Il n’est pas nécessaire d’insister ici sur les points faibles de l’anarchisme, ni sur les déviations idéologiques ou tactiques de ce mouvement. Du reste, ces déviations ne sont point l’apanage d’un groupe quelconque. Chaque fraction du mouvement est parcourue de courants révisionnistes, et, c’est sans doute le groupe de la plate-forme qui s’est le mieux efforcé de faire le système doctrinal de toutes ces déviations.
Au cours de la Révolution d’Octobre, le mouvement anarchiste russe s’est scindé en deux mouvements tout à fait dissemblables. L’un, qui se tenait à notre sens sur le strict terrain de l’orthodoxie, se fondait dans le sein des masses, travaillait en contact intime avec elles et avait pleine confiance dans leur spontanéité créatrice ; l’autre, au contraire, reconnaissait la force réelle du parti bolcheviste et estimait que ce parti avait toute qualité pour diriger les masses et canaliser l’élan révolutionnaire. Il s’opposait au premier, auquel l’auteur de cet article se rattache ouvertement (bien qu’il ne veuille apporter ici qu’un témoignage personnel, ne liant [sic] que lui).
Dans le mouvement anarchiste, et plus particulièrement dans les milieux russes, ont été soulevés depuis lors des problèmes d’une haute importance concernant notre programme, notre organisation et la révision de certaines de nos idées. Mais le jour approche où c’est tout le mouvement lui-même (en tant que tel, qui devra être soumis à une critique fondamentale). Et cela pour des raisons à la fois subjectives (nécessité de faire progresser ce mouvement) et objectives (processus même de l’évolution sociale).
Actuellement, le mouvement anarchiste est fragmenté en petits groupes sans cohésion organique, agissant isolément, avec leurs forces propres, sans efficacité véritable. Ces groupes sont inaptes à jouer un rôle révolutionnaire sérieux quelconque à côté ou contre les partis socialistes dont la prépondérance numérique est écrasante. Tel qu’ils sont, ils sont incapables de prendre la moindre initiative. Ils sont voués à l’échec avant même que d’agir.
Le problème du jour est de remédier à cette carence, d’organiser notre mouvement.
D’autre part, il convient d’étudier l’essence même de l’anarchisme, par opposition au mouvement socialiste parlementaire. Originairement, comme l’anarchisme, le socialisme était radical. Mais, progressivement, il s’est intégré dans l’appareil bourgeois ; il a pris les habitudes, les formes de la démocratie parlementaire ; il s’est légitimé aux yeux mêmes de ses adversaires en acceptant l’Etat actuel. L’anarchisme ne pouvait agir de même ; il devait élaborer ses propres moyens d’action et ses propres organisations. La proposition des partisans de la plate-forme de constituer un parti anarchiste, s’inspirait de ces idées mais sans tenir compte du fait que les partis traditionnels eux-mêmes faisaient faillite, qu’ils ne correspondaient plus aux besoins de l’époque. Certes, on assiste encore à la naissance de nouveaux partis politiques, mais leurs caractères ne permettent pas de les prendre en exemple (partis fascistes, etc.). Il vaut mieux regarder les organisations extra-parlementaires dont l’importance est évidente. Fédérations, sociétés de secours mutuels et syndicats, fondés sur le principe de bas en haut doivent retenir d’autant notre attention qu’ils se proposent de substituer à la démocratie politique la démocratie réelle. Leurs organes centraux sont des organes exécutifs, non des organes autoritaires. C’est une particularité à souligner car c’est l’inexistence d’organes exécutifs qui paralyse l’essor de notre mouvement.
La nécessité d’organiser notre mouvement n’échappe à personne, mais des préjugés injustifiables s’opposent à ce que l’on prenne les mesures indispensables, sans lesquelles il ne peut y avoir d’organisation sérieuse.
La peur du centralisme, des conceptions fausses du pouvoir nous placent maintenant devant cet étrange phénomène que nos secrétariats fédéraux, nos organismes centraux jouent le même rôle étroit que les organismes locaux ordinaires, ou au contraire s’arrogent une autorité vraiment dictatoriale. On tombe d’un excès dans l’autre. Il nous semble qu’on devrait prendre modèle au contraire sur ces associations libres, sur ces syndicats que Kropotkine citait toujours avec éloquence comme des modèles de sociétés communistes-libertaires et qui toutes ont pourtant des statuts obligatoires et des organes exécutifs : les sociétés de sauvetage, par exemple.
C’est sans doute parce qu’ils sentent le besoin de posséder de telles organisations, que beaucoup de nos camarades sont entrés dans le mouvement anarcho-syndicaliste. Ils font ainsi une espèce de compromis, dont le danger ne doit cependant pas nous échapper, danger sur lequel nous reviendrons, dans notre prochain article [1].