Dans un article précédent, nous avons évoqué les mouvements paysans qui éclatèrent dans la période de la guerre de 1914-1918. Une des causes directes en fut le "volontariat" pour la défense de la mère patrie (mâu-quôc) : ce fut la goutte qui fit déborder la coupe de haine du paysan contre le régime colonial. Dès que fut déclarée la guerre "fraîche et joyeuse", les notables des villages reçurent l’ordre de recruter des "volontaires" pour la métropole. Des chasses à l’homme furent systématiquement organisées ; les paysans adultes abandonnèrent leur paillote pour s’enfuir, se terrer dans les marécages et les forêts. Ceux qui étaient pris étaient ligotés et transportés comme des bêtes au chef-lieu des provinces pour être embarqués. Femmes et enfants restaient dans le dénuement. Des poèmes populaires sont nés de cette tragédie déchirante. Quelque quarante mille Indochinois furent ainsi expédiés vers l’ouest lointain ; les uns allèrent chercher la mort au front, les autres furent utilisés dans l’industrie, notamment dans les poudreries et les arsenaux. Après 18, les survivants réintégrèrent le servage des rizières ; quant aux "héros" qui avaient laissé leur peau dans les tranchées de Champagne et de Verdun, ils eurent droit aux honneurs posthumes. Au Temple du Souvenir de Saigon, cet édicule en forme de pagodon à l’orée du Jardin Zoologique en lit sur une stèle de pierre polie ces strophes lyriques :
"Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie
Ont droit qu’à leur cercueil la foule vienne et prie
Entre les plus beaux noms, leur nom est le plus beau...
La voix d’un peuple entier les berce en leur tombeau".
Quelques-uns des méritants médaillés eurent droit à un emploi de gardien de prison ou de milicien.
Au début des années vingt, fut ébauché à Paris un mouvement réformiste groupant quelques étudiants et intellectuels vietnamiens, en général d’origine bourgeoise. Les quatorze points de Wilson, le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, leur laissaient entrevoir des possibilités : ils réclamaient des libertés démocratiques et l’accès des couches possédantes au pouvoir. Un cahier de revendications fut remis au gouvernement français, mais sans résultat. L’esprit plus que modeste de ces revendications pourrait être illustré par le paragraphe suivant extrait d’une brochure d’un des signataires du cahier, Nguyen an Ninh :
"Les Annamites formés par les écoles françaises désirent pour leur race une évolution lente et sûre, sous la souveraineté française, vers la forme constitutionnelle des nations européennes. Quelques-uns parmi eux, patriotes éclairés, se sont dévoués à une propagande dans la masse pour essayer de démonter à celle-ci les dangers de la revanche et les avantages du patriotisme qui accepte, sous la souveraineté française, l’évolution vers la liberté politique promise dans des discours officiels. Ils croient à la collaboration possible entre Français et indigènes. Mais si les coloniaux s’entêtent à refuser aux Annamites les libertés élémentaires, ils ne peuvent désapprouver la violence de la masse et l’action des émigrés."
Un autre des signataires, l’ingénieur agronome Bien Quang Chiêu, formera vers 1925 le Parti Constitutionnaliste Indochinois, parti des propriétaires fonciers qui demande "la continuation et la consolidation de la tutelle de la France" à la condition "qu’on cesse de comprimer leurs élans le plus nobles vers le développement intégral de leur personnalité humaine" (Dang Lâp-hiên). Ce parti entièrement légal, fut aux côtés du gouvernement colonial français dans la répression sanglante dirigée contre le mouvement paysan de 1930. Devenu conseiller colonial, Bien Quang Chiêu possédait en 1931 mille cinq cents Ha de terres.
Tout autrement évolua le premier signataire que nous avons mentionné, Nguyen an Ninh, licencié en droit. De retour à Saigon, vers 1926, il se vit offrir un poste dans la justice et une concession de trois cents Ha de terres. Il refusa le tout et fonda un journal d’opposition en langue française, "La cloche fêlée", tout organe d’opposition dans la langue du pays étant interdits. Le journal fut fermé, et Ninh jeté en prison. Plus tard, une société secrète paysanne porta son nom, la Société secrète Nguyen an Ninh, dont le but était de chasser les Français d’Indochine. Sa vie fut une suite de persécutions politico-policières. Pour vivre, il fut réduit à divers petits métiers, dont celui de cocher. Et lorsqu’éclata la guerre de 40, il fut comme tous les suspects politiques, envoyé au bagne de Poulo Condor où il mourut.
La révolution russe de 1917 devait influencer une partie de la jeunesse nationaliste émigrée en Europe et lui imprimer une nouvelle direction. D’un autre côté les bolcheviks entendaient soutenir les mouvements nationalistes coloniaux, en vue de l’affaiblissement des puissances impérialistes. C’est alors que commença la carrière politique de Nguyen ai Quôc, l’actuel Ho chi Minh, qui avait quitté le Viêt-nam pour la France en 1911.
Il avait milité dans le Parti socialiste français et voté la rupture de 1920 avec la majorité qui fonda le PCF. Envoyé à Moscou en 1923 par le PCF, il assista au 5ème Congrès de l’Internationale communiste en 1924 et fonda en 1925 l’Association de la Jeunesse révolutionnaire (Vietnam Thanh-niên cach-mang dông-chi hôi) dont il fut de l’étranger, le chef occulte.
Parallèlement à cette société secrète à base paysanne et intellectuelle, s’organisait, en 1927 au Tonkin, avec Nguyen Thai Hoc, le Parti nationaliste du Viêt-nam, (Vietnam Quôc-dan dang), et autres groupuscules à tendance analogue.
Rappelons ici que le mot Parti ne doit pas être compris comme en Europe. Le parti des propriétaires fonciers, qui n’est fait en réalité que de quelques individus agissant en vue de leurs intérêts privés, est le seul "parti" autorisé ; il est même favorisé par le gouvernement colonial ; il édite deux feuilles, l’un en français, "La Tribune Indochinoise", l’autre en vietnamien, "Duôc nhà nam (La Torche de l’Annam)". Mais tout ce qui est opposition est secret, ne peut avoir qu’une existence conspirative et tombe automatiquement sous l’accusation de manœuvres subversives, article 91 du code pénal modifié ; si pour se procurer les fonds nécessaires à l’activité, on se livra à des coups de main tels que l’attaque à main armée de la chaloupe de la Cie Nguyên van Kiên à My-tho, vers la fin des années vingt, le "parti" est juridiquement traité comme association de malfaiteurs dont les membres risquent la cour d’assises. De toute façon, c’est la torture et le bagne, si on n’est pas envoyé de vie à trépas par la torture. On adhère sous serment, et on est exécuté par les frères de combat en cas de trahison volontaire ou non. On imagine la rigueur terrible des conditions de la lutte. L’affaire dite du n. 5 de la rue Barbier à Saigon est restée dans les mémoires. Les mœurs les plus strictes étaient imposées aux membres de l’Association de la Jeunesse révolutionnaire qui juraient de se considérer comme frères et sœurs. Un jeune révolutionnaire s’éprend d’une camarade de lutte, Nguyen thi Ng. Il a dérogé à la règle et est exécuté par l’organisation. L’affaire se termine devant la cour d’assises qui fait tomber trois têtes.
Revenons au parti de Nguyen Thai Hoc, dont le but était de "chasser les Français du territoire" et "former un gouvernement républicain annamite sincèrement démocrate". Après trois ans d’activité souterraine, et dans l’espoir de donner le signal d’une insurrection générale, il souleva la garnison vietnamienne de Yên-bay au nord-ouest de Hanoï. Une dizaine d’officiers et de sous-officiers français furent massacrés dans la nuit du 9 au 10 février 1930 et des bombes lancées sur Hanoï le lendemain. Le mouvement avorta, la répression ayant été subite et violente, avec bombardement du village de Cô-am, suivi de massacres de la population par la Légion étrangère. Les membres du parti furent traqués, arrêtés, condamnés. Le 23 mars, la cour criminelle de Yên-bay prononça trente-neuf condamnations à mort. Nguyen Thai Hoc avait 26 ans. Avant d’être exécuté, il expose une dernière fois sa position dans une lettre adressée aux députés français :
"En équité, le droit de tout citoyen est de vouloir sa patrie libre. En humanité, le devoir de tout individu est de secourir son frère malheureux.
Que vois-je ? Depuis plus de soixante ans, ma patrie est asservie par vous français. Mes frères souffrent sous votre domination, ma race est menacée dans son existence. J’ai donc le droit et le devoir de défendre mon pays et mes frères. [...]
Ceci dit, je tiens à vous déclarer que si les Français veulent désormais occuper l’Indochine en toute tranquillité, sans être gênés par aucun mouvement révolutionnaire, ils doivent :
1° abandonner toute méthode brutale et inhumaine,
2° se comporter en amis des Annamites, non plus en maîtres cruels,
3° s’efforcer d’atténuer les misères morales et matérielles en restituant aux Annamites les droits élémentaires de l’individu : liberté de la presse,
4° ne plus favoriser la concussion des fonctionnaires ni leurs mauvaises mœurs,
5° donner l’instruction au peuple, développer le commerce et l’industrie indigène..."
et Nguyen Thai Hoc signe : "Votre ennemi le révolutionnaire Thai Hoc".
(A suivre)