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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Viet-Nam - les sectes et le Viet-Minh
ICO N°66 - Décembre 1967
Article mis en ligne le 19 septembre 2021

par ArchivesAutonomies

Notre information historique n’aurait qu’un bien mince intérêt si nous perdions de vue le but que nous nous sommes assignés : montrer qu’une prise de conscience générale de nature plus profonde est indispensable pour se dégager de la mystification dans laquelle s’embourbent les exploités du monde, tant industriels qu’agricoles. Au Viêt-nam, comme partout dans le monde, les exploités dans leur lutte ont été dupes de ceux en qui ils avaient cru voir leur avant-garde, leurs sauveurs suprêmes ; notre espoir c’est une prise de conscience de ces ouvriers et de ces paysans qui souffrent aussi bien dans le nord du pays que dans le sud, et de tous les exploités du monde auxquels leur sort est lié, la conscience que la libération à l’égard de l’esclavage des usines, des rizières et des guerres, ne se réalisera que par la lutte autonome, sans embrigadement au sein d’organisations politiques, syndicales ou militaires, dont la structure et l’idéologie conduisent des militants dévoués à se muer en nouveaux maîtres, organisateurs d’un univers industriel et concentrationnaire, de bureaucrates dirigeants qui défendent leur nouvelle situation d’exploiteurs au nom de la marche de l’Histoire (avec un grand H) et d’autres principes d’imposture tels que la justification des pires moyens qu’ils imposent aux ouvriers et aux paysans.

Si, comme nous l’avons vu, le gouvernement colonialiste français fit procéder dès le début de la guerre à l’arrestation en masse et au bannissement des "individus dangereux" pour le régime, c’est qu’il craignait une agitation subversive, averti qu’il était par les insurrections paysannes de 1916 fomentées par la Société secrète du Ciel et de la Terre (Thiên-dia hôi) et celles des années ’30, de fraîche mémoire ; le pouvoir espérait que, les meneurs "mis hors d’état de nuire", les masses ne seraient plus qu’un "serpent sans tête".

Les jeunes marxistes emportèrent dans les bagnes leur rêve de "transformation de la guerre impérialiste en guerre civile", mais les mots prononcés à Zimmerwald et venus de l’Europe lointaine, leur illustration dans les événements russes de 1917, n’en continuèrent pas moins à résonner mystiquement dans les esprits ; une chanson du PC élaborée vers 1935 et appelant à la guerre civile, couvait dans les cœurs : "Nous saisirons l’occasion de la guerre entre impérialismes et quand (la Russie des) Soviets sera attaquée, nous ferons la guerre civile (Thua luc dê-quôc tranh-chiên, voi luc dang Sô-viêt lam nôi-chiên mau)". C’est sur la propagande en faveur de la même idée dans une feuille trotskiste illégale ronéotée, "l’Avant-garde (Tiên-dao)", que le procureur près le tribunal de Saigon avait appuyé son réquisitoire lors du procès de la Ligue des communistes internationalistes en septembre 1936.

Les arrestations préventives n’empêchèrent pas les paysans de l’ouest cochinchinois de s’insurger en décembre 1940 et un soulèvement éclata à Bacson au Tonkin en la même année. La répression fit des milliers de tués et les cours martiales envoyèrent les capturés à la mort et aux bagnes. Les prisons étaient tellement pleines qu’un certain nombre de détenus furent enfermés dans des péniches amarrées près de Saigon où ils périrent comme des mouches.

Le "matérialisme dialectique" de Karl Marx joint à la théorie de la "révolution bourgeoise démocratique" de Lénine n’était pas la seule doctrine messianique à s’être propagée dans les campagnes ; le "paradis russe" n’était pas seul à s’emparer de l’imagination et à miroiter dans le rêve des ouvriers et des paysans du Viêt-nam depuis les années trente ; des sectes religieuses d’inspiration prophétique promettaient non seulement le salut dans l’autre monde, mais un salut proche, dans ce monde même, aux paysans mangés par les sangsues, englués dans la boue profonde des rizières et qui, au-delà de leurs haies de bambous, ne voyaient que l’immensité d’un ciel sans espoir. Nous nous étendrons quelque peu sur deux de ces sectes, toujours vivantes actuellement, parce qu’elles appartiennent à la chronique politique des années ’40 et qu’elles sont peu connues parmi nous : les sectes Cao-dai et Hoa-hao. Leur existence et leur développement dans une fraction importante de la paysannerie du Viêt-nam du Sud permettent de saisir le mysticisme parallèle des adeptes paysans de Karl Marx. Que l’emblème de l’espoir fut Cong-san (stalinisme), Cao-dai (Haut-Palais = Être suprême) ou Hoa-hao (Bouddhisme rénové du village de Hoa-hao) le rêve était le même pour tous : le salut par une rénovation universelle du monde, salut dont les moyens seraient pour les staliniens la subversion sociale afin de sortir des chaînes du servage, se libérer des propriétaires fonciers et voir la fin des cho-san (chiens de chasse), police des notables représentants du pouvoir français ; pour les sectes religieuses, la pratique d’une éthique de "vie, amour, vérité" conforme aux volontés divines et plus individuelle que sociale.

Le mouvement Cao-dai surgit d’une vision au cours de laquelle apparut "l’esprit de Dieu". En 1925, une nouvelle vision cette fois d’un ancien conseiller colonial, Lê van Trung, poussa ce dernier à instituer le nouveau culte, naturellement suspect au gouvernement colonial. Une basilique fut édifiée à Tây-ninh, à une centaine de kilomètres au Nord ouest de Saigon, sans aucun architecte mais selon les indications techniques révélées de Cao-dai, l’être suprême, symbolisé dans ce temple par un œil rayonnant dans un triangle. Cet être suprême fut considéré comme ayant été annoncé par Bouddha, Confucius, Lao-Tseu, Jésus, Mahomet, ainsi que par tous les saints et génies de l’humanité, Victor Hugo compris, et les textes canoniques de la secte furent écrits au cours de séances spirites. Rien de nouveau dans cette religion, il s’agit du même idéal d’amour universel que dans le bouddhisme ou dans le christianisme, mais elle devint un pôle d’attraction spirituelle en dehors du catholicisme, religion coloniale officielle d’où l’inquiétude du gouvernement français qui envoya le pape Cao-dai, Pham công Tac, au bagne de Son-la au Tonkin, puis, au début de la guerre l’exila à Madagascar. Comme nous le verrons plus tard, ce mouvement purement religieux, qui avait recruté ses adeptes dans les couches aisées et qui s’était organisé en église hiérarchique à l’image de l’église catholique devint une force politique qui se lança dans la mêlée militaire de l’après-guerre.

La secte Phât-giao Hoa-hao a son origine dans une tradition prophétique ancienne. Son fondateur Huynh phu Sô ("le bonze fou", Dao khung) était né dans l’ouest cochinchinois, au village de Hoa-hao vers 1919. Maladif et illuminé, il s’était rendu dans le Sept Monts (Bay-nui) auprès d’un ermite, pour se livrer à la méditation et s’initier aux sciences ésotériques. Guéri, il revint au village vers 1939 et y prêcha un bouddhisme libéré de la pompe cultuelle c’est-à-dire un idéal de pureté ascétique répondant à la pauvreté du menu peuple, ce qui fit son audience de larges couches de paysans pauvres. À travers le langage sibyllin propre aux illuminés, Sô avait semblé prédire la guerre franco-japonaise. Son influence s’était développée. Chose intéressante, la persécution dont il fut l’objet de la part du gouvernement colonial, l’auréola davantage et son pouvoir ne cessa de croître souterrainement dans les paillotes ; les fidèles faisaient de ses lieux de déportation (Mytho et Bacliêu en particulier) des lieux de pèlerinage tandis que le psychiatre Tâm chargé par la police française de le soigner pour "folie" lors de son internement à l’hôpital de Choquan, section des prisonniers, devenait son disciple fervent.

Rappelons qu’après la défaite française en Europe, les Japonais occupèrent l’Indochine et, en accord avec Vichy, conservèrent l’appareil administratif et répressif français, avec un nouveau gouverneur colonial désormais à leur service. La politique des Japonais tendit à éliminer la tendance stalinienne et à rechercher un compromis de collaboration avec les tendances nationalistes et les sectes ; en 1942, le "bonze fou" exilé au Laos fut libéré par eux et lorsque, le 9 mars 1945, les Japonais eurent mis fin au gouvernement colonial français, ils armèrent les adeptes de ces deux sectes, espérant les utiliser comme auxiliaires militaires en cas de débarquement américain.

Revenons aux staliniens et à leurs activités, jusqu’à la prise du pouvoir en 1945. Hô chi Minh, qui vivait en Chine, dans le Kouang si, réunit en mai 1941, un congrès qui groupa des éléments vietnamiens de toutes provenances et forma avec eux, sous l’étiquette peu compromettante de Viêtminh (abrégé de Viêtnam dôc-lâp dông-minh, Ligue pour l’Indépendance du Viêtnam une organisation dont la direction effective appartenait à ses propres partisans.

Les généraux chinois du Kuoming tang réunirent une seconde conférence des réfugiés politiques vietnamiens en Chine, le 4 octobre 1942 à Lieou-tcheou, dans le but d’écarter la tendance communiste et mirent sur pied le Dông-minh hôi, Association pour la Libération Nationale, présidé par le vieil émigré prochinois Nguyen-hai Thâ ; Hô chi Minh fut emprisonné pour 18 mois. Cependant, au Congrès de Lieou-tcheou de mars 1944 au cours duquel fut élaboré le programme d’un "gouvernement républicain provisoire du Viêtnam", le Viêtminh était représenté, il avait un portefeuille. Ce programme consistait en deux points : liquidation de la domination française et japonaise, indépendance du Viêt-nam avec l’aide du Kuoming tang ; tandis que les nationalistes de ce gouvernement restaient en Chine où ils attendaient que l’intervention du Kuoming tang leur assurât le pouvoir au Viêt-nam, le groupe de Hô chi Minh, sous la bannière du Viêtminh, rentra au Tonkin et s’établit dans la région de Thai-nguyen. Lorsque le coup de force japonais du 9 mars 1945 mit un terme à l’autorité française en Indochine, le Viêtminh se trouva pratiquement maître du Haut pays. S’orientant politiquement vers les alliés (Russie, Chine nationaliste, Grande Bretagne, États Unis), Hô chi Minh organisa quelques escarmouches contre les Japonais, prit contact avec les Américains à Kun-ming, et en obtint des armes pour lutter aux côtés des alliés. Après la capitulation des Japonais le 15 août 1945, le groupe de Hô chi Minh (le Viêtminh) était déjà une force militaire organisée.

(A suivre)