Nous avons vu comment la crise économique mondiale s’était répercutée au Viêt-nam dans des révoltes essentiellement paysannes et dans l’éveil du mouvement ouvrier, que la répression au début des années trente décapita momentanément.
Des étudiants vietnamiens formés en France se groupent dans les deux tendances principales qui divisent la Troisième Internationale : staliniens et trotskistes. Quelques-uns avaient été expulsés de France après leurs démonstrations contre les condamnations de 1930 consécutives à la mutinerie de Yen-bay. Moscou forma des militants chargés de reconstituer le Parti communiste dans l’illégalité ; le noyau du nouveau parti illégal tomba rapidement sous les coups de la répression policière ; devant le tribunal de Saigon, un des leaders, Tran van Giàu, actuellement des services d’information de Hô chi Minh, questionné sur son état, se déclara révolutionnaire professionnel ; avec ses compagnons, il rejoignit les condamnés de 1933 au bagne de Poulo-Condor. Également dans la clandestinité naquirent vers 1932 de petits groupes trotskistes sous l’égide de quelques expulsés de France ; des bulletins reproduits à la gélatine propagèrent dans le secret les discussions théoriques des groupes Vô-san (Le prolétaire) de Ta Thu Thâu, Thang-muoi (Octobre) de Ho Huu Tuong, et autres, parmi les quelques travailleurs éveillés de la ville. Le second de ces groupes reprochait au premier sa tendance conciliatrice à l’égard des staliniens. Inspirés de la Révolution Permanente, ces disciples de Trotski préconisaient la "dictature de prolétariat" en alliance avec la paysannerie pour accomplir une "révolution permanente" dont les tâches premières seraient la libération nationale par la lutte anti-impérialiste, la réforme agraire par l’abolition de la propriété foncière et le partage des terres aux paysans. Tandis que les staliniens conspiraient pour une "dictature démocratique ouvrière et paysanne" qui réaliserait les mêmes objectifs. L’influence politique occulte des trotskistes était essentiellement citadine ; les staliniens s’enracinaient à la campagne de par l’origine de leur mouvement et y propageaient l’idée que les trotskistes étaient les ennemis des paysans.
En 1933, à l’occasion des élections municipales de Saigon, staliniens et trotskistes tentèrent une action légale commune en constituant une liste unique, la "liste des travailleurs" (sô lao-dông). Pour se présenter il fallait être sinon propriétaire, du moins patenté : le professeur trotskiste, Ta Thu Thâu se fit marchand de nattes rue Lagrandière, tandis que le journaliste stalinien Nguyen van Tao devenait limonadier au Vieux Marché. Des réunions électorales commencèrent à se tenir dans le petit théâtre local Thành-xuong : les coolies, les employés de commerce, les ouvriers de Saigon, les jeunes, furent ouvertement exhortés pour la première fois à la lutte pour les huit heures, pour le droit syndical, pour le droit de grève, par ces candidats au Conseil municipal qui sollicitaient les voix des citadins pour les "représenter". Le succès de ces réunions alarma la police, qui ferma le théâtre Thành-xuong ainsi que les théâtres de banlieue (Khanh-hoi, Tân-dinh) ; les réunions rendues impossibles par cette intervention policière se transformèrent en manifestations de rues. La liste bourgeoise du Parti constitutionnaliste fut battue et la liste des travailleurs eut au Conseil municipal la majorité des sièges réservés aux Viêtnamiens. Ce fut au moment de cette agitation légale qu’apparut "La Lutte", journal hebdomadaire de front unique entre staliniens et trotskistes de Saigon, en langue français. (On sait qu’aucun journal de langue indigène ne pouvait paraître sans l’autorisation préalable du gouvernement colonial ; "La Lutte" ne pouvait avoir pour lecteurs qu’une mince couche de la population citadine, celle qui savait lire le français ; il fut pourtant souvent l’objet de saisies et de poursuites mais, en langue vietnamienne, il n’aurait même pas eu l’autorisation de paraître). Le vieux Ganofski, publiciste français vivant pauvrement en marge des milieux coloniaux, prêta son nom à "La Lutte" comme gérant. Dans la suite, cet esprit libre fut inquiété à plusieurs reprises et jusqu’à sa mort, il paya les conséquences de son geste désintéressé.
Ce front unique local dicté par la nécessité de "La Lutte" contre une forte oppression coloniale se détériora bientôt par l’évolution de la politique russe et en conséquence, de la politique du PC français. Le pacte franco soviétique de mai 1935 fit de la France une alliée de la Russie et le PC français eut pour tâche de défendre la "démocratie française" contre le fascisme. Docilement le groupe stalinien bannit de son jargon habituel "l’impérialisme français" et ne parla plus d’indépendance nationale ; il imprima une direction purement réformiste à ses mots d’ordre. De grosses divergences surgirent dans "La Lutte", mais le groupe de Ta Thu Thâu ne rompit pas l’unité formelle avec les staliniens. La vague de grèves suivies d’occupations d’usines et la formation du Front Populaire en France, en juin 1936 eurent immédiatement leur écho dans la péninsule indochinoise où se renforça le courant réformiste. Sur l’initiative du groupe "La Lutte" un front populaire connu sous le nom de Mouvement du Congrès indochinois (Phong-trào Dông-duong Dai-hôi) se forma avec le Parti constitutionnaliste bourgeois pour élaborer les revendications relatives aux réformes politiques, économiques et sociales qu’on présenterait au gouvernement de Front Populaire de la métropole. À la fin de 1935 s’était constitué un petit groupe trotskiste clandestin, La Ligue des Communistes internationalistes, qui en juin 1936, par tract en langue vietnamienne, lança le mot d’ordre des "comités d’Action" chez les ouvriers et les paysans ; ses militants furent aussitôt jetés en prison. Aux paysans qui commençaient à s’agiter de manière violente contre les impôts et les taxes et pour la réduction du taux de fermage, les staliniens conseillaient le respect de l’ordre. L’effervescence chez les ouvriers se manifestait par des grèves partielles et aboutit à la grève généralisée de 1937, englobant les ouvriers de l’Arsenal de Saigon, les ouvriers du chemin de fer trans-indochinois (Saigon-Hanoi), les mineurs du Tonkin, les coolies des plantations d’hévéas, c’est-à-dire le gros du prolétariat. Ils revendiquaient la journée de huit heures, les libertés syndicales, de grève, de réunion, de presse, etc. Ce fut pendant la lutte que les ouvriers aidés par les militants, organisèrent leurs comités de grève, de secours, de liaisons dans tout le pays. Il y a quelque chose de spontané dans cette vague revendicative d’explosions en chaîne, dans cette prise de conscience limitée chez les ouvriers et les paysans. Ils se nourrissaient de l’illusion des possibilités de liberté et d’amélioration sociale qu’offrait le Front Populaire de la métropole ; l’agitation, la propagande des groupes politiques organisés, dont les membres se comptaient sur les doigts, leurs activités légales et souterraines, ne suffiraient pas à expliquer ce vaste mouvement.
C’est alors que le socialiste Brévié, nommé gouverneur de la colonie par le gouvernement de Front Populaire, prit en main la répression. Non seulement l’ébauche de syndicats ouvriers formés durant la grève généralisée fut interdite, et les militants condamnés à la prison (octobre 1937) mais le Mouvement du Congrès indochinois lui-même fut dissous. Brochures et journaux trotskistes et staliniens qui avaient pu paraître quelque temps en langue vietnamienne, furent à nouveau interdits et la législation du travail resta lettre morte. Il devint difficile aux staliniens de continuer l’apologie du Front Populaire qui n’avait en rien modifié fondamentalement la politique coloniale.
Les procès de Moscou battaient leur plein ; le Parti communiste français envoya à Saigon le député Honel donner aux staliniens locaux l’ordre de rompre avec les trotskistes. Laissant "La Lutte" aux trotskistes, les staliniens employèrent contre eux les mêmes méthodes venimeuses que leurs maîtres du Kremlin : ils présentèrent leurs compagnons de la veille, dans leur nouvelle feuille "Le Peuple" (plus tard "Dân-chung") comme espions du Mikado et provocateurs ; le temps des assassinats méthodiques sera évoqué quand nous arriverons à la période 1945-1946. L’obéissance totale et immédiate du groupe stalinien à l’injonction de Moscou ne peut s’expliquer que par le fanatisme, qui est aveugle. Des jeunes gens, mus par un idéal, se transformèrent du jour au lendemain en loups hurlant à la mort avec les loups contre les frères de combat avec qui ils étaient la veille encore au coude à coude dans la lutte et dans les prisons. L’embrigadement les avait corrompus et le mouvement des ouvriers et des paysans vietnamiens, dès sa naissance fut ainsi sacrifié à la politique étrangère russe. Comme nous le verrons plus tard, les exploités qui, sous la direction de ces professionnels de la révolution, crurent lutter pour leur émancipation, se forgèrent des chaînes nouvelles : celles d’un monde industriel, le monde de la machine où la production n’est pas fonction des vrais besoins vitaux de l’homme, celles du capitalisme d’État, dont cette "avant-garde révolutionnaire" se mue inévitablement en bureaucratie propriétaire de l’État.
Bien entendu, l’impérialisme français respira bien à l’aise devant le soutien relatif des staliniens à l’intégrité de l’empire. Le pacte Hitler-Staline du 23 août 1939 suivi de la déclaration de guerre du 3 septembre, rompit l’accalmie. Le décret du 26 septembre, qui dissolvait toutes les organisations "relevant de la Troisième Internationale" préluda aux arrestations en masse des militants de toutes tendances, staliniens, trotskistes, nationalistes, chefs des sectes magico-religieuses, en octobre 1939, puis les portes sinistres des bagnes et des camps de "formations spéciales de travailleur", camps de la mort, situés dans des régions insalubres, se refermèrent sur eux, dont peu survécurent. Dans une déclaration de novembre 1939, le Parti communiste indochinois, conformément à la politique étrangère de Staline, dénonçait à la fois la guerre "impérialiste" de la France contre l’Allemagne et les projets d’agression du Japon (contre la Russie). Ce revirement se traduisit en 1940, par une insurrection paysanne larvée en Cochinchine qui fut noyée dans le sang.
(A suivre)