Un des aspects remarquables de la situation actuelle au Viêt-nam, c’est la mêlée guerrière des mythes du communisme et de la démocratie, dont les paysans sont les victimes, la guerre de religion larvée entre bouddhistes et catholiques, ainsi que la présence active des sectes magico-religieuses, écho de la fin de l’époque du colonialisme français.
Pour essayer de saisir l’aspect intime de ces mouvements conditionnés par la lutte des puissances mondiales, nous passons en revue sommairement les tendances mystiques sous-jacentes, qui en constituent un des ressorts les plus sous-estimés, mais qui nous semblent, en des circonstances historiques explosives, orienter fortement l’action des hommes.
Le culte des ancêtres, c’est ce qui occupe intimement l’âme du paysan cochinchinois. Les ancêtres sont toujours présents dans le logis ; si pauvre que soit la maisonnée, ils y ont leur autel où, chaque jour, à la tombée de la nuit, on leur brûle des baguettes d’encens. Ils dorment près des leurs, dans le voisinage de la maison, ou pas bien loin, en terrain communal, dans le "champs des tombeaux". Chaque année, au jour anniversaire de leur morte, on leur prépare un repas, car ici, ce n’est pas la naissance qu’on commémore, mais la disparition d’entre les vivants ; quant aux ancêtres lointains, on les accueille tous le dernier jour du dernier mois lunaire, la veille du Têt - le jour de l’an - ; leurs autels fleuris, ont les fête durant quatre jours, puis on se sépare d’eux en leur offrant de la monnaie symbolique, papier or et argent, ainsi que des vêtements de papier somptueux. Le Génie du Foyer, à qui on a offert les sacrifices du départ, le vingt-troisième jour du douzième mois lunaire, lorsqu’il est parti informer l’Empereur de Jade (Maître du ciel et du Destin des hommes), de ce qui se passe dans la maison, revient en même temps que les ancêtres, et est reçu avec des dons hissés au haut d’une longue perche de bambou dressée devant la maison.
Le chef de famille est le chef du culte ; à sa mort, c’est le fils aîné qui s’en chargera. L’entourage mystique immédiat du paysan, son panthéon, c’est le Génie du Foyer qui a son petit autel à côté de celui des ancêtres ; le dieu du Sol et souvent celui du Puits. Le culte collectif au niveau du village, c’est le culte du génie tutélaire qui a son temple, petit ou grand, dans chaque agglomération. En cas d’épidémie, tout le village s’assemble pour participer aux sacrifices et cérémonie d’exorcisme souvent conduit par un des paysans doués de pouvoirs magiques. Dans la nuit, la résonance profonde de la cloche lointaine de la pagode rappelle aux pieux la présence du Bouddha. Pour le foyer du paysan, la pagode est loin, le "Palais du Ciel" le nirvana bouddhiste est loin aussi, quelque part dans la direction du coucher du soleil, mais l’imagination s’exalte quand le bonze explique ce qu’on devient après la mort. On croit à des réincarnations successives et purificatrices, et qui conduisent au nirvana, illumination finale. Le bouddhisme et le culte des ancêtres s’épousent profondément. On est lié aux ancêtres, leurs actions d’autrefois se répercutent sur leurs descendants, de même que toute action bonne des vivants contribue à abréger la détention purgatoire des ancêtres dans les "geôles souterraines", leur permettant ainsi de se réincarner rapidement sur terre. En cultivant le bouddhisme, on agit dans ce sens et on entretient cet espoir. Quand le malheur frappe le paysan, on l’entend prendre à témoin le Ciel et la Terre, ou l’ensemble des quatre puissances qui, parmi tant d’autres, peuplent son univers mystique, et s’exclamer : "Ciel, Bouddha, Démons, Esprits !".
Religion générale au Viêt-nam, le bouddhisme ne peut être conçu à l’image de la religion catholique en Europe : Les bonzes, corps sacerdotal hiérarchisé, sont sans emprise organique sur la population. Groupés en communautés, ils s’occupent du culte bouddhiste dans les pagodes, vivent des dons et de leur travail d’agriculture, aussi modestement que les villageois. On a recours à eux essentiellement en cas de décès, de funérailles, pour guider l’âme vers les "Palais sombres" ; dans les maladies graves, leurs prières, adressées aux divinités bouddhistes, peuvent soit guérir, soit abréger les souffrances des agonisants ; enfin, on peut les inviter à venir réciter les livres sacrés au foyer, appelant ainsi la paix sur la maison. Les villageois font de leur mieux pour reconnaître ces services, offrant gâteaux et fruits, et même quelque monnaie. On est bouddhiste sans aucune obligation rituelle ; vieilli, on commence à songer à la mort, on "descend ses cheveux", les femmes en particulier ; on se purifie en s’abstenant de tout produit animal le premier et le quinzième jour du mois lunaire, ainsi que les jours anniversaires de Bouddha et des divinités bouddhistes ; on va des temps en temps jusqu’à la pagode, faire quelque offrande, et écouter parler de la doctrine de Bouddha ; on observe de son mieux les cinq interdits : Ne pas détruire la vie des êtres vivants, ne pas voler, ne pas commettre d’adultère, ne pas manquer à sa parole, ne pas abuser d’alcool. De temps en temps, la pagode rassemble pour les fêtes de quelques villages environnants. C’est une occasion de rencontre et de joie. C’est là toute la pratique religieuse du bouddhisme, les relations entre pagode et villageois sont entièrement libres
À cette vie spirituelle s’ajoutent les traditions confucianistes se conservant à travers toute une menue littérature de contes et légendes qui se transmettent oralement de génération en génération, et de pièces de théâtre tirées de l’histoire chinoise et jouées au temple du village par des troupes ambulantes, en l’honneur de génie tutélaire. La morale confucianiste se résume en la pratique des cinq vertus cardinales : humanité, équité, observation des rites, sagesse, sincérité ; en le respect des trois rapports humains fondamentaux : souverain-sujet, père-fils, mari-femme, ainsi que la réalisation des cinq "permanents" : affection entre père et fils, justice entre prince et sujet, conduite spécifique entre mari et épouse, observance des rangs d’âge, fidélité entre amis et compagnons. La notion des rapports prince-sujet a disparu avec la colonisation, sauf chez quelques anciens lettrés nationalistes. Quant aux autres traditions, elles restent vivantes à la campagne, surtout chez les générations du premier demi-siècle. Mais en ville, la morale de la piastre se substitue de plus en plus à la sagesse aristocratique des anciens Chinois.
(A suivre)