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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Viet-Nam - Les révolte paysannes de 1930
ICO N°57 - Février 1967
Article mis en ligne le 19 septembre 2021

par ArchivesAutonomies

La défaite sanglante de l’insurrection nationaliste organisée par le parti de Nguyen Thai Hoc et la répression féroce qui s’ensuivit fit pratiquement disparaître de la scène politique le Viêtnam quôc-dân-Dang. Remarquons en passant que cette tendance républicaine et démocratique inspirée de la révolution bourgeoise chinoise de 1911, du Kuoming tang et des idées de la révolution française de 1789 étaient celle d’une fraction de la jeunesse pensante venue des couches aisées et de la paysannerie ; la bourgeoisie indigène, née du régime colonial et strictement conditionnée par lui, liée au capital bancaire français, n’a rien de commun au point de vue idéologique avec la bourgeoisie européenne sous l’ancien régime : elle vit du régime colonial et elle le sert ; craignant de mourir avec lui, elle est étrangère à toute velléité d’indépendance nationale.

1930 marque la véritable entrée en scène de la seconde fraction de la jeunesse nationaliste, celle qui s’inspire de la révolution russe de 1917. Nguyen ai Quôc envoyé en Chine comme secrétaire de Borodine (le conseiller russe de Tchang Kai-chek) par la III Internationale, réunit à Hong-Kong les délégués de trois formations de cette tendance (dont l’Association de la jeunesse révolutionnaire), pour les fondre en un parti unique, le Parti communiste indochinois.

Ce parti est encadré par des révolutionnaires professionnels formés surtout à Canton (Hoang-phô) et à Moscou ; on y trouve des instituteurs, des collégiens, quelques bacheliers et journalistes, des paysans de tout âge, des ouvriers, des coolies, des notables, des jeunes femmes ; dans cette dictature policière permanente qu’est le régime colonial, la jeunesse pensante et souffrante n’a d’autre alternative que d’accepter une terrible iniquité sociale ou d’affronter la mort et la torture dans la lutte ; son élan la porte à l’action, ce même élan humaniste des années agitées 1925-1926, dont parlait déjà Phan van Ham dans son livre : Croupissant dans la Grande prison (Ngôi tu kham lon) à propos de la lutte menée par Nguyen an Ninh  :

La jeunesse soudainement se lève ; les pervers et les traîtres s’épouvantent comme si la hache du Ciel était prête à tomber sur eux (Thanh-niên dôt khoi, phuong gian ninh kinh hôn to nhu thây bua troi gân sa truoc mat)". Le vieux mysticisme des paysans écrasés se nourrit maintenant d’un nouveau mythe, le communisme. À cette époque la vraie révolution russe n’est déjà plus qu’un souvenir, la bureaucratie est déjà puissamment installée sur le dos des ouvriers et des paysans russes ; Tchang Kaï Chek, l’homme des hommes a déjà égorgé les ouvriers de Canton dans l’automne de 1927 et fusillé les prolétaires de Chang-Haï ; mais dans la geôle indochinoise, que peuvent savoir les âmes ardentes qui montent "à l’assaut du ciel" ?

"Quand la terre est changée en un cachot humide,
Où l’Espérance, comme une chauve-souris,
S’en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris"

Baudelaire

Comment se rendre compte du vrai et du faux de ceux qui viennent de loin, qui ont vu ce que vous n’avez pu voir, qui ont bravé mille dangers pour traverser les frontières et qui risquent leur vie avec vous.

L’activité des militants se déployait évidemment dans la plus stricte clandestinité. La structure secrète du parti était parallèle à la structure administrative coloniale. À la tête du Tonkin, de l’Annam et de la Cochinchine, trois comités de pays (xu-uy) organisent des comités de province (tinh-uy) ; ces derniers organisent des comités de délégations (quân-uy) qui dirigent les comités de canton (tông-uy), puis vient la cellule de base du village (chi-bô). Le comité central (trung-uong) coiffe le tout et reçoit les directives de Moscou. La propagande se fait par tracts, réunions clandestines, diffusion de feuilles ronéotypées : "Co do (Le Drapeau rouge)", "Co vô-san (Le Drapeau prolétaire)", "Nha-quê (Le Laysan)"... On constitue secrètement des syndicats de paysans (Nông-hôi) et des syndicats rouges d’ouvriers (Công-hôi) des groupes d’autodéfense (dôi tu vê). Des drapeaux rouges, des banderoles apparaissent inopinément portant la faucille et le marteau ; ces symboles sont tracés un peu partout par des mains inconnues ; ils viennent de la Russie (Nga) lointaine, et le nom de ces pays prend tout à coup une résonance mystique à travers les rizières. Une présence invisible s’affirme de plus en plus ; elle s’impose dans un sentiment mêlé de peur et d’espoir. L’activité policière redouble, impuissante à enrayer ces manifestations, présages d’une catastrophe indéfinissable ; et cette activité souligne encore la puissance de ce qui se prépare. Le programme est mis en vers, on le chante  :

Nous prenons la parole pour appeler et conseiller nos frères ouvriers, paysans et soldats. Il faut nous grouper, décider de lutter. L’injustice séculaire, devons nous la laisser régner toujours ? Que les cinq continents s’unissent donc en un seul corps ; que ceux qui travaillent et qui souffrent se rassemblent. Nous abattrons l’impérialisme, les fonctionnaires, les notables et les propriétaires fonciers, ils ne mangeront plus sur notre dos et cesseront de nous pressurer. Ils lèvent des armées pour piller les autres pays. Parmi nous, ouvriers et paysans, combien en est-il qui ont péri déjà.

Frères, que faut-il faire ? Il faut nous soulever et lutter jusqu’au bout. Dans le monde entier, en Chine, en Allemagne, en Angleterre, ouvriers et paysans se sacrifient ; suivons les pas de la Russie, chantons la fraternité et la liberté. Nous créerons un monde où les prolétaires auront le pouvoir. Sur toute la terre, il n’est pas un seul coin sans ouvriers et paysans ; leur force est immense ; bien plus, leur génie est grand. Le parti est puissant, qui préside à la réalisation de la doctrine de clarté. Vite, agissons avec lui, ouvriers, paysans, soldats."

Une chanson est composée à l’intention des soldats indigènes :

"N’ayons qu’un seul cœur, nous frères soldats. Nous allons lutter contre nos officiers. Les intérêts et les droits doivent être partagés pour le bien de tous. Peu nous importent les galons, rouges, blancs, or ; pourquoi vouloir le titre d’officier et les décorations ? Ils nous méprisent, ils nous trompent, ils disent qu’il faut aimer la patrie, qu’il faut aimer le peuple et qu’il faut donc constituer une armée pour sauver le peuple avec la mère patrie. La mère patrie, nous ne la voyons pas sauver le peuple. Nous voyons le peuple qui souffre de la faim et du froid, et personne ne s’en inquiète. Ainsi, frères soldats, debout, vite. Avec les ouvriers et les paysans, emparons-nous du pouvoir, suivons l’ombre du drapeau rouge. Vive le communisme indochinois."

La force souterraine qui s’organise, le mouvement occulte qui travaille obscurément la campagne, explosera au grand jour dès le premier mai 1950 et se manifestera pendant plus d’un an en de véritables insurrections qui ébranleront le système colonial.

En Cochinchine, le premier mai, les paysans de Cao-lanh manifestèrent en masse pour réclamer la suppression de l’impôt personnel et la diminution de la rente foncière. Le 3 et le 29 du même mois ils manifestaient à nouveau ; à Cho-moi, à Tan-Duong, à O-môn, à Vinh-long, puis aux environs de Saigon, à Ba-Hom, Duc-Hoa, Bên-luc, Hoc-mèn... les manifestations se suivaient, parfois sanglantes, les paysans tombant sous les balles de mousqueton des miliciens. En Septembre, à Thanh-loi et Huu-thanh, des maisons communales furent saccagées, les registres fonciers brûlés, ainsi que ceux de l’état civil. Des tracts apparurent, invitant les paysans à se révolter contre l’administration française, à célébrer l’insurrection de Yen-bay ; des feuilles secrètes circulaient, organisant la liaison par l’information ; à Saigon même, à la fin de l’après midi du 9 février 1931, un groupe d’auto défense tenta de haranguer la foule qui sortait d’un match de football ; l’intervention de la police coûta un mort à cette dernière. À Huu-thanh, Tân-tao et Duc-Hoa, des notables policiers furent exécutés.

Ces tentatives de former des cellules, des syndicats rouges, de déclencher des grèves à la Compagnie des eaux et d’électricité, à la Cie dranco-asiatique des pétroles, à la Standard Oil, dans la région de Saigon Cholon furent moins suivies que le mouvement paysan.

Dans le Nord-Annam, où existait un prolétariat industriel et agricole surexploité, éclata une insurrection de la misère. Paysans et ouvriers étaient travaillés par deux sociétés secrètes, dont l’Association de la jeunesse révolutionnaire susdite, devenu PC. Des arrestations eurent lieu et des grèves surgirent aux usines de Bên-thuy. Des manifestations pacifiques pour réclamer des diminutions d’impôts, des taxes, des augmentations de salaires et protester contre les mauvais traitements réunissaient ouvriers et paysans dépourvus de riz et d’argent. La police les dispersait, tuait parfois. La colère grandissait. Cet fut la première année de la crise économique mondiale. Dans les trois provinces de Vinh, de Ha-tinh et de Nghê-an, où les paysans voyaient le tiers du maigre produit de leur travail tomber aux mains du fisc et des notables. À Thanh chuong et Nam-dan, ils incendièrent les maisons des notables et détruisirent les locaux de la sous-préfecture ; dans l’absolue impossibilité d’acquitter leurs impôts ils marchèrent sur Hung-nguyên le 12 septembre par milliers pour en demander la suppression ; les avions envoyés pour les bombarder en tuèrent plus de 200 et en blessèrent un millier. À Huong-son, Cau-lôc, Can-xuyên, Ki-anh... les manifestations prenaient le même caractère de violence. L’administration continua à terroriser la population tenue dans une situation intolérable. Cette jacquerie célèbre, organisée par le Parti communiste indochinois qui aboutit à une tentative de "prise du pouvoir" et de distribution des terres aux paysans par le parti, et qui fut connue sous le nom de mouvement des soviets de Nghê-tinh fut écrasée par une répression dont le caractère de barbarie dépasse l’imagination (cette "prise du pouvoir" par le PC était considérée comme une "aventure" par l’Opposition de gauche dans la IIIème Internationale). La détresse et la disette étaient telles que les troubles continuaient malgré tout. On lâcha sur les pays la Légion étrangère qui fusilla des centaines de suspects sans jugement ; des villages entiers furent bombardés et complètement rasés, cas du village de Phu-an à 60 km de Vinh. Des innocents étaient massacrés de sang-froid, pour l’exemple. Le résident supérieur avait donné carte blanche aux légionnaires et aux aviateurs pour fusiller, bombarder et exécuter. Des milliers et des milliers de paysans périrent les pieds dans les fers dans les camps de prisonniers.

Dans le sud, bien que le mouvement eût un caractère moins insurrectionnel, la répression ne fut pas moins sanglante. Les arrestations furent suivies de tortures. Les 120 hommes qui furent jugés en mai 1933 étaient les survivants qui avaient fini par avouer les pires inventions policières. À l’issue du procès à la sauvette qui ne dura que cinq jours, huit condamnations à mort furent prononcées et 970 années de bagne distribuées à 79 condamnés. L’un d’eux était âgé de 89 ans.

Le mois suivant, la cour criminelle d’Hanoi acquittait les légionnaires dont les tueries avaient fait scandale à Vinh, s’inspirant de la politique du gouverneur général de l’Indochine qui, en 1931 récompensait en argent les militaires et gendarmes chargés de la répression contre la révolte paysanne.

Ainsi se déroula le début de la guerre des paysans sous l’emprise du PC.

(A suivre)