
A la Commission de rédaction du Travailleur.
Chers citoyens et amis,
J’ai lu et relu l’article du citoyen Elisée Reclus sur "l’Evolution légale et l’Anarchie" et, je ne le cacherai pas, tout anti-anarchiste que je suis, j’en ai d’abord été ébloui.
Si nous devions vivre dans l’éternel idéal, rien de plus splendide, de plus largement conçu, que la lettre de notre ami au compagnon Baux, de Buenos-Ayres.
Comment, en effet, ne pas être d’accord avec lui, sur le mépris que doivent inspirer les petits procédés tant préconisés par les républicains bourgeois et même par les faiseurs du socialisme, comme devant faciliter l’affranchissement des travailleurs, alors que ces procédés ne peuvent qu’énerver toute initiative révolutionnaire ?
Comment ne pas faire chorus avec l’homme qui démontre d’une façon si lumineuse et si péremptoire tout ce qu’a de faux et de démoralisant cette "Évolution légale, au moyen de laquelle certains d’entre nous se plaisent à supposer encore que l’État, tombant des mains de la bourgeoisie dans celles du prolétariat, pourrait ainsi devenir l’organisateur suprême de la Révolution sociale ?
Combien enfin est nette et sans réplique la critique du citoyen Elisée Reclus, nous faisant toucher du doigt ce qu’offre de dangers, pour l’affranchissement économique de tous, la réussite des associations coopératives, créant, par leur succès même, de nouveaux obstacles à cet affranchissement !
Pourtant, bien que d’accord avec lui et avec vous tous, sur ces divers points, plus que jamais je repousse le titre d’anarchiste pour me contenter de celui d’anti-autoritaire.
Et tout d’abord, quoi qu’en dise le citoyen Reclus, je persiste à penser que, malgré toutes explications philologiques, l’anarchie restant pour la grande généralité synonyme de désordre, il est inutile de perdre son temps à vouloir redresser à ce propos l’opinion publique.
"Ah ! pour l’amour du grec, faut-il qu’on s’embrasse ?
Puis, est-ce bien la seule peur d’être incompris pour un mot, qui me fait vous adresser les objections que soulève dans mon esprit l’article dont il s’agit ?
Franchement, ce n’est pas seulement le mot qui m’offusque. Le "dragon qui veille au seuil du palais anarchique" est beaucoup plus malfaisant, à mon avis, que ne le suppose notre ami.
L’article du citoyen Reclus repose en somme sur l’idéal, c’est-à-dire sur une conception en dehors de la vie réelle et de ses besoins. Il a surtout pour objet d’inspirer aux révolutionnaires le désir de réaliser le fameux "fais ce que tu veux" par lequel il se termine. Et c’est bien ainsi que l’entendent du reste les vrais anarchistes. — Ceux qui vont jusqu’au bout.
Ils ne comprennent la Révolution sociale que comme une situation économique garantissant à l’individu une telle somme de liberté, que ce dernier pourra travailler quand il lui plaira ; faire de la matière ce qu’il voudra ; disposer aussi de son produit comme il lui conviendra, à ce point même qu’il le puisse détruire à sa fantaisie. Enfin, ils aspirent à un état social tel, que, tout pacte, toute convention étant considérée comme une aliénation de la liberté des contractants n’aura plus raison d’être et qu’également disparaîtra toute organisation qui, sous le nom actuel de services publics, supplée à l’insuffisance de l’individu, pour lui garantir, non seulement la satisfaction de ses besoins les plus immédiats, mais de ceux que lui crée chaque jour le développement de ses facultés.
Sans doute, le citoyen Reclus peut ne pas partager cette façon de penser des anarchistes conséquents, lui, dont la vie entière aura été un continuel hommage rendu au principe de solidarité consciente, vers la réalisation de laquelle aspirent les socialistes. Mais qu’importe, si la logique de la conception y conduit forcément ceux qui la veulent traduire en faits ?
"Faire ce qu’il voudra", tel est bien réellement le but poursuivi par tout véritable anarchiste.
Certes, si l’on suppose la chose réalisable et si l’on peut surtout en démontrer la possibilité, — car la supposition seule ne saurait suffire, — je ne vois pas en effet pourquoi l’on s’effraierait du monstre, — mais c’est là justement qu’est la question.
Or, sans parler des découvertes de la physiologie, démontrant, dit-on, que la liberté n’existe pas plus pour l’homme que pour tout autre animal — ce que je n’ai d’ailleurs qualité ni pour affirmer ni pour combattre, — or, dis-je, comment peut-on prétendre à démontrer que l’individu deviendra libre de produire à sa fantaisie et de faire de son produit ce qu’il voudra, en présence des affirmations contraires qui ressortent à chaque instant de la constatation des faits, touchant la solidarité dans les diverses séries de l’ordre économique ?
Je dis individu, à cette occasion, pour qu’il soit bien entendu qu’il s’agit, non d’un type ou de l’espèce considérée dans la collectivité, mais bien (en raison même de la théorie de l’anarchie) de chacun des individus qui composent l’espèce entière.
Car il me semble à cet égard que les socialistes, plus que personne, doivent battre en brèche cette entité psychique appelée homme, au bénéfice de laquelle, sous prétexte d’un progrès très discutable, les droits de l’individu ont été constamment sacrifiés.
Mais, à cause de cela même, il est nécessaire de tenir compte des conditions économiques auxquelles se rattachent la garantie et la satisfaction de ces droits.
Ét c’est précisément dans l’analyse de ces conditions, que nous trouvons la meilleure critique du caractère purement abstrait de la conception anarchiste.
Il n’est pas un produit en effet, si simples qu’en soient les éléments, qui n’ait nécessité le concours d’efforts collectifs. Or, lequel des auteurs de ce produit pourrait prétendre à détruire, de par son seul caprice ou son seul intérêt, le résultat obtenu par ses collaborateurs ?
Et, si l’on convient qu’une telle prétention serait injuste, que devient alors l’anarchie ?
Mais, répondra-t-on, il ne s’agit point de l’homme tel que nous le connaissons aujourd’hui et dont les facultés, surexcitées par des intérêts antagoniques ou de malsaines fantaisies, sont en rupture constante d’équilibre.
Nous avons en vue, au contraire, l’individu transformé de telle sorte, par une éducation rationnelle, qu’il ne puisse concevoir la satisfaction de ce qui lui est propre que dans la garantie des intérêts collectifs et solidarisés.
Soit. Mais c’est donc que, alors votre individu, ainsi transformé, ne fera pas ce qu’il voudra, mais seulement ce que la raison lui aura fait concevoir comme strictement conforme à ses besoins mieux équilibrés.
D’autre part, l’individu, par le fait même du développement intégral auquel il aspire et auquel il a droit, verra chaque jour s’accroître la somme de ses besoins, sans que la durée normale de son existence s’augmente en proportion. Il sentira de plus en plus la nécessité de suppléer à la durée par une nouvelle puissance de production qu’il ne pourra trouver que dans la force collective elle-même et, là encore, la grande loi de solidarité lui fera comprendre, mieux que le christianisme, la justice désormais indiscutable de cette maxime : Qui ne travaille pas ne doit pas manger.
Qu’à donc à faire en ce cas l’idéal anarchiste dans le terrible problème social dont la solution s’impose à nos esprits ?
Est-ce donc une conception idéale pure qui a soulevé la sublime tempête de 1871 ? Est-ce en vue d’une simple spéculation intellectuelle qu’ont cessé de battre, avant le temps, ces milliers de braves et dignes cœurs qui avaient cru voir, dans le nouvel avènement de la République, la fin de leurs misères et surtout la possibilité de meilleurs jours pour leurs enfants ?
Est-ce par amour de l’idéal seulement, que notre ami, lui, l’homme d’étude, avait pris le fusil et combattait dans les rangs des fédérés de la Commune ?
"Laissez les morts enterrer leurs morts", nous dit le citoyen Élisée Reclus.
Tout cela, à mon avis, sent encore trop le christianisme, doctrine extra-humaine avec laquelle nous devons rompre pour toujours. Ce qu’il y a de vrai, ce pourquoi les travailleurs de tous pays tendent à organiser le grand soulèvement définitif, c’est précisément qu’ils en veulent finir avec toutes les constitutions sociales reposant sur des abstractions et aboutissant toutes à leur asservissement. C’est qu’ils veulent que les trois phénomènes de la vie, production,circulation, et consommation se réalisent, non pas seulement chez quelques-uns, mais chez tous, et dans la mesure que comportera le complet développement des facultés de chacun.
Sans doute nous sommes d’accord sur ce point, que toute organisation autoritaire, c’est-à-dire résultant d’une volonté autre que celle des intéressés, doit être reconnue comme impuissante à créer cette nouvelle situation économique, négation même du principe d’autorité, de toute raison d’État.
Aussi est-ce pour cela que l’expression anti-autoritaire me semble mieux caractériser le but réellement poursuivi par les socialistes révolutionnaires.
L’Anarchie, au contraire, conduisant logiquement à la poursuite tout idéale du "fais ce que tu veux," pourrait bien, contre le gré de ses partisans, nous ramener tout simplement, par l’exaltation de l’individualisme, à la devise si chère aux bourgeois : "Gloire au plus fort et au plus adroit !"
G. LEFRANÇAIS.
Au compagnon Lefrançais. Cher compagnon,
Je vous remercie de m’avoir écrit. Vous me donnez ainsi l’occasion de m’expliquer en peu de mots sur un côté de la question que j’avais laissé dans l’ombre, ne prévoyant point qu’il pût exister à cet égard le moindre doute dans les esprits.
Il est inutile de revenir sur la discussion relative aux mots d’anarchie et d’anarchistes. Ces termes me paraissent bons, parce qu’ils ont l’avantage d’être conformes à l’étymologie et à la logique, et plus encore, parce qu’ils secouent un peu de sa torpeur habituelle l’intelligence de ceux qui les entendent pour la première fois. Mais ces critiques dussent-elles même être fondées, il serait trop tard maintenant pour y faire droit. Désormais amis et ennemis nous connaissent sous le nom d’anarchistes, et je crains que les "anti-autoritaires" ne risquent fort d’être confondus avec nous.
Arrivons à l’objection capitale de votre lettre. La voici Les anarchistes conséquents n’ont aucune idée de la solidarité. Ils pourront "faire de la matière ce qu’ils voudront, disposer de leurs produits comme il leur conviendra, les détruire à leur fantaisie et faire disparaître même toute l’organisation des services publics qui supplée à l’insuffisance de l’individu."
Ces critiques seraient justes si les anarchistes n’étaient pas en même temps collectivistes, et ne saisissaient toutes les occasions de combattre la propriété privée. Or, si la terre entière devient pour l’humanité un champ de travail collectif, si chaque produit est le résultat des efforts de tous, comment l’individu isolé pourrait-il prétendre au droit de détruire une partie quelconque de l’avoir social ? Et si, par l’aménagement scientifique de la propriété collective, nous transformons la nature en un immense organisme mis à la disposition de l’homme et vibrant à sa moindre volonté, comment pourra-t-on nous accuser de troubler les "services publics ?"
La liberté de l’individu, le bien-être solidaire de l’humanité, tels sont les deux buts que nous poursuivons et qui doivent se servir l’un à l’autre de moyens de réalisation. Sans la liberté complète de l’homme, c’est-à-dire sans le développement intégral et le jeu régulier de toutes ses forces, le trouble persiste dans le corps social et la Révolution reste le fait nécessaire ; sans le fonctionnement régulier de la société dans son ensemble, l’individu ne peut que souffrir, vivre dans la misère, l’ignorance et le vice. C’est ainsi que dans le corps humain le jeu normal de la cellule et la santé générale de l’être dépendent absolument l’un de l’autre. Le dualisme de l’individu et de la société s’harmonisent et se confondent.
Est-ce là de l’idéal ou même du "christianisme", comme vous le dites ? Nous croyons, au contraire, que c’est de la science. Ét c’est aussi aux méthodes scientifiques, à l’observation et à l’expérience que nous aurons recours pour étudier les conditions normales du groupement des hommes. La sociologie n’est pas autre chose que cette élude, et déjà elle a mis hors de doute pour nous deux faits primordiaux : d’une part, que l’homme, solidaire de tous les autres hommes, périt par l’isolement ; d’autre part, que tout progrès social s’accomplit par le ressort des volontés individuelles. Ce sont-là des "lois" scientifiques, bien différentes de ces lois extérieures que nous impose l’Etat, et contre lesquelles nous sommes en révolte permanente. C’est pour nous conformer à la première de ces lois reconnues par notre raison que nous sommes collectivistes ; nous sommes anarchistes pour nous conformer à la seconde. Pourrait-il en être autrement et ces lois ne se montrent-elles pas à nous avec l’évidence d’une solution mathématique ?
Nous aurons souvent l’occasion de traiter ces questions dans le Travailleur. Mais n’êtes-vous pas d’accord avec nous puisque vous voulez aussi que toute société se fonde "de la libre volonté des intéressés et contre l’autorité de tout groupe extérieur constituant l’État." En dehors de la libre volonté que vous admettez comme moi, en dehors de la solidarité que je reconnais comme vous, y a-t-il un autre principe, à moins que ce ne soit le miracle comme le veulent les chrétiens, ou l’autorité autre forme de caprice, comme le veulent les "hommes de gouvernement."
Élisée RECLUS