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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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La spontanéité des masses – Mourometz
Plus Loin N°106 – Février 1934
Article mis en ligne le 21 mars 2021
dernière modification le 16 mars 2021

par ArchivesAutonomies

Ces temps derniers, à la suite surtout de la Révolution. Russe, on a agité dans les milieux anarchistes la question d’un mouvement organisé. Certes, il ne s’agit pas là de l’organisation du mouvement anarchiste, avec quoi nous sommes d’accord ; mais de la prise en main du mouvement révolutionnaire lui-même. La question a originairement été soulevée par les anarchistes russes, principalement par les anarcho-syndicalistes, lesquels tiraient argument des tentatives faites au cours de la Révolution. Un incident survenu à Kharkov pourrait servir d’illustration. Pendant la Révolution russe, c’était en Ukraine que le mouvement anarchiste était le plus fort, le plus actif et avait le plus d’influence sur les masses. Or, un jour, une délégation de l’Armée Rouge vint trouver le Secrétariat de la Fédération anarchiste pour l’assurer de l’attachement des troupes qui l’avait nommée aux idées libertaires. Ces troupes s’estimaient capables de renverser les bolchevistes et de transmettre le pouvoir aux anarchistes. Les camarades de Kharkov, en particulier Voline, furent obligés d’expliquer aux délégués des soldats que les anarchistes nient le pouvoir et que ce n’est pas le renversement du pouvoir qui importe aux anarchistes mais la révolte des masses elles-mêmes, de leur propre initiative, en vue d’organiser par elles-mêmes une nouvelle société sur des principes anti-autoritaires et antiétatiques.

Cet incident suscita de grandes controverses dans les milieux anarchistes et on reprocha aux camarades de Kharkov de n’avoir pas pris la direction du mouvement. Mais, à notre sens, ce reproche s’inspire de considérations analogues à celles des bolchevistes sur le pouvoir.

Un exemple de cette nature pourrait devenir classique ; parce qu’il permet de distinguer l’anarchisme du socialisme autoritaire. On a prétendu qu’au cas où nous prendrions la direction de l’insurrection, nous serions en mesure de fonder une société d’après nos idées. S’il fallait adopter ce point de vue, nous entraînerions non seulement le renversement des tendances traditionnelles de l’anarchisme, mais encore de subordination des principes scientifiques libertaires à la politique, — principes du reste que d’ordinaire on ne dégage pas assez. D’après Kropotkine, qui a déterminé l’anarchisme en fonction de l’évolution des conceptions scientifiques, la Science est la base même de l’anarchisme. Mais ce qui nous importe c’est de connaître les arguments des anarchistes partisans d’une éventuelle prise de pouvoir.

On affirme d’ordinaire que tout le mouvement révolutionnaire a eu un caractère nettement anarchiste et que seules l’absence chez les anarchistes de forces suffisantes, d’homogénéité dans l’action, d’esprit décisif en vue de la conduite du mouvement et la peur d’attenter à l’intégrité des idées libertaires ont permis aux bolchevistes de monopoliser la Révolution. On ajoute que la présence d’un solide organisation a fourni aux bolchevistes des moyens décisifs de triompher.

Il est caractéristique que ces observations ont abouti à de curieux résultats : Chacun garde encore le souvenir des tentatives faites pour fonder un parti anarchiste et élaborer des programmes, des plate-formes dont les auteurs ont été bientôt entraînés loin de l’anarchisme. Intéressants également furent les essais de préparation militaire préconisé par des camarades qui estimaient que nous aurions besoin de forces militaires pour lutter contre la réaction, de même que les bolchevistes avaient été amenés à constituer une armée régulière à la place des groupes de partisans volontaires. Les auteurs de la fameuse Plate-forme ont, à leur tour, envisagé l’utilisation d’une armée régulière et non plus de noyaux de volontaires. Ainsi, les principes les plus indiscutables de l’anarchisme, comme la négation de l’armée ; ont été reniés sous le prétexte d’utiliser les enseignements de la Révolution russe Ici on constate non seulement une méconnaissance absolue des principes élémentaires de l’anarchisme, mais même des rudiments des sciences sociales.

Pourtant, le plus regrettable pour la pensée anarchiste, c’est moins la question de constituer ou non une force militaire que la façon d’envisager les événements révolutionnaires qu’ont adoptée trop de camarades. On a honte de constater comment ont été négligés les travaux si remarquables de Bakounine sur la spontanéité créatrice des masses et les recherches de Kropotkine sur le rôle du mouvement paysan dans la défense de la Révolution française contre la réaction. Automatiquement en quelque sorte, les anarchistes devraient s’en inspirer pour avoir une claire notion de la tactique à suivre. Malheureusement, les faits nous ont montré qu’il n’en était rien. Trop d’anarchistes ont préféré s’inspirer du bolchevisme et considérer ceux qui ne se ralliaient pas à leur manière d’agir comme de vulgaires bandits. Bien plus, ils en sont arrivés à traiter le mouvement, anarchiste autonome lui-même comme un mouvement de bandits et à s’allier contre lui aux bolchevistes.

Parmi eux certains sont entrés depuis dans le parti communiste ; d’autres cependant demeurent dans le mouvement anarchiste international où ils continuent à jouer un rôle important.

La tendance de ceux qui ne croient pas dans la spontanéité créatrice des masses mais qui mettent tous leurs espoirs dans une main-mise sur le mouvement révolutionnaire s’est manifestée récemment encore chez les anarcho-syndicalistes espagnols. Ils ont cru qu’ils pouvaient organiser et diriger la Révolution. S’ils parvenaient à réussir dans leurs tentatives, ils réaliseraient sans doute en leur faveur un coup d’Etat ; mais le changement de pouvoir qu’ils amèneraient n’aurait rien de commun avec la Révolution sociale qui seule peut instaurer le communisme libertaire.

(A suivre)