question de sa libération a pour les anarchistes une importance non moins grande. Toute oppression est leur ennemie ; à l’époque actuelle, elle prend la forme de l’exploitation capitaliste, et l’émancipation économique de la classe ouvrière devient la première et la plus nécessaire condition de toute marche en avant. Sans la suppression de la domination économique en premier lieu, aucun progrès humain n’est possible.

Si on se place à ce point de vue de solidarité indissoluble entre l’action éternelle pour le progrès de l’humanité, et l’action pour l’émancipation du travail, que notre époque met à l’ordre du jour, on verra que pour arriver au premier but le chemin le plus court passe par l’étape nécessaire du second. De même donc que ce serait ne pas comprendre l’essence de l’idée anarchiste que de vouloir l’asservir à celles de la "dictature du prolétariat", de même ce serait commettre une grave erreur que de vouloir faire de l’anarchisme une vague proclamation de la liberté humaine, au lieu du mouvement social réel et tangible qu’il a toujours été et qu’il doit être pour exercer vraiment son influence sur la marche des événements.