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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Les bases de l’organisation anarchiste – A. P.
Plus Loin N°101 – Septembre 1933
Article mis en ligne le 21 mars 2021
dernière modification le 16 mars 2021

par ArchivesAutonomies

Unité de doctrine ou unité d’action  ?

L’organisation anarchiste n’est pas fondée selon nous sur une unité de doctrine. En effet, il n’existe pas une Doctrine anarchiste au sens où il existe une Doctrine chrétienne. Cette dernière repose sur la "révélation divine", l’autorité des Pères, l’infaillibilité des Conciles, à quoi s’ajoute encore depuis quelque temps l’infaillibilité des Papes. L’Anarchisme, lui, ne repose sur aucune révélation, il n’admet ni Pères, ni Papes, ni Conciles infaillibles. C’est pourquoi l’énumération des prophètes ou pontifes de l’anarchisme (ou des hommes qu’on voudrait faire passer pour tels) ne saurait servir de base à l’organisation anarchiste, pas plus que les résolutions des congrès. Toute pensée vivante procède par contradictions et prétendre résoudre les contradictions une fois pour toute équivaudrait à tuer l’anarchisme.

Quelques raisonneurs professionnels ont émis la prétention de construire, au nom de l’anarchisme une conception du monde purement rationnelle, donc "irréfutable". Etre "irréfutable" est le propre de toute conception non basée sur l’expérience — chaque expérience étant réfutable par une expérience contraire. (Comment prouver par exemple à M. Dubois qu’il n’a pas découvert la seule formule "Harmonisation du Chaos" ? Il faudrait pour cela on bien lui confier tous les leviers de commande de la société (?) et constater la faillite de son système, ou bien "harmoniser le chaos" sur la base d’un système différent. Nous préférons opposer un doute systématique à tous les chercheurs d’absolu, qui nous sollicitent journellement pour nous proposer leurs solutions rationnelles). Depuis des milliers d’années, les philosophes jouent avec des mots, et prétendent ainsi mettre fin au cycle des erreurs humaines, en donnant la clef du problème du monde. Le moindre pas en avant aurait bien mieux valu que tous leurs programmes, et si le mouvement se démontre en marchant, tous les penseurs réunis ne forment ensemble qu’une vaste immobilité.

La raison du succès que les constructions rationnelles de MM. les inventeurs de systèmes ont obtenu vis-à-vis d’eux-mêmes, de quelques disciples, et parfois de foules entières, c’est précisément qu’il est plus facile d’interpréter le monde que de le changer. Toutes les théories sont vraies, tant qu’elles restent étrangères à l’action, et notre besoin de certitude, qui n’est autre que notre tendance à l’inertie et au moindre effort, se satisfait en considérant comme définitivement résolus tous les problèmes qui ne sont pas posés par la pratique immédiate de la vie. Ce domaine pacifique et bienheureux où se repose notre pensée, loin des doutes et des tribulations de ce monde, c’est le domaine de la théorie ou de l’idéal. Domaine essentiellement personnel. Parfois une théorie est devenue la charte d’une organisation — non pas en vérité parce qu’elle représentait la pensée commune des organisés, mais parce qu’elle remplissait provisoirement une lacune commune de leur pensée, et avant tout de leur expérience. Il est à peu près impossible à des hommes de penser en commun, sauf à l’occasion d’une action, d’une expérience politique commune. Admettre un raisonnement abstrait pour irréfutable ce n’est pas penser, mais s’arrêter de penser, et si une organisation se considère comme fondée sur un système de tels raisonnements, admis par elle comme corps inviolable de doctrine, cela signifie que tous ses membres ont abdiqué tout sens critique envers les théories d’un seul d’entre eux, et que celui-ci a abdiqué tout sens critique vis-à-vis de sa propre théorie.

Ainsi, il nous est impossible, comme partisans de l’émancipation totale de l’homme, de souscrire à une organisation fondée sur une complète communauté de théorie et qui serait par exemple en droit de chasser ou de réduire au silence tout membre présentant des appréciations théoriques hétérodoxes. Nous considérons qu’en prenant position, par exemple, sur les problèmes philosophiques ou cosmologiques de l’être et de la destinée, ou bien en formulant un plan doctrinal de l’évolution ou de société future, et en introduisant ces thèses dans leur pacte social, les organisations anarchistes ne répondraient en aucune façon à la nécessité qu’il y a de chercher une solution à certains problèmes théoriques, mais ne ferait qu’interdire cette recherche à ses adhérents.

Il apparaît donc que la base d’une organisation anarchiste ne peut pas résider dans une parfaite conformité de théorie et de but entre ses adhérents. Il est nécessaire d’admettre que certaines divergences théoriques sont non seulement tolérées, mais encouragées dans l’organisation. Mais d’autre part, il est évident que l’organisation perdrait toute utilité si elle ne comportait pas une unité de vue au moins sur une série de problèmes et de positions fondamentales. Cette unité de vue pouvons-nous l’attendre d’une affinité "d’idéal" (consistant pratiquement dans le simple fait de se réclamer du mot "anarchie") ou bien de l’homogénéité des réactions de l’homme-prolétaire, suffisamment affranchi de compromis et de préjugés par le choc des nécessités sociales pour opposer à l’oppression et à l’exploitation de sa classe une réaction sociale collective ? Évidemment la réponse différera selon ce que l’on entend par problèmes et positions fondamentales.

Si nous considérons comme fondamentales les questions idéologiques de l’être et de la destinée, de la matière et de l’esprit, du moi et du non-moi ; etc., etc. alors, c’est que nous nous plaçons sur un terrain d’affinité philosophique, et ce terrain est au fond le même que celui de l’unité de doctrine, que nous venons de rejeter. Car on ne peut définir l’affinité que comme la possibilité d’être réduit à l’unité, la tendance naturelle à l’unité.

Si au contraire nous appelons fondamentales les questions qui ont la plus grande importance pratique, en les envisageant non pas sous l’angle de la vérité abstraite, mais sous l’angle du matérialisme historique (c’est-à-dire sons l’angle de ici et maintenant) alors nous nous plaçons sur le terrain de l’affinité pratique, de la convergence et de la collaboration dans l’action, ce qui implique la reconnaissance d’une tendance naturelle à l’unité d’action.

Et nous exprimons cette tendance naturelle à l’unité d’action, lorsque nous parlons de cet être en devenir, encore inaccessible à une définition positive, à une évaluation, à une statistique : "le prolétariat révolutionnaire".

Pour qui reconnaît et accepte l’organisation, non comme l’incarnation d’un idéal ou d’une doctrine, mais comme un moment instrumental de l’action, répondant par certaines formes transitoires et par un certain contenu social à certaines nécessités tactiques, pour remplir certaines tâches déterminées par certaines situations — pour celui-là le problème de l’organisation, de son programme, de ses statuts, etc., trouve sa solution dans des considérations pratiques, dans la généralisation provisoire de certaines expériences de certains exemples qui sont élevées en théorie de l’organisation, en attendant qu’ils soient à leur tour dépassés par d’autres expériences, d’autres exemples, et par conséquent, par d’autres méthodes, d’autres théories, se dégageant de la fermentation continuelle du milieu social.

Ainsi l’organisation anarchiste se considérant comme une alliée naturelle et comme une arme de combat entre les mains des forces sociales les plus profondes, les plus vierges, les plus exigeantes en matière de bouleversement social, au fur et à mesure que celles-ci déferlent dans la grande marée qui doit faire table rase de tous les privilèges, n’écartera personne pour une raison de divergence théorique abstraite, pour une querelle de mot, de raisonnement ou de conception rationnelle ; mais elle tranchera comme le fil d’un couteau les deux camps pratiques de la révolution et de la contre-révolution, toutes les fois que les débats d’idées se trouveront transformés par la marche des événements en conflits réels entre les défenseurs de l’ordre et du statu quo et les champions de l’émancipation en marche.