La guerre que mène le paysan dans les rizières pourrait être vue comme la continuation d’une tradition de l’homme révolté avec cette constante malheureuse : il meurt dans l’illusion de combattre pour la fin de sa faim, pour la chute du joug séculaire aussi lourd que la terre, mais toujours son dur labour nourrit ses exploiteurs compatriotes ou étrangers, toujours il est spolié.
Vers la fin du XIXe siècle, la paysannerie se soulève, guidée par les lettrés qui veulent rétablir le régime royal ; or, dans un tel régime, le paysan est serf.
Au début du XXe siècle, les nationalistes qui veulent établir un État monarchique, s’appuient sur l’agitation paysanne ; les paysans croient plus ou moins que la réussite de leurs meneurs par l’éviction des étrangers sera la fin de la misère et du servage, le retour à l’âge d’or mythique. Au sein de la dictature policière permanente caractéristique du régime colonial, leur opposition latente ne peut s’exprimer que dans ses sociétés secrètes dirigées par des chefs occultes. L’emprise du PC sur la paysannerie ne sera, quelques décennies plus tard, que la suite de cette tradition. Mais avant d’aborder cette période, nous nous arrêterons sur la grande révolte cochinchinoise de 1916, organisée par la société secrète du Ciel et de la Terre, une des plus influentes parmi les très nombreuses sociétés secrètes qui groupaient essentiellement les paysans. Le but du mouvement était d’en finir avec la domination française, et de porter au trône Phan Xich-long, devin-magicien se disant fils de l’empereur Hamnghi, qui avait résisté à l’occupation française. Pour adhérer à cette société on prêtait serment contre l’occupant en buvant un peu de sang, un serment disaient les textes "aussi vaste et important que les monts et les mers" ; on jurait de s’aider mutuellement, de ne jamais s’abandonner les uns les autres, même dans les périls les plus grands, de se corriger de ses défauts, de fuir l’avidité, de ne pas prendre la femme d’autrui, de n’entrer en rivalité avec aucune de ses prochains, de ne pas déguiser ses opinions, de ne pas faillir. Aux paysans fidèles était promis le destin du héros s’ils mouraient pour la cause, la vengeance du Ciel et de la Terre s’ils trahissaient ; dans ce dernier cas, ils seraient noyés, brûlés, mordus par les serpents ou percés de flèches... Le serment prêté, on priait le Ciel et la Terre et tous les Génies, à qui on rappelait la tragédie de l’occupation : "C’est un malheur pour nous de rencontrer les Européens qui ont conquis notre terre depuis bien des années ; ils nous ont opprimés, nous et notre Roi. Les philosophes restent dans les rizières, mais les hommes sans qualité se font fonctionnaires... Les mœurs deviennent déplorables...". Dans les pagodes, où l’on se réunissait la nuit, les adhérents recevaient des amulettes d’invulnérabilité. Certaines après avoir été avalées, décuplaient la force et le courage ; d’autres devaient d’abord être brûlées et on en absorbait de la cendre mêlée à de l’alcool ; elles assuraient le succès et protégeaient les Esprits...
En 1913, huit bombes éclatent à Saïgon et à Cholon. Phan Xich-long est arrêté. Pendant la guerre de 14-18, une partie de troupes françaises est envoyée en métropole, les paysans vont tirer profit de cette circonstance. La nuit du 15 février 1916, les partisans de Phan Xich-long attaquent la prison de Saïgon où il est détenu depuis trois ans. Contre les fusils et les mitrailleuses, ils n’ont que leurs coupe-coupe et leurs amulettes. Cependant à Bien-hoà ils arrivent à s’emparer de la prison et à libérer les détenus. Mais dans l’ensemble, le mouvement est vaincu et les paysans arrêtés sont envoyés en déportation ou devant les pelotons d’exécution.
Les années vingt voient s’organiser dans la clandestinité de nouveaux groupes nationalistes plus ou moins inspirés de l’esprit occidental : le Vietnam quôc-dân dang, parti nationaliste du Viêt-nam, le Vietnam thanh-niên cach-mang dông-chi hôi, association de la jeunesse révolutionnaire du Viêt-nam, etc. Ils tendent vers l’établissement d’une république indépendante et démocratique. Leur activité conspirative aboutit à l’explosion de 1950 dont nous parlerons prochainement et à la naissance du PC.
(A suivre)