par ArchivesAutonomies
Comités de base, comités d’action d’entreprises ou locaux, comités inter-entreprises, tentatives de regroupement de comités d’action, sont des noms tout nouveaux dans le vocabulaire du mouvement ouvrier et des organisations politiques ou syndicales, tout au moins en France. Ils sont apparus en mai comme une création "spontanée" dans la lutte des étudiants et celle parallèle des travailleurs, par la rencontre d’étudiants et de travailleurs.
Création "spontanée" : le terme prête à beaucoup de controverses. Nous donnerons au mot "spontané" simplement le sens d’une création surgie de l’action, du mouvement lui-même et de ses propres nécessités alors qu’aucun des groupes existants n’avait envisagé préalablement sa création et son développement comme organisme de lutte. Les membres des groupuscules divers, des syndicats, n’étaient pas absents de ces formes nouvelles d’organisations. Mais aucun n’en avait trouvé la formule dans les écrits ou les enseignements. Ce qu’une infime minorité de "révolutionnaires" avait pu aborder, c’était ou bien une tactique provisoire pour tenter des rassemblements de circonstances (comités aux noms divers, front d’organisation) dans lesquels, le ou les groupuscules organisateurs espéraient "pêcher à la ligne" ou bien une théorie des conseils ouvriers, forme d’organisation d’un monde nouveau. Les groupes trotskistes ou pro-chinois, excellaient dans la tactique des comités ou des fronts : les plus récents concernaient la lutte contre la guerre du Vietnam ; des groupes beaucoup plus restreints insistaient, un peu dans le désert, et tout à fait dans l’abstrait, sur le contrôle de leurs luttes par les travailleurs eux-mêmes. Pourtant, les membres de groupuscules ont pu y jouer un rôle déterminant d’animation, y apportant leur expérience d’un travail organisationnel, soit matériel, soit d’analyse. Ils y venaient pour la plupart avec des arrières-pensées, mais, dans une large mesure, ils se sont dépassés alors eux-mêmes — objectivement, alors même qu’ils pensaient "travailler" pour le syndicat, et (ou) le parti — parce que le mouvement les poussait et qu’ils étaient obligés de traduire ce qui contenait ce mouvement et non le catéchisme des idées acquises ; et que de plus, s’ils le faisaient mal, ils étaient remis dans le rang, par l’impitoyable critique active des masses en mouvement.
On peut s’interroger sur ce qu’aurait été le développement de ces organismes si le mouvement lui-même s’était développé. C’est ce développement même qui en aurait décidé ; ce que l’on peut seulement dire c’est que leur transformation éventuelle en Conseils ouvriers de base ou en Fédérations de Conseils, n’aurait pu se faire qu’au prix de luttes sévères contre les bureaucraties d’entreprises ou (et) syndicales, ou (et) politiques. A mesure que les structures présentes, économiques, sociales et politiques auraient été détruites, les éléments des classes dominantes, dépossédés de leur pouvoir, se seraient inévitablement réfugiées pour conserver au moins un minimum de leurs prérogatives sociales dans les organismes les plus structurés, même si cette structuration était intervenue au cours de la lutte elle-même (organisme de type parti-syndicat, ou tout autre organisme nouveau cherchant à disposer des moyens de production). Que ces organismes nouveaux surgis en mai, aient pour la plupart disparu ou qu’ils se survivent comme "minorités agissantes" dans la collectivité qui les avait vu naître, ne prouve rien d’autre, que, passée la période de lutte, leur rôle actif comme expression d’une volonté collective est terminé et qu’ils ne peuvent plus avoir d’existence sur cette base. Nous reviendrons là-dessus à la fin de cet article ; nous voulons ici seulement exposer l’histoire de groupes "inter-entreprise" à Paris. Cette description n’est pas parfaite et comporte beaucoup de lacunes. C’est aux camarades qui ont participé à ces organismes de base d’écrire pour raconter — à leur manière — ce qu’ils y ont vécu — dans ICO ou dans d’autres publications (en nous le signalant) [1]
Ce qui suit se rapporte à deux groupes qui se sont constitués en mai 68 à Paris, l’un à Censier (annexe de la Faculté des Lettres) l’autre à la Halle aux Vins (Faculté des sciences) : le mouvement étudiant, par la rupture qu’il signifiait alors avec l’ordre établi, attirait nombre de travailleurs, jeunes pour la plupart, les facultés offraient des possibilités matérielles énormes (locaux centraux ouverts à toute heure, ronéotages, main d’œuvre pour liaisons, réactions, discussions, etc. Ecartés de la vie syndicale des entreprises mêmes parce qu’ils butaient sur des interdits inexplicables, des réticences, des contrôles étroits, des manœuvres de toutes sortes, des travailleurs voulaient "autre chose" et, à ce moment là, trouvaient l’ouverture et la possibilité qu’ils cherchaient dans ce qu’on peut appeler le "mouvement étudiant".
Parallèlement, affluaient dans les facultés ceux que l’on peut appeler les "militants" : membres de groupuscules, isolés, et les étudiants, conscients à ce moment, que leur mouvement avait été un point de départ, et que la grève qui se généralisait, posait les vrais problèmes à l’échelle de la société d’exploitation. Quelles que soient les intentions secrètes ou avouées, conscientes ou non des "militants" quel que soit le sentiment des étudiants ou enseignants sur leur rôle dirigeant par rapport au mouvement ouvrier, tous se retrouvèrent là, disponibles. Ainsi naquirent rapidement ces groupes ouvriers-étudiants, ceux que nous avons côtoyés de plus près étant les deux groupes inter-entreprises précités.
Certains de ces groupes dissimulaient mal leur orientation, mais, pendant toute la période active de la grève, c’est-à-dire jusqu’au début de juin, l’orientation de ces groupes fut étroitement commandée par l’action elle-même, c’est-à-dire ce que requéraient finalement les travailleurs : contacts, liaisons, rédaction de tracts, ronéotages, diffusion, etc. Des groupes de base d’entreprise se formaient, amorce de conseils ou syndicats parallèles, personne ne pouvant le dire à ce moment ; à coup sûr, organismes nouveaux composés de travailleurs rompant avec les routines de revendication et de luttes. Les groupes inter-entreprise pouvaient apparaître alors plus comme une sorte de permanence "matérielle" de ces noyaux d’entreprise, que comme l’amorce d’une fédération de ces noyaux. Qu’à la base, dans ces entreprises ou dans ces regroupements dans les facultés, il y ait des militants pro-chinois, JCR, Voix Ouvrière, Pouvoir Ouvrier, GLAT, et même — individuellement — parmi beaucoup d’inorganisés, des copains d’ICO, c’est bien évident ; mais tout comme y participaient des syndiqués, ex-syndiqués ou inorganisés, cette circonstance montrait que dans cette période du grand mouvement, qui révélait beaucoup à chacun, aucune organisation ne pouvait plus revendiquer une paternité ou une direction ; chacun de ces membres se trouvant contraint de participer et servir de la même façon, une même cause.
Pour ceux qui se croyaient alors — sans le dire ou sans se le dire — à la tête du mouvement, leur emprise réelle put être mesurée lors de la reprise du travail. En juin, déjà, la nature de ces groupes, étudiants-travailleurs, se transformait, à la mesure du "retour à la normale" et des tentatives pour maintenir en grève certains îlots dans l’espoir d’une reprise des luttes. Ces tentatives préfiguraient l’orientation de la majorité des comités d’action d’entreprise : tenter d’impulser des actions, être l’avant-garde révolutionnaire mobilisant les travailleurs, hors des syndicats ou avec les syndicats réformés. En apparence, le même travail de liaisons, de rédaction, de diffusion, de contacts, se poursuivait, pareil à ce qu’il avait été. Mais les travailleurs venaient déjà moins, ne serait-ce que parce qu’ils devaient simplement travailler et n’étaient plus disponibles que le soir. Seuls se déplaçaient les plus accrochés et leur effort même en faisait déjà des travailleurs distincts de la masse des autres. Les luttes qui se poursuivaient ici et là, avec le même concours actif des groupes inter-entreprises, prenaient un caractère exemplaire, mais elles ne visaient plus qu’à améliorer les conditions de reprise du travail, même si elles faisaient clairement apparaître le rôle des bureaucraties syndicales notamment de la CGT, donnant par là l’occasion de sortir d’innombrables tracts. A aucun moment ces interventions ne purent ni renverser le courant, ni même suppléer à ce que les militants déçus appelaient la carence ou la trahison des syndicats.
L’exemple de la reprise du travail dans les dépôts de bus est significative : le comité d’action RATP, pas plus que le comité inter-entreprise, ne purent empêcher la CGT de jouer les dépôts les uns contre les autres, annonçant séparément des faux résultats. Pourtant de nombreux agents des bus étaient venus à Censier au plus fort de la grève. De tels exemples, chaque entreprise en grève pouvait en donner. Il n’y a pas d’autre leçon à tirer de ces faits que l’action et l’efficacité d’un tel noyau ne dépend pas de la bonne volonté ou des moyens matériels de ceux qui l’animent, mais uniquement de ce que veulent faire (ou ne pas faire) les travailleurs.
A ce moment, le rôle de ces groupes n’était pourtant pas négligeable. Mais pas dans le sens de la poursuite de l’action, ce à quoi presque tous pensaient. Dans la fin des grèves, par delà les invectives et les propagandes, les explications qui pouvaient être apportées partout où c’était possible et par tous moyens, faisaient inévitablement approfondir ce que chacun venait de vivre. Chacun pouvait comprendre qu’ailleurs, c’était "pareil", que ce n’était pas dû au hasard, mais à la nature même de la société. Chacun pouvait sentir que les luttes dépendaient de lui-même et des autres travailleurs et non des syndicats.
L’essentiel était déjà non plus l’action, mais un travail d’information et d’explication.
C’était à cette tâche qu’auraient pu se consacrer les comités d’action d’entreprises et les groupes inter-entreprises. Mais en juillet le rôle qui se dessinait déjà en juin, s’accentuait : vouloir continuer l’action, telle était la préoccupation de la majorité de ceux qui participaient.
Les réunions hebdomadaires regroupaient encore le soir entre 100 et 200 étudiants-travailleurs pour un des groupes, entre 30 et 50 pour l’autre. Elles étaient fort intéressantes en ce sens que chacun y parlait de ce qui se passait dans les boites ; la reprise en mains des ouvriers et la remise en place de la production entrainaient de nombreux conflits, alimentant le besoin d’action mais aussi donnant l’illusion d’une possibilité dans ce domaine. Il est certain que le rapport de forces restait (et reste encore) dans les boites favorables aux ouvriers. Mais ceux qui assistaient aux réunions s’érigeaient peu ou prou en "représentants" (non mandatés bien sûr de leur boite sinon d’un comité d’action) ; à la fois cherchaient à justifier leur action et posaient devant tous les "problèmes" d’une action. Cette tendance se trouvait renforcée par le fait que peu à peu les "militants" prenaient le pas sur les simples travailleurs et que, n’ayant plus cette critique active de la base en lutte, ils exposaient de plus en plus ouvertement, leurs thèmes de propagande traditionnels.
Dès juin, et de plus en plus, le groupe inter-entreprise devint le champ clos des rivalités entre groupuscules, ceci d’autant plus que la proximité des vacances et la diminution des participants pouvaient autoriser certains à jeter les coups de filets traditionnels. Comme il se devait, on assistait même à des sortes de fronts plus ou moins occultes qui amenèrent ainsi le départ des pro-chinois puis plus tard de Lutte Ouvrière : il ne resta plus finalement que deux courants : le GLAT et des ex-membres de Pouvoir Ouvrier.
L’occupation par la police et la fermeture des facultés fit réapparaître les problèmes matériels qui jouent un rôle important dans les difficultés de liaisons : on se balada jusqu’à la périphérie de Paris et finalement au centre. Et ce fut payant. Le groupe Fac de Sciences rejoignit celui de Censier sans que ce soit dit ; des travailleurs apparaissaient venus aux renseignements, puis disparaissaient ; jusque vers novembre, il venait parfois encore jusqu’à près de 100 participants. Les échanges d’informations d’entreprises étaient souvent une ouverture, mais souvent aussi les discussions tournaient court sur les interventions plus ou moins intempestives de camarades essayant de faire admettre leurs propres préoccupations organisationnelles ou théoriques. Il y avait aussi le bluff, tel ce comité d’action Rhône-Poulenc, formé de militants de Lutte Ouvrière, qui, après avoir fait discuter à plusieurs reprises sur des tactiques à l’égard des comités de base Rhône-Poulenc, survivance de la grève, finirent par dire que ces comités n’étaient plus rien, qu’eux-mêmes ne travaillaient pas à Rhône-Poulenc, et que le comité d’action se transformait en cercle Lutte Ouvrière.
Plus souvent que de coutume aussi, l’atmosphère était pesante : les affrontements des groupes n’y étaient jamais directs mais sous-jacents. Un jour certains imaginèrent de filtrer l’entrée et de demander à chacun "à quelle entreprise il appartenait" : ce qui donna lieu à une question à l’un des camarades : "à quelle entreprise appartiens-tu toi ?" et à une réponse fleuve et embarrassée de l’intéressé. Un autre jour une vingtaine d’étudiants déboulèrent au milieu d’une réunion, imposèrent leur discussion sur un tract, ce qui valut au début des "qui vous a fait venir" soupçonneux, et à la fin des "on ne peut pas travailler sérieusement."
Les travailleurs qui résistaient encore à toutes ces vicissitudes ou ceux qui se fourvoyaient encore dans ces réunions se lassaient quelque peu ou ne réapparaissaient plus. D’autant plus que les informations "actives" d’entreprises, se rétrécissaient, doublement, par manque d’informateurs, et parce qu’il "ne se passait rien".
D’autres problèmes plus généraux, plus théoriques, étaient posés, mais toujours par les travailleurs qui les évoquaient sous un angle pratique et toujours par les camarades membres de groupes, ou plus politisés, sous un angle théorique. Difficile rencontre pour ne pas dire impossible. Une question était apparue rapidement : c’était celle des syndicats. Là-dessus, certains avaient expliqué qu’il "fallait avoir une position."
Ce qui n’était pas précisément l’opinion de la majorité des camarades d’entreprise : les uns étaient restés dans les syndicats en espérant les transformer par une action parallèle des comités d’action, tout un groupe ex-cégétiste de la ligne de Sceaux [2] était entré en bloc à la CFDT, sans illusion autre que celle d’avoir sans contrôle une ronéo pour tirer des tracts librement (ça n’a pas duré longtemps) : chacun avait une réponse pratique qui correspondait à sa situation propre. Mais personne ne voulait manifestement d’une "position". La discussion tourna court, mais avec ce même sentiment de malaise pesant qui déroutait les moins initiés.
Les deux noyaux animateurs qui y subsistaient, rivalisaient pour tenter d’orienter le groupe inter-entreprise. Un camarade voulut faire des exposés théoriques. Il y en eut un premier sur la plus-value qui rencontra plus d’ennui et d’incompréhension que d’échos ; il y en eut un second et pas d’autres. Le GLAT voulait organiser. En décembre, leur bulletin Lutte de classe diffusé à une réunion posait le principe d’un regroupement pour "intervenir correctement dans les luttes qui ne manqueront pas de se produire" ; il n’y eut guère de discussion sur ce texte ; un autre plus étoffé fut distribué spécialement en février "Pour un regroupement révolutionnaire" ; celui-ci était de la plus belle veine des "déclarations de principes" — Société de classe — crise générale du capitalisme — l’organisation révolutionnaire. Comme dans beaucoup de ces textes, on trouve pas mal d’analyses exactes de la société capitaliste et de ses moyens de domination. Mais le langage et la méthode d’exposition les rendent difficilement abordables pour les non initiés. La chute obligatoire sur une forme d’organisation bien définie et sortie tout armée d’un raisonnement ou des discussions d’un groupe plus cohérent introduit une méfiance quasi instinctive. Cette méfiance se trouve renforcée par le fait que l’ensemble donne toujours l’impression d’être enfermé dans un raisonnement global dont on ne peut s’échapper parce qu’on ne se sent pas qualifié pour en discuter.
Nous citons les passages de ce texte concernant plus précisément l’organisation .
"... en dehors de ces périodes, (de lutte) les éléments d’avant-garde n’ont le choix qu’entre l’inaction ou la formation de regroupements qui, n’étant pas représentatifs de la classe, ne peuvent être que des organisations politiques. Condamner en bloc, ce genre de regroupement comme étant de nature bureaucratique, c’est se refuser toute possibilité d’accélérer l’évolution historique, et de réduire éventuellement le risque d’une rechute de la société dans la barbarie."
"... la quasi-totalité des groupes ou organisations qui se réclament aujourd’hui de la révolution, sont en fait des courroies de transmissions de l’idéologie et des rapports sociaux capitalistes au sein du prolétariat et des couches sociales qui gravitent autour de lui. Cette transmission s’opère selon deux axes apparemment opposés mais complémentaires.
"a) les groupes directivistes se réclamant pour la plupart de la tradition bolchevik (trotskistes, maoïstes, castristes, guévaristes, et autres cultivateurs de personnalités mortes ou vivantes) veulent se substituer au prolétariat."
"b) pour être moins évidente, l’influence capitaliste qui s’exerce par l’intermédiaire des groupes et tendances confusionnistes ou platement "spontanéistes" n’en est pas moins réelles. Refusant en général de se reconnaître pour ce qu’ils sont c’est-à-dire des groupes politiques, ces regroupements munis ou non d’une étiquette opposent une obstruction systématique à toute tentative de clarification des positions et à plus forte raison à toute initiative en vue d’un regroupement organisé des révolutionnaire. Suscitant chez ceux qu’ils parviennent à influencer un quiétisme démobilisateur ou une agitation brouillonne et sans perspectives, ils répandent sous sa forme primaire — le mythe de la toute puissance de l’individu isolé — l’individualisme bourgeois que les directivistes diffusent sous la forme plus élaborés du culte du chef. Prenant le contre-pied de la thèse bolchevik, les spontanéistes soutiennent que le prolétariat fera la révolution sans l’intervention d’aucune organisation ; ils sont dès lors bien en peine de justifier leur propre activité — qui n’est certes pas celle du prolétariat tout entier — de même qu’ils sont incapables de faire servir cette activité d’autre chose qu’à la stérilisation de quelques militants potentiels."
"... La continuité nécessaire de l’action révolutionnaire suppose un minimum d’organisation. Les conditions d’existence dans la société de classe font que les révolutionnaires seront forcément très peu nombreux et très dispersés, et que beaucoup d’entre eux ne feront pas partie du prolétariat. Si l’on prend au sérieux le travail révolutionnaire, il est inconcevable de refuser les mesures pratiques qui seules permettent de le développer, en employant au mieux le temps et l’énergie dont on dispose, mais la nature même du projet révolutionnaire exclut une organisation hiérarchisée. Le principe de base de l’organisation révolutionnaire est que les décisions doivent être prises par l’ensemble des militants sans que puisse exister un organe de direction spécialisé..." (souligné par nous).
La séance suivante celle où ce texte avait été abondamment diffusé fut la dernière du groupe inter-entreprise Il n’y avait plus guère qu’une vingtaine de présents. Lorsqu’un camarade du GLAT finit par demander en vue d’un débat : qui avait lu ce texte ? Chacun resta muet. Il y eut des explications sur le pourquoi on refusait de discuter là-dessus, on échangea des adresses et ce fut tout.
Lors des séances fin 68, début 69, diverses tentatives avaient été faites pour tenter de donner une vie autonome au groupe inter-entreprise par l’initiative et la participation des travailleurs ou étudiants non orientés vers l’un ou l’autre des groupes précités.
A plusieurs reprises il avait été question de reproduire dans un bulletin les informations échangées et les discussions. Quelles qu’en soient les raisons, aucun des animateurs du groupe inter-entreprise venant de noyaux ou d’organisations préexistants, ne voulut ou ne put prendre en charge ce travail. On peut penser ou bien qu’il jugeait ce travail inutile, ou bien qu’il n’entendait plus être à la disposition des travailleurs venant encore dans le groupe inter-entreprise, mais qu’il voulait au contraire être en quelque sorte leur "avant-garde militante". Personne ne donnait la vraie raison bien sûr : on objectait les difficultés matérielles, que si personne ne le faisait, c’était que ça n’intéressait personne. Lorsqu’un camarade réalisa succinctement ce bulletin, avec les seules informations et de manière limitée, cela fut repris pendant deux ou trois séances par un autre camarade. Cela coïncidait aussi avec le début d’Inter-luttes qui reprit aussi des informations inter-entreprise. Il y eut des amorces de débat notamment s’il fallait mettre dans le bulletin seulement les informations ou des discussions. Cela tournait en rond parce que les uns cachaient dans ces débats leurs intentions réelles exposées ci-dessus et les autres se sentaient incapables de réaliser de leur propre initiative ce qu’ils entendaient garder quand même étroitement sous leur contrôle si d’autres le réalisaient. Il faut dire aussi que certains étaient déjà bien occupés par des réunions de comités d’action, par des bulletins d’entreprises et qu’ils ne pouvaient matériellement participer à un tel travail. Mais on peut penser aussi que si cette tentative n’eut pas de suite, c’est parce qu’aucun des camarades d’entreprise non lié à l’un de ces noyaux, n’envisageait sérieusement la nécessité d’un tel travail : au cours d’une lutte lorsque se posent des problèmes matériels dans le développement même de la lutte, ces problèmes sont rapidement résolus ; par contre, cette créativité des travailleurs en lutte disparaît entièrement dans les périodes de calme et si elle existe toujours, elle devient alors le fait de "militants".
A plusieurs reprises également, il y eut des amorces de discussion plus approfondies en partant de faits de boite, mais qui tournèrent plus ou moins courts par des interventions plus ou moins intempestives : par exemple sur les techniciens liés à l’automation, sur le militantisme d’entreprise lors du licenciement d’un délégué Citroën, sur les "méthodes" de grève lors d’une grève aux NMPP. Mais la discussion qui marqua le plus et qui, en quelque sorte fut le coup de grâce du comité inter-entreprise fut consacrée aux discussions elles-mêmes : outre que les thèmes organisation-éducation furent ressassés, le débat finit par se centrer sur les méthodes de discussion au sein du groupe lui-même. Un participant avait bien déclaré que de tels débats étaient idiots, et exposé que la seule méthode valable était de discuter des principes pour parvenir à une sorte de plate-forme commune ; à cela avait été opposé le débat à l’occasion de questions concrètes se posant pratiquement aux camarades d’entreprise et dans le sens cherché par ces camarades. C’est l’intervention d’un camarade de chez Hachette qui, ce soir là, mit en pratique cette dernière méthode ; mais le couperet d’une intervention stoppa net le débat. Il s’ensuivit une discussion assez tendue où l’on entendit déclarer que partir du concret pour aller vers l’abstrait et partir des principes pour retrouver la réalité, c’était la même chose. Pourtant en peu de mots, s’exprimaient là deux conceptions politiques : l’une de l’organisation qui pense avoir à apprendre aux travailleurs, à être leur "avant-garde consciente", l’autre d’un groupe qui essaie de la confrontation des expériences et de la réflexion à partir de celle-ci de formuler ce qu’est le mouvement ouvrier et les rapports de production capitalistes pour que chacun puisse comprendre où il est et ce qu’il fait. Les intentions peuvent paraître les mêmes dans les deux cas, mais les méthodes traduisent des conceptions opposées. Elles traduisent dans les faits la difficile rencontre déjà soulignée entre la pratique et la théorie, les travailleurs et les intellectuels. Précisément ce qui au cours de mai et quelque temps après avait été dépassé. Ceux qui avaient été parmi les animateurs d’une telle rencontre dans le mouvement de mai illustrèrent d’ailleurs en cette occasion, leur conception réelle par leur pratique. Alors que pendant des mois, ils avaient été les animateurs souvent discrets, d’autres fois trop insistants des débats, s’occupant notamment des questions matérielles, ils se refusèrent brutalement à le faire sans donner la moindre explication et pratiquèrent parfois une obstruction évidente. Qu’en mai ils en aient fait infiniment plus alors qu’ils se trouvaient pris dans le mouvement, et qu’ils refusent d’en faire un minimum au service de ceux qui venaient encore en janvier uniquement parce que ceux-ci étaient rebelles à leur conception organisationnelle, permet bien de tirer ces conclusions. Peut-être espéraient-ils que leur attitude entraînerait un "réveil" des camarades d’entreprises qui s’auto-organiseraient ou bien voulaient-ils faire la démonstration que la "spontanéité" était un leurre ; quelles qu’en soient les raisons, ce n’était pas une expérience à tenter car les travailleurs ne sont pas des sujets d’expériences et tout comme en mai, la tâche d’un tel groupe aurait pu consister à apporter à chacun ce qu’il venait alors chercher et qui n’était manifestement plus la même chose qu’en mai.
Le résultat fut qu’il n’y eut ni relève dans ces tâches pratiques ni auto-organisation (aurait-elle eu lieu elle eût d’ailleurs été quelque peu contrée) mais au contraire un affrontement entre les deux noyaux organisés qui y subsistaient lesquels se reprochèrent mutuellement la situation. Dans la lassitude générale des autres présents qui firent comprendre aux intéressés qu’ils ne voulaient pas connaître leurs histoires et se fichaient de toutes ces salades.
A vrai dire, si de tels débats pouvaient avoir lieu c’était parce que les comités d’action d’entreprise périclitaient tout en cherchant désespérément une voie dans une action impossible (et à cause de cela) : au niveau des noyaux d’entreprise, cela se traduisait par la tentative, à l’occasion des mouvements syndicaux du début 69, de faire du parallélisme syndical, soit de l’intérieur des syndicats, soit à l’extérieur, en tentant d’utiliser pour les dévier les mots d’ordre syndicaux (toujours la pensée du dépassement des syndicats) alors que cela finissait toujours par leur donner un contenu. Au niveau du groupe inter-entreprise, cela donnait la recherche du fait exemplaire pouvant être redistribué partout pour inciter à l’action, de l’occasion (comme une journée d’action) pour distribuer un tract "percutant" comme si l’on avait soudain accès à une tribune au milieu de bonzes syndicaux. Les groupuscules mieux organisés dans leur recherche d’efficacité et super activistes, excellaient dans ce genre de sport, et la compétition, vu les faibles moyens du groupe inter-entreprise, faisait encore plus ressortir la dérision de la voie ainsi choisie à ce moment-là.
Il n’est pas inutile d’exposer dans le détail ces discussions car elles permettent d’apporter une réponse aux "questions d’organisation" dont on discute abondamment partout. Réponse basée sur une expérience que beaucoup ont vécue dans les circonstances exceptionnelles de mai à la dimension d’une société et non plus d’une entreprise.
Passée la période de lute, de tels organismes (comités d’action ou inter-entreprise) ne peuvent se survivre que s’ils abandonnent la voie qu’ils avaient suivis pendant la période de lutte. S’ils persistent à vouloir "organiser et agir" ils sont condamnés tôt ou tard à disparaître, ou bien à devenir les cellules des groupuscules existant dans lesquels la façade "unifiée" masque souvent des vicissitudes semblables dans les groupes de base.
Par contre, de tels groupes peuvent subsister s’ils savent comprendre que leur "période active" a été celle au mouvement tout entier et qu’ils n’ont été alors qu’un instrument adapté à ce mouvement. Lorsqu’il n’y a plus d’action, c’est seulement un échange d’informations, de réflexion, de discussion théorique qui peut regrouper des camarades d’entreprise. Encore faut-il que l’échange se situe au niveau de ce que chacun vient chercher dans de tels groupes (tout comme les travailleurs dans la "période active") et que les plus politisés ne cherchent pas à imposer leurs vues et leurs conceptions. C’est-à-dire finalement récupérer une action : les comités d’action de base meurent à vouloir à tout prix agir pour entraîner, le comité inter-entreprise à vouloir être l’école du militant du CA.
Ce qui a été le produit d’une situation en mai ne peut se fixer comme tel et les groupes divers qui survivent ne seraient pas plus les cellules d’un nouveau mouvement que les groupuscules ne le furent dans le mouvement de mai. Précisément, la "leçon de mai" est qu’aucun "groupe dirigeant" — au sens le plus large du terme — ne peut plus s’imposer et qu’au contraire tous doivent se fondre dans le courant lorsque ce courant resurgit. Si tous ces noyaux peuvent se définir une tâche c’est précisément celle de disparaître dans le mouvement ouvrier lorsque son action, quelle qu’elle soit, prend des conséquences révolutionnaires et d’en être l’agent et l’instrument à la fois selon les propres nécessités des travailleurs en lutte.