Contrairement à ce que voudraient faire croire les propagandes concordantes du PCF et de la bourgeoisie, l’occupation des facultés en mai 68 n’a pas été simplement une festivité folklorique.
Tandis que la Sorbonne était livrée à des orateurs plus soucieux d’éblouir l’auditoire que de mener une action obscure et souvent ingrate, tandis que de tous côtés les éternels réformistes construisaient sur le papier l’Université idéale (dont le seul défaut est de ne pas pouvoir exister en régime capitaliste), au 3ème étage du Centre Censier se constituait un Comité de liaison Travailleurs-Etudiants axé sur le soutien aux travailleurs en grève.
Là des travailleurs, jeunes pour la plupart, qui découvraient la dimension politique du mouvement et cherchaient un appui contre la dictature paralysante des bonzes syndicaux, rencontraient des "gauchistes" de diverses tendances étudiants ou non, militants de longue date ou nouveaux venus à l’action.
Ces rencontres ne se soldaient pas seulement par des discussions, en elles-mêmes souvent fort intéressantes. Une activité trépidante animait les couloirs de Censier et se répandait au loin, vers les quartiers ouvriers et les entreprises de la "ceinture rouge" de Paris. Des ronéos arrachées à l’administration sortait un flot continu de tracts portant pêle-mêle des mots d’ordre révolutionnaires et les simples revendications de travailleurs qui avaient pour la première fois la possibilité de s’exprimer librement. Des délégations se rendaient dans les usines occupées, perçant non sans peine le cordon sanitaire tendu par l’appareil stalinien ; il s’ensuivait des discussions parfois houleuses et dont les bonzes — plus habitués à cogner qu’à argumenter — ne sortaient guère à leur avantage.
Cependant, tout n’allait pas pour le mieux dans cette tour de Babel révolutionnaire. La plupart des participants n’avaient ni expérience ni formation politique, et même les militants plus ou moins chevronnés perdaient pied devant la grève la plus gigantesque que le capitalisme eût connue à ce jour.
En outre, il n’était pas facile de se débarrasser des scories accumulées par des décennies de stalinisme. Un courant minoritaire mais bruyant persistait à confondre la classe ouvrière avec les appareils syndicaux qui ont l’impudence de parler en son nom. Certains de ces camarades étaient du reste des émissaires de groupes qui ont la prétention de "diriger" les travailleurs vers la révolution, et qui, n’ayant rien fait d’autre que de se traîner à la queue du mouvement, ne voyaient dans l’activité de Censier qu’une occasion de recrutement.
Mais les manœuvres de ces disciples attardés de Lénine parvenaient parfois à bloquer l’action et même la discussion, le danger principal provenait en fait de la mystique anti-bureaucratique qui caractérisait la grande majorité du Comité de liaison Travailleurs-Etudiants. Littéralement traumatisés par le rôle répressif des appareils politiques et syndicaux, ignorants ou oublieux des réalités de la lutte des classes, ces camarades en arrivaient à croire que toute forme d’organisation était par nature bureaucratique. Toute tentative de formuler clairement les objectifs du mouvement se heurtait à l’indifférence ou à une hostilité déclarée. Quant à l’organisation politique, elle prenait la forme d’une assemblée générale quotidienne, où des heures se perdaient en palabres sans tête ni queue, capables de lasser l’auditeur le plus indulgent. Pas question, dans ces conditions, d’aboutir à des décisions collectives quelconques : voter sur des propositions précises eût été aussi inconcevable qu’un strip-tease exécuté sur la place publique par les pensionnaires d’un couvent.
La contrepartie inévitable de ce spontanéisme forcené, c’est que des décisions étaient tout de même prises, mais par des minorités agissant de façon plus ou moins clandestins et mettant les autres devant le fait accompli. Des cliques se formaient, des groupes plus ou moins organisés monopolisaient les contacts avec des boites importantes (le cas le plus regrettable étant celui de Renault-Billancourt où une forte équipe de micro-bureaucrates faisait écran entre les ouvriers et les "gauchistes" les plus conséquents). Sans doute dans cette cacophonie la voix des révolutionnaires parvenait-elle parfois à se faire entendre ; mais c’était en définitive par des méthodes contestables.
C’est seulement dans la dernière phase de la grève, alors que le reflux était déjà entamé, qu’une décantation pût commencer. Abandonnant l’Assemblée générale à ses bavardages stériles, des travailleurs d’une dizaine de grosses boite (notamment Rhône-Poulenc, Thomson-Houston, Nord-Aviation et Sud-Aviation) ou de secteurs importants comme les PTT ou la RATP) formèrent avec les militants politiques qui étaient en contact avec eux le Comité Inter-Entreprises.
Se réunissant quotidiennement pour faire le point de la situation et décider démocratiquement des actions à entreprendre, le Comité engagea une propagande qui, si elle venait trop tard, avait au moins le mérite de la clarté. Ses tracts, diffusés à des dizaines de milliers d’exemplaires dans les rues de Paris et aux portes des usines, démontaient le mécanisme bureaucratique d’étouffement de la grève et appelaient les travailleurs à s’organiser à la base, suivant l’exemple donné par l’usine Rhône-Poulenc de Vitry. Jusqu’au bout, les militants d’Inter-Entreprises tentaient de s’opposer à la cessation de la grève ou d’obtenir sa reprise tant dans leurs entreprises respectives qu’en s’épaulant d’une boite à. l’autre.
La grève terminée et les facultés réoccupées par les flics, le Comité Inter-Entreprise décida de continuer son action et de se réunir une fois par semaine. Malgré les vacances, les réunions eurent lieu comme prévu, avec parfois plus d’une centaine de participants. Mais à l’automne les signes de crise commencèrent à apparaître.
Une fois dissipées les illusions au sujet d’une reprise immédiate de la grève générale, le Comité se trouvait devant l’alternative, soit de disparaître, soit de définir des objectifs et des taches allant au-delà d’une situation momentanée. Malheureusement, la majorité des participants allait se montrer incapable de faire face à la situation.
Les réunions étaient meublées d’exposés où, sous prétexte d’information, des travailleurs de différentes entreprises faisaient savoir à tour de rôle qu’autour d’eux il ne se passait rien de remarquable. Parfois, une discussion s’amorçait, éventuellement sur une question importante de théorie révolutionnaire, mais c’était pour tourner court aussitôt devant le manque d’intérêt et de sérieux des participants. Sans doute une certaine assistance matérielle fut-elle donnée à des militants d’entreprises pour l’impression ou la distribution de tracts ; mais elle n’impliqua en fait qu’une faible minorité de ceux qui assistaient aux réunions.
Toutes les tentatives pour obtenir une formulation par le Comité Inter-Entreprises des bases politiques de son activité, et la définition de cette activité elle-même - par exemple, la publication d’un bulletin, des discussions suivies, etc - se heurtèrent à un véritable mur. Cependant, les réunions se passaient dans un malaise croissant, le nombre de présents diminuait inexorablement, et des camarades de plus en plus nombreux posaient ouvertement la question de l’utilité du Comité.
Dans un dernier sursaut, vers la fin de février, le Comité trouva la force de décider qu’à la mi-mars une discussion aurait lieu sur ces problèmes de fond, à partir de textes préparés par les participants. Mais le jour venu, un seul texte était présenté par les camarades regroupés autour de Lutte de Classe ; les autres, non seulement ne proposaient rien, mais faisaient semblant d’oublier leur précédente décision et, après une piteuse tentative pour faire retomber la réunion dans l’ornière habituelle ("dans ma boite, il ne se passe rien") refusaient purement et simplement la discussion. Il ne restait plus qu’à constater le décès du Comité Inter-Entreprises, dont ce fut effectivement la dernière réunion.
Pour leur part, les camarades de Lutte de Classe décidaient de faire de, leur texte Une plate-forme devant servir de base à leur action ultérieure (la mise au point de ce texte sera terminée prochainement). Ils décidaient également de reprendre le nom de "Groupe de Liaison pour l’Action des Travailleurs" (GLAT) sous lequel plusieurs d’entre eux avaient milité — sur les mêmes positions qu’à l’heure actuelle, - au cours des années précédant mai 1968.
L’objectif du GLAT était et reste la définition théorique et pratique d’une action anticapitaliste (donc anti-bureaucratique) qui selon nous s’identifie à l’organisation des travailleurs à la base (Comité de Base selon la terminologie de Mai). Contrairement aux pseudo-révolutionnaires qui se présentent comme la future direction de la classe ouvrière, nous estimons que la classe ouvrière ne peut être dirigée révolutionnairement que par elle-même. Contrairement aux liquidateurs de l’organisation révolutionnaire, nous estimons que ce principe doit être systématiquement propagé par des militants regroupés cet effet.
Il nous semble clair, en effet, que le déroulement de la grève générale aurait pu être modifié de façon importante, si dès les premiers jours était intervenue une organisation, même minuscule, cherchant non pas à "diriger" le mouvement mais à faire connaitre au plus grand nombre possible de travailleurs les formes de lutte adoptées par les plus avancés d’entre eux - notamment les Comités de Base de l’usine Rhône-Poulenc de Vitry. La propagande en ce sens a été menée par des militants de Censier mais avec des moyens trop faibles.
Intervenant dès le début de la grève avec une diffusion plus grande, elle aurait pu faire pencher la balance à un moment décisif, et qui n’est peut-être pas près de se représenter.
Ceux qui aujourd’hui refusent de tirer la leçon de l’échec de Mai, ceux qui refusent l’organisation des révolutionnaires (non pas de ceux qui se disent tels, mais de ceux qui sont prêts â lutter pour le pouvoir des assemblées ouvrières), ceux-là prennent une lourde responsabilité vis-à-vis de la classe ouvrière. Aucune stratégie ne donne la certitude de la victoire. Mais celle qui consiste à jeter ses armes avant la bataille ne donne même pas une chance d’échapper à une défaite ignominieuse.