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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Viet-nam - La condition paysanne. Naissance du prolétariat industriel
ICO N°54 - Novembre 1966
Article mis en ligne le 19 septembre 2021

par ArchivesAutonomies

Il est nécessaire, avant d’en venir à l’examen de l’emprise du PC sur le mouvement paysan, de se pencher sur les conditions de vie matérielle de la paysannerie à l’époque coloniale. Elles peuvent être dans une large mesure comparées à celles du serf du moyen âge en Europe.

À la veille de la période de bouleversement actuel, les paysans pauvres, sans terre, constituent les 2/3 de la population rurale. Ce sont ou des ouvriers agricoles (journaliers, domestiques) ou des ta-diên (ta : prendre en location, diên : rizière) qui n’ont d’autres moyens de vivre que de se faire exploiter par les propriétaires fonciers ; la rente est habituellement payée en nature par un prélèvement qui peut atteindre 70% de la récolte car, outre le loyer de la terre, de la maison, des buffles, le ta-diên doit l’intérêt usuraire du paddy, de la semence et de l’argent qu’il est pratiquement obligé d’emprunter à son propriétaire ; les jours de fête et lors des cérémonies chez les propriétaires, il doit venir travailler gratuitement et offrir des cadeaux ; cette coutume féodale est appelée công-lê (công : corvée ; lê : cadeaux rituels). Des astuces sordides ajoutent parfois à la spoliation du ta-diên ; citons comme exemple l’emploi de mesures truquées : des touques n’atteignant pas 40 litres (gia) pour mesurer le paddy prêté au paysan, mais dépassant 40 litres pour mesurer le paddy remboursé. Quelques mauvaises récoltes ou autres aléas suffisent pour endetter de père en fils une famille de paysans, et la lier ainsi impitoyablement au seigneur de la terre.

Le troisième tiers de la population englobe tous les petits propriétaires dont la large majorité ne possède que de maigres lopins de terre : au Tonkin, 586 000 paysans détiennent moins de 36 ares de terrain cultivable, 283 000 moins d’un hectare 80 ares : 60 000 de 1 ha à 3 ha 6 ; en Cochinchine, beaucoup sont possesseurs d’un ou deux hectares. Souvent la terre ne permet à la famille que de ne pas mourir de faim, et quand la famille s’agrandit, elle n’y suffit même plus. En période de crise, beaucoup sont expropriés pour dettes contractées auprès des gros propriétaires.

Ils travaillant leurs propres terres ; les plus aisés s’adjoignant quelques ouvriers agricoles. Les impôts sont trop lourds pour la population paysanne. L’impôt personnel auquel chacun est soumis quelles que soient ses ressources, est un des plus impopulaires ; au cas où il n’est pas payé, le paysan est mis aux fers dans la maison communale sous la responsabilité des notables, puis le cas échéant jeté en prison ; un autre impôt particulièrement impopulaire est la gabelle : le sol est de première nécessité pour la nourriture du paysan qui mange essentiellement du riz assaisonné de nuoc-mâm (saumure de poisson) et du poisson salé ; les salines étaient libres avant la conquête française et le nuoc-mâm longtemps, non taxé, fut à son tour frappé d’un impôt. La taxe communale, la patente étendue aux petits cultivateurs s’ils vendent leurs produits, l’impôt foncier si l’on possède quelque terre, dérivent vers l’État ce qu’ont laissé le propriétaire foncier, l’usurier chinois ou indien, le fonctionnaire corrompu... Le paysan est souvent au bord de la faim.
Une infime minorité possède 60% de la terre : ce sont les grands propriétaires fonciers qui vivent non de leur travail, mais de la rente, et constituent d’autre part l’armature administrative et politique du régime colonial, ainsi que l’agent économique de la Banque de l’Indochine ou de ses dépendances ; c’est par leur intermédiaire que le capital financier prélève sa part du surtravail paysan. Dans l’Ouest cochinchinois se concentrent en leurs mains des superficies impressionnantes : des propriétés de 1 500 à 18 000 hectares ont été recensées dans la province de Mythe où 31% de la terre appartient à 1% seulement des propriétaires, et de Bac-liêu où 65% de la terre appartient à 9,6% des propriétaires. Un des fondements de la concentration des terres était le prêt usuraire pratiqué par les propriétaires fonciers s’appuyant sur la Banque de l’Indochine, mais il y eut aussi des accaparements purs et simples par truquages légaux. L’affaire de Dông Nec-Nan (dans l’Ouest cochinchinois) vers la fin des années vingt illustra cette situation et fit un tel scandale que les accapareurs durent reculer. Une famille de paysans avait, de génération en génération, conquis son domaine sur la nature, par un travail obstiné de défrichement. Un beau matin, un huissier leur signifie que la terre qu’ils cultivent est, selon le cadastre, propriété accordée par concession à une riche de la ville ; la famille jure de se défendre jusqu’à la mort contre qui viendra saisir sa récolte ; à l’arme blanche, ils tuent un gendarme français désigné à cet effet, il y a des morts des deux côtés, et l’opinion publique réagit avec une telle sensibilité que l’administration coloniale fait volte-face et rétablit dans ses droits la famille menacée d’expropriation.

Les plus grands domaines appartiennent aux Européens qui exploitent un prolétariat agricole très misérable, recruté sous la pression d’une grande misère. Les planteurs du caoutchouc du Sud recrutent par contrat hommes et femmes du Centre et les transforment en espèce de forçats soumis à toutes sortes de brutalités ; des montagnards Moïs engagés comme policiers veillent armés de fusils à ce que ces ouvriers contractuels ne s’évadent pas de ces régions malsaines où ils meurent comme des mouches ; les évadés repris, les tribunaux les condamnent à la prison pour rupture de contrat de travail.

Le prolétariat industriel n’est guère plus nombreux que le prolétariat agricole. Aux premiers rangs des industries capitalistes modernes, se placent les Charbonnages du Tonkin, les mines métalliques, la production de l’énergie électrique, les chemins de fer, les ports, la navigation à vapeur, quelques industries de transformation des produits du sol, minéraux, végétaux et animaux, (cimenteries, verreries, tuileries, rizeries, distilleries, sucreries, textiles...) etc. Le total des salariés en 1929 aurait été, suivant les statistiques officielles, de 221 052 seulement, y compris les travailleurs "réglementés", opposés aux travailleurs "libres". Parmi les premiers comptent les contractuels des plantations d’hévéas et de nombreux chantiers.

À côté du travail salarié, l’État colonial français utilise le travail forcé, la réquisition, pour les grands travaux de défrichage, de terrassement, la construction des routes, des ponts, des chemins de fer, des ports, les travaux hydrauliques, etc. Hommes et femmes utilisés à ces travaux sont payés en rations misérables et traités comme des bêtes de somme ; ceux qui survivent reviennent à la paysannerie.

Le prolétariat nouvellement né a ses racines profondes dans la paysannerie. Il est mal payé, maltraité et soumis à des conditions insalubres et féroces de la période dite de l’accumulation primitive en Europe. En 1931, le revenu annuel moyen du travailleur était de 49 piastres, c’est-à-dire de 490 francs, alors que le petit fonctionnaire européen gagnait 5 000 piastres.

La condition ouvrière est telle qu’un auteur parle de la "traite des coolies" (P. Monet, Les Jauniers, NRF). Dans les Charbonnages du Tonkin, les ouvriers sont pressurés par les contremaîtres recruteurs (caï) qui prélèvent une commission sur leurs salaires de famine et leur sous-louent au prix fort des paillotes de la société. Les hommes, les femmes travaillent de douze à quatorze heures par jour, les enfants de dix ans, douze heures. Pour les retenir dans ce bagne, la paie du mois écoulé se fait le 21 du mois suivant. Dans les fabriques de textiles, la journée de travail est de quatorze heures 7 heures du matin à 9 heures du soir y sont employés les enfants de huit à dix ans.
Les premières grandes explosions paysannes et ouvrières au Viêt-nam datent de 1930 et s’inscrivent dans le courant international de la révolte des opprimés et exploités contre le capitalisme mondial en crise.

(A suivre)