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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Viet-nam : exposé d’un camarade
ICO N°39 - Mai 1965
Article mis en ligne le 19 septembre 2021

par ArchivesAutonomies

Le texte qui suit est le résumé de l’exposé d’un camarade à la réunion du 24 avril et de la brève discussion qui a suivi.

Quelle attitude devons-nous avoir devant une guerre qui se déroule actuellement, il ne faut pas se contenter d’analyses ou d’attitudes superficielles, mais voir clair en profondeur.

Je viens de lire un article sur la guerre au Viet-nam (Révolution Prolétarienne, N°153, Mars 1965, R. Hagnauer, "Faut-il choisir ?") : l’auteur déclare que dans le Sud, sous l’occupation américaine, il y a une liberté relative (puisqu’il y a lutte armée, des grèves, des manifestations, des putsch) alors que dans le Nord, c’est l’enfer, la dictature totale et il conclut ainsi : "A Moscou et à Pékin, il y a de violentes manifestations populaires que la police tolère et encadre, parce qu’elles expriment la volonté des maîtres" (souligné dans le texte). "A New-York, il y a des manifestations populaires contre la guerre au Viet-Nam, donc contre la politique du gouvernement". "Avant de choisir entre le Socialisme et l’Impérialisme... nous avons choisi pour les travailleurs du monde entier la liberté relative ou la servitude absolue. Pour ma part, j’ai choisi, et vous ?"

C’est doublement faux : d’une part c’est un dilemme faux et dangereux que de poser les situations comme un choix entre deux impérialismes, entre deux camps [1] d’autre part, le régime dans le Sud est aussi terroriste et policier que celui du Nord.

Ce n’est qu’en reprenant l’histoire des luttes en Indochine que l’on peut voir comment évolue la situation.

L’Indochine, ancienne colonie française n’est pas une unité : d’un côté le Cambodge et le Laos sont de civilisation indienne, de l’autre le Viet-Nam (Tonkin, Annam, Cochinchine) sont de civilisation chinoise. Les réflexions qui suivent concernent surtout la Cochinchine ; elles sont le reflet de mon expérience vécue jusqu’en 1948, et d’informations diverses ultérieurement.

Pour bien comprendre ce qui se passe, il faut se pénétrer de l’idée que l’Indochine est peuplée de 98% de paysans ; c’est une guerre de paysans qui s’y déroule qui a pris, au cours des occupations successives, soit des formes latentes, rarement des formes ouvertes.

En fait, la résistance paysanne a toujours existé, parce que les paysans furent toujours opprimés, mais ils ne voient pas clair et sont prêts à soutenir une tendance politique quelconque qui paraît correspondre à leur propre tendance, se libérer du joug des propriétaires fonciers et de l’oppression impérialiste.

Au début du siècle, l’occupation française bouleverse les structures traditionnelles (royauté et lettrés dépossédés, catholicisme imposé) mais s’appuie sur les propriétaires fonciers pour dominer. De 1868 à 1900 les sociétés secrètes (royalistes voulant rétablir l’ancien régime) exploitent l’hostilité des paysans contre le colonialisme et les gros propriétaires. Les insurrections paysannes fréquentes sont noyées dans le sang, les meneurs exécutés.

En 1916, une société secrète "le Ciel et la Terre" réussit à entraîner une insurrection paysanne, les troupes françaises étant retirées pour combattre en Europe. Les paysans attaquent la prison de Saïgon (avec des armes blanches et des amulettes qui doivent les rendre invulnérables aux balles...). C’est la répression, le poteau d’exécution, ou le bagne (cette période est décrite dans le livre "Les sociétés secrètes en Terre d’Annam", de G. Coulit, 1926).

La condition paysanne, c’est un esclavage inimaginable. La cellule de base de la domination impérialiste reste la commune traditionnelle (qui n’a rien à voir avec le village européen mais regroupe des hameaux dispersés — les paysans demeurent dans des paillotes). Les notables — les propriétaires fonciers — sont désignés par les français pour former le conseil des notables qui administre la commune, c’est-à-dire aide à lever l’impôt personnel (dû sous peine de prison). Les paysans riches qui disposent de la terre qu’ils exploitent eux-mêmes en employant quelques ouvriers agricoles sont en minorité. Ils sont dans l’aisance. Les paysans moyens qui vivent péniblement sont des fermiers. Le plus grand nombre c’est des paysans pauvres qui sont au bord de la misère avec un minuscule lopin de terre, qui doivent travailler en plus chez les propriétaires fonciers. Les prolétaires des rizières sont les travailleurs exploités par les paysans riches et les propriétaires fonciers : ils travaillent la terre, servent comme domestiques, bouviers, etc. Tout ce monde de paysans est exploité par l’impérialisme dont les propriétaires fonciers forment les agents économiques et d’administration à la campagne. La bourgeoisie des villes est une fraction de la classe des propriétaires fonciers.

Les véritables insurrections paysannes commencent vers 1930. Dès cette époque, il y a une concurrence entre les nationalistes et les communistes pour gagner les paysans ; c’est une succession de grèves ouvrières, de manifestations, d’insurrections paysannes ouvertes ;

  • 1926 : grève de l’arsenal,
  • 1930 : mutinerie de Yen-Bay (Tonkin) déclenchée par les nationalistes républicains — des officiers sont fusillés (nui du 9 au 10 février),
  • 1931 : manifestations paysannes contre l’impôt personnel et la corvée,
  • 1936-1937 : grèves généralisées des ouvriers et manifestations paysannes, sous la direction des communistes (staliniens et trotskystes) (Front Populaire en France),
  • Le 29 septembre 1939 : à la déclaration de guerre, les français raflent les militants de tous bords, nationalistes, religieux, communistes, les envoient à Poulo-Condor (le bagne), les parquent dans des camps dans la forêt, où ils seront décimés,
  • 1940 : insurrection paysanne organisée par le parti communiste, écrasée par les français.

Les paysans ne connaissent que leur réalité directe : leur misère par manque de terre — leur outil de travail — les propriétaires qui les oppressent soutiennent et profitent des occupants français (ou autres après), les exactions de l’administration coloniale (impôts, etc.), le pillage et les tueries des troupes d’occupation (quelles qu’elles soient). Il ne sait rien de ce qui se passe ailleurs ; il n’a aucune image du socialisme ; il se révolte, il tue les notables et sa pensée c’est d’avoir la terre pour vire et de supprimer l’occupant et ses auxiliaires.

Que propose le Parti Communiste (fond vers 1929 — l’ancienne "Jeunesse Nationaliste" transformée) aux paysans : le partage des terres et l’abolition de la propriété foncière et il prône une "dictature démocratique ouvrière et paysanne". Les groupes trotskystes proposent la même chose mais prônent une "dictature du prolétariat". Communistes et trotskystes parlent également d’indépendance nationale, de libération paysanne par la réforme agraire (on retrouve les schémas de la "Révolution permanente"). En Indochine, il n’y a que quelques 100.000 ouvriers. Les trotskystes ont quelques cellules ouvrières pour leur dictature du prolétariat (lequel est inexistant) ; les communistes s’implantent dans les campagnes.

L’occupation japonaise aboutit de plus en plus au pillage économique avec la complicité des français ; la misère est incroyable (dans la Plaine des Joncs en certains endroits les paysans n’ont qu’un seul habit de sac de jute par couple, la femme reste nue à la maison pendant le mari va travailleur). Les sectes magico-religieuses se développent sous forme de bandes armées.

Le 9 mai 1945, le Japon met au rancart toute l’administration française et jusqu’à la capitulation tente d’organiser le pays pour seconder ses troupes. De jeunes paysans sont enrôlés dans des organisations paramilitaires appelées "Jeunesse d’avant-garde". En août 1945, à la capitulation c’est le "vide politique". Les forces "organisées" sont ces organisations paramilitaires et les sectes-bandes chez lesquelles on peut analyser le passage de l’esprit de secte (forces occultes, drapeau, symboles) à l’esprit de parti (direction inconnue omniprésente, drapeau, symboles). L’Indochine a été partagée à Potsdam par le fameux 17ème parallèle, influence chinoise (Chine de Tchang-Kaï-Chek dont Mao-Tsé-Toug prendra la relève en impérialisme) au Nord, influence anglaise au Sud. Les Japonais donnent les armes aux nationalistes pour créer des difficultés aux occupants ; les anglais réarment les français libérés des camps ; le PC se déclare du côté des alliés (russes, américains, et anglais). Les jeunesses paysannes (organisation paramilitaire japonaise) deviennent la force organisée du PC stalinien). Les trotskystes organisent une "centurie ouvrière" — embryon d’une organisation militaire (tramways de Saïgon). Tout le monde est sur les dents.

C’est dans ces conditions qu’éclate l’insurrection. Le PC développe méthodiquement son plan pour la prise du pouvoir. A Saïgon, pour la première fois se déroule une manifestation incroyable de 300.000 — la plupart jeunesses paysannes sous contrôle stalinien — mais aussi brigands tatoués, torse nu, sectes bouddhistes... armées. Le PC manœuvre pour former un gouvernement provisoire. Ils promettent aux paysans la terre, la suppression des impôts. Le jour suivant la manifestation le gouvernement d’Ho Chi Minh est proclamé dans le Sud. Les français réarmés cherchent à réoccuper Saïgon. Le 23 septembre 1945 des batailles de rues s’y déroulent ; la situation est confuse ; les paysans se retirent ; le PC organise les maquis, (assassine tous ses opposants : trotskystes, nationalistes, magico-religieux) ; en fait un véritable Etat, un embryon d’Etat en guerre contre l’Etat français, puis américain.

La guerre s’est poursuivie jusqu’à maintenant sous cet aspect. Le paysan rêve toujours à ce qu’on lui a promis ; il ne voit aucunement l’aspect global des choses ; au niveau de sa commune, il y a toujours un occupant — américain -, des notables, qui le pressurent, il subit la guerre, le pillage, etc. S’il se révolte, il n’a pas d’autres ressources que de prendre le maquis lequel est entièrement contrôlé par le parti communiste et le Nord ; comme dans le passé, il identifie son combat et celui du parti qui veut arriver au pouvoir. Au lieu de se libérer, il met en place une autre classe : la bureaucratie.

Devant une telle guerre entre Etats, on ne peut rien. Le seul problème des pays "arriérés" est celui de la terre mais il ne peut pas être résolu sur une base nationale. Les paysans pauvres doivent participer à une libération globale comprenant aussi bien les pays avancés que les autres, le socialisme exprimant la solidarité internationale. Sinon, la "révolution" amène l’enrôlement des paysans par un Etat et une guerre entre Etat nationaux et, ouvertement ou en coulisse, entre impérialismes.

Ces évènements permettent de faire la critique de toutes les théories trotskystes ou autres, sur l’indépendance nationale. Partout on voit s’installer ds régimes semblables sous cette couverture, qu’ils se qualifient ou non "dictature du prolétariat".

QUE FAIRE DANS UNE TELLE SITUATION ?

En Indochine, prendre position conduit immédiatement sous l’emprise totalitaire de l’un ou l’autre camp, ou bien à être éliminé par l’un ou (et) l’autre. Depuis le début de la guerre en 1945, tous les opposants révolutionnaires ont été éliminés (assassinats, "accidents"...) par le PC. À l’échelle de l’histoire et du monde, tout prend sa véritable dimension. Que faire ? Si l’on est sur place, se terrer, fuir, essayer d’échapper à l’emprise totalitaire de l’un ou l’autre camp ; mais en période de guerre entre Etat, c’est difficile et dangereux d’éviter l’embrigadement. Si l’on est ici, on n’a pas le droit de mentir et de laisser croire qu’un choix entre un camp et un autre est une issue.

PS — Nous n’avons pas eu le temps d’approfondir la discussion sur ce qu’on appelle la "réforme agraire" et le partage des terres aux paysans. Nous pensons que sous un Etat capitaliste — dirigé par les capitalistes ou bureaucrates ou ouvriers — la vraie libération du paysans exploité et opprimé est impossible, quel que soit le régime imposé ou accordé suivant l’aspiration générale des paysans pauvres : partage des terres ou collectivisation étatique, tout n’est que tromperie au profit de l’Etat et changement de forme dans l’exploitation du travail paysan.

Tout comme la gestion ouvrière n’a un sens socialiste qu’avec la fin de l’Etat capitaliste et que les ouvriers n’existent plus comme classe ouvrière, la fin de l’esclavage du paysans n’aura lieu que simultanément avec celle de l’ouvrier.