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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Viet-Nam - Août 1945. Avènement de Hô chi Minh
ICO N°67 - Janvier 1968
Article mis en ligne le 19 septembre 2021

par ArchivesAutonomies

Nous examinerons ici la situation qui permit la prise du pouvoir par Hô chi Minh et ses partisans du Viêtminh en août 1945.

Les premiers coups de canon inaugurant en Europe la "continuation de la politique" des puissances par le sang des esclaves, ouvrirent à l’impérialisme japonais, en pleine guerre de conquête de la Chine depuis 1937, la perspective de réaliser le plan de la Grande Asie de Tojo, par l’éviction des anciens maîtres occidentaux du sud-est asiatique. En 1940 sur le refus des Français de laisser pénétrer leurs troupes au Tonkin, les Japonais passèrent à l’attaque à Lan-son et Dong-dang dans la nuit du 22 septembre et débarquèrent à Haiphong le 24, après avoir bombardé le port. Ainsi débuta l’occupation japonaise de l’Indochine ; elle conserva l’appareil administratif colonial français ayant à sa tête un amiral de Vichy qui collabora dans une grande mesure avec l’état-major japonais. Le pillage systématique des produits du pays pour les fins de guerre plongea la population dans une misère accrue ; les masses paysannes vécurent plus que jamais dans le dénuement. Bombardements américains, typhons, froid exceptionnel, firent culminer le désastre dans la grande famine de mars à mai 1945, avec environ un million de morts dans le nord, jusque dans les rues de Hanoi.

Dans le sud du pays, les sectes religieuses persécutées par les Français entrevoient un espoir dans le Japon : les cao-daïstes, dont le pape Pham cong Tac vivait exilé à Nossi-lava (Madagascar) comptent sur le retour du prince Cuong-dê réfugié au Japon ; les fidèles du "bonze fou", les Hoa-hao, obtiennent des Japonais en 1942 le retour de leur maître Huynh phu Sô qui avait été exilé au Laos par les Français. Des groupes nationalistes pro-japonais se forment dès 1943 et leurs membres sont utilisés dans les services japonais de propagande et de gendarmerie.

Dans le nord, vers 1943, dans la région montagneuse de Tuyên-quang, voisin de la frontière chinoise, Hô chi Minh organise son foyer de guérilla, se met en contact avec les Américains pour leur demander des armes, se proclamant aux côtés des "alliés démocratiques" "contre le fascisme japonais" ; son "armée populaire" est officiellement instituée dans le maquis à partir du 22 décembre 1944.

Devant l’offensive américaine dans le Pacifique et la menace de débâcle de l’axe Berlin-Tokio-Rome, le japonais, par un coup de force, mettent fin à l’autorité des Français sur toute la péninsule à partir du 9 mars 1945. Les troupes françaises sont désarmées et cantonnées dans leurs casernes, les dirigeants emprisonnés ou mis à mort ; la population est rassemblée et strictement contrôlée. Les Japonais font proclamer l’indépendance par l’empereur Bao-daï et constituer par Trân trong Kim un "gouvernement national" à Huê le 2 mars. Le couvercle de plomb qui pesait sur le pays s’est fissuré. Les masses populaires se sentent soulagées deux brigands vous pillent et l’un est tombé sous les coups de l’autre , prises du sentiment de contentement de l’impuissant, de l’illusion qu’avec "l’indépendance nationale", quelque chose de positif va se produire dans leur condition. Les policiers arrogants du régime français n’apostropheront plus dans les rues de Saïgon, pour vérification de leur carte d’impôt personnel (giây thuê thân) les ouvriers et employés se rendant au travail ; on n’entendra plus les colons français menacer de coups de pied au cul les coolies-pousse qui réclament leur dû. Les membres des groupes nationalistes pro-japonais reçoivent les postes clés de l’administration. La jeunesse du pays, des villes et des villages, est organisée paramilitairement afin de servir de force auxiliaire à l’armée japonaise en cas de débarquement américain ; ce mouvement est connu sous le nom de Jeunesse d’avant-garde (Thanh-niên tiên-phong). Les cao-daïstes forment leurs groupes armés tandis que les Hoa-hao forgent des armes blanches en "attendant les événements", c’est-à-dire l’occasion de prendre le pouvoir. Les militants du groupe stalinien qui ont échappé à la répression ou ont été libérés des camps de concentration après le 9 mars, travaillent en quelque sorte mobilisée par "le gouvernement national" et les paysans et noyautent la Jeunesse d’avant-garde. Tout ce bouillonnement politique dans le sud durant les cinq mois qui précèdent la défaite des Japonais échappe à leur contrôle, tandis que dans les régions du Haut-Tonkin s’étend la zone des groupes armés de Hô chi Minh ; eux aussi attendent les "événements".

Les bombes de Hiroshima et de Nagasaki suivies de la capitulation du Japon le 15 août 1945, marquent une autre ère sanglante pour ce coin d’Asie destiné par les puissances impérialistes (accord de Postdam entre Staline, Churchill et Roosevelt) à être occupé au nord du 17e parallèle par les troupes chinoises, et au sud, par les troupes anglaises. Le nouveau partage du monde efface de la carte indochinoise l’impérialisme français et les Américains comptent, par le truchement des Chinois, de Tchang-Kaï Chek, inclure le nord Viêt-nam dans leur zone d’influence au sud-est asiatique.

Devant le vide politique créé par la reddition japonaise et devançant les troupes chinoises qui allaient ramener avec elles les nationalistes prochinois du Dong-minh-hôi et du Viêtnam quôc dân dang, Hô chi Minh réunit ses partisans au village de Tântrao (province de Thai-nguyên) et créa un Comité de libération nationale du Viêt-nam (Uy-ban giai-phong dân-tôc Viêtnam) dont la majorité se composait d’une dizaine d’anciens membres du PC. Ainsi rompit-il avec le "gouvernement en exil" en Chine, donc avec les nationalistes prochinois. Après quelques manifestations spectaculaires organisées par ses émissaires à Hanoi, Hô chi Minh y fit son entrée à la tête de son "armée populaire" vers août. Le représentant à Hanoi du gouvernement pro-japonais de Bao-Daï, Phan kê Toai, se retira sans ambages. Ainsi se constitua le pouvoir de facto du Viêtminh dans l’indifférence des Japonais qui avaient reçu des alliés la mission de maintenir l’ordre jusqu’à l’arrivée des troupes chinoises. On dit même que les Japonais relâchèrent les quelque quatre cents prisonniers politiques enfermés dans les bâtiments de la Shell et réclamés par le Viêtminh et qu’ils les laissèrent s’emparer des armes. En même temps, des "comités populaires" prirent le contrôle de l’administration dans les provinces et les mandarins disparurent ou se soumirent. Un gouvernement provisoire Viêtminh fut formé à Hanoi le 25 août, présidé par Hô chi Minh ; à Huê, après la démission du gouvernement Trân trong Kim, Bao-daï abdiqua et fut choisi par Hô chi Minh comme "conseiller suprême".

Que s’est-il passé dans le sud du pays après le 15 août ? À Saigon la même absence de pouvoir que dans le nord se fit sentir : les troupes japonaises semblaient frappées d’immobilité en attendant l’arrivée des Anglais, tandis que les Français désarmés depuis le 9 mars attendaient leur "libération" et leur retour au pouvoir. Les partisans de Hô chi Minh (quelques émissaires venus du Tonkin rejoignent le groupe stalinien de Cochinchine), en pleine ville, circulent dans des voitures munies de haut-parleurs en criant : "défendez le ViêtMinh" (ung-hô Viêt minh) Viet Minh, mot inconnu jusqu’alors à Saigon et qui avait tout l’attrait du mystère puis, ils distribuent des tracts, se proclament "aux côtés des alliés Russie, Chine, Angleterre, États Unis pour l’Indépendance". Après une manifestation Viêtminh d’essai organisée le 18 août dans les rues de Saigon, et en l’absence de réaction japonaise, ils appellent à une manifestation générale pour le 20. Pour la première fois dans la vie politique du pays, de véritables masses humaines s’assemblent comme des fourmis dès le matin et emplissent le boulevard Norodom, depuis le jardin botanique jusqu’au palais du gouverneur, puis en ordre, défilent à travers les artères importantes en scandant les mots d’ordre : "À bas l’impérialisme français (Da-dao dê-quôc phap) ! Vive l’Indépendance du Viêt-nam (Vietnam hoàn dôc-lâp) ! Défense du Front Viêtminh !...". Drapeaux et banderoles flottant au-dessus de cette armée mouvante indiquent la présence de la Jeunesse d’avant-garde, la veille encore organisation pro-japonaise, des paysans conduits par des militants staliniens et venus des alentours de Saigon, des ouvriers de Saigon-Cholon, des cao-daïstes, des bouddhistes de diverses sectes encadrés par leurs bonzes, des Hoa-hao, des militants des groupes trotskistes La Lutte et la Ligue des communistes internationalistes. Certains manifestants sont armés de bâtons de bambou. On remarque des banderoles avec des inscriptions insolites "groupe d’assassinat d’assaut (Ban am-sat xung-phong)" arborées par des hommes aux torses nus et tatoués, porteurs d’armes blanches et de vieux fusils. La police vietnamienne au service de l’occupant ne sait plus où prendre les ordres : elle reste impassible devant le défilé à travers la ville en grève, et la foule ne se disperse que dans l’après-midi. Cette manifestation, dont l’initiative appartint au Viêtminh est la tactique classique préparatoire à la prise du pouvoir, elle figure le sceau de l’approbation générale. En réalité chacun est descendu dans la rue avec un espoir différent. Seul sentiment commun mais tout puissant : ne plus voir les Français au pouvoir, vivre la fin du régime colonial.

Du premier éveil de ces masses depuis toujours dans les "menottes et les baillons" émane une tension électrique dans un calme insolite, ce calme préoccupant qui précède la tempête. Toute contrainte est rompue et tout le monde semble vivre un instant de totale liberté, où l’absence de l’État, la carence de la police permet à chacun de se préparer à sa guise à l’éventualité d’un combat terrible. Que l’obscurité à l’horizon d’un changement fondamental ! À Yalta, à Postdam, Roosevelt, Churchill et Staline, ont décidé de notre sort, nous nous jetterons pourtant corps et âme dans un sans lendemain. Devant la perspective de l’arrivée imminente des troupes anglaises, devant la menace du retour de l’ancien régime colonial, l’envoyé spécial de la "France Nouvelle" le colonel Cédile, est déjà à Saigon au palais du gouverneur général , tous les hommes décidés cherchent à se procurer des armes ; chacun vit dans la même atmosphère explosive.

Avec la rapidité de l’éclair, les événements vont se dérouler en ces moments cruciaux de crise générale. Les groupes nationalistes et sectes qui furent pro-japonais restent armés, mais incapables d’initiative : avec la chute du Japon, leur temps est révolu. Le Viêtminh politiquement renforcé par l’avènement de Hô chi Minh à Hanoi et ayant déjà en main le mouvement de la Jeunesse d’avant-garde dont les dirigeants se sont ralliés, fort aussi de la manifestation monstre du 20 dans laquelle il voit l’approbation des masses à sa politique de collaboration avec les "alliés" pour l’indépendance nationale, va imposer son gouvernement.

Bientôt en effet, apparaît sur les murs de la ville une proclamation signée du Comité exécutif provisoire du sud (Uv-ban bành-chanh lâm-thoi Nam-bô). Le comité appelle la population à se mettre derrière lui en vue d’obtenir l’indépendance du pays par la négociation avec les "alliés" et promet la formation d’une république démocratique parlementaire. En même temps que cette affiche annonce la "prise du pouvoir" par le Viêtminh, la liste des membres du gouvernement provisoire présidé par le stalinien Tran van Giau est dressée devant l’Hôtel de ville de Saigon affichée sur une imposante colonne couverte d’étamine rouge ; Nguyen van Tao, autre stalinien, ancien conseiller municipal de Saigon, est désigné pour l’intérieur ; pour donner à leur comité une allure d’union nationale acceptable par les alliés impérialistes dans une éventuelle négociation, les staliniens se sont assuré la collaboration gouvernementale d’un médecin, de quelques intellectuels non staliniens et même d’un propriétaire foncier. Le Comité Nam-bô siège à l’Hôtel de ville, gardé par des miliciens en uniforme blanc. La police et la sûreté se sont ralliées, les commissariats sont contrôlés par les camarades de Tran van Giau ; les pirates de Lê van Viên dit Bay Viên, sont embrigadés comme policiers et agents des futurs assassinats staliniens (on les connaissait depuis toujours sous les Français, sous l’appellation "bandes de Binh-xuyên", du nom d’un hameau situé entre Saigon et Cholon).

L’activité du Comité Nam-bô s’étendit vers les provinces où il constitua ses propres comités provinciaux, qui prirent en main les comités populaires nés spontanément dans les villages, de l’ancienne Jeunesse d’avant-garde. L’arrivée de la commission alliée était annoncée pour le début de septembre. Dans les rues de Saigon flottaient d’immenses banderoles portant des inscriptions de bon accueil en anglais, en russe, en chinois et en vietnamien : "Welcome to the Allied Forces !...". Quelques actes spectaculaires marquèrent la volonté du Comité Nam-bô d’en finir avec la colonisation française : les rues de Saigon changèrent de noms ; la rue Catinat, artère de luxe de la ville, célèbre par ses locaux de la sûreté cachots et chambres de tortures fut baptisée rue de la Commune de Paris ; le boulevard Norodom s’appela boulevard de la République... Les statues des "héros" de la conquête (Évêque d’Adran tenant par la main le jeune prince Canh devant la cathédrale, amiral Rigault de Genouilly au bord de la rivière de Saigon, Bonnard devant le théâtre municipal) et autres monuments de l’ère coloniale furent détruits.

Au matin du 2 septembre, un grand défilé officiel fut organisé par le Comité Nam-bô. La nouvelle milice armée en uniforme ouvrait la marche. Dans l’après-midi place de la cathédrale, quelques coups de feu tirés on ne sait d’où provoquent un déchaînement général ; les manifestants se ruent sur les maisons françaises et la manifestation se termine tard le soir avec des blessés et des tués de part et d’autre.

Bientôt arrivent par avion les gurkhas de la 20e division indienne sous le commandement du général anglais Gracey. Dès son arrivée Gracey fait répandre sur la ville, par des avions de chasse japonais, des tracts proclamant qu’il charge les Japonais du maintien de l’ordre public et qu’il interdit à la population sous peine de punition sévère la détention de toutes armes. Une immense affiche reproduisant cette proclamation est collée sur les murs de la ville. Le ton hautain du militaire représentant les alliés équivaut à une mise en demeure adressée non seulement aux groupes armés des sectes religieuses qui détenaient des quantités d’armes japonaises mais également au Comité Nam-bô dont la milice armée est plus ou moins tenue pour responsable des "désordres" du 2 septembre. Gracey installe son quartier général au petit palais du gouverneur de la Cochinchine. Une activité fiévreuse anime groupes et sectes. Les Hoa-hao prennent l’étiquette de Parti social-démocrate (Dang dân-xa) et il semble qu’ils aient été invités ainsi que les cao-daïstes à quelques postes subalternes du ministère Viêtminh des affaires sociales. Les trotskistes du groupe La Lutte se prononcent pour le soutien du Viêtminh stalinien dans la phase de la lutte pour l’indépendance nationale et pour la formation d’une république démocratique, mais déclarent se réserver le droit de critique ; une autre tendance trotskiste dénonce comme illusion entretenue dans les masses la possibilité d’obtenir l’indépendance nationale par la négociation avec des brigands impérialistes dont le Viêtminh sollicite l’alliance ; préconisant l’armement du peuple (ce qui est contre la volonté de contrôle du Comité Nam-bô sur tous les groupes armés) et la préparation de l’insurrection armée contre le retour de l’ancien régime, ils regroupent quelques dizaines d’ouvriers et d’employés en un Comité populaire révolutionnaire (Uy-ban nhân-dân cach-mang) à Tân-dinh banlieue de Saigon ; un comité populaire semblable se forme à Biên-hoà à une trentaine de kilomètres de Saigon ; mais l’activité de tels comités, négation du pouvoir de facto stalinien, risque de faire tache d’huile et l’arrestation et l’incarcération de leurs membres par la police Viêtminh y met fin. Notons que les militants de Tân-dinh se laissent désarmer sans riposte car ils craignent qu’en tirant sur la police, ils n’arrivent qu’à nourrir l’accusation de provocation portée contre eux par les gens de l’Hôtel de ville, et restent incompris des masses. Les chefs des sectes également objets des recherches de la police, disparaissent avec leurs groupes armés. La répression Viêtminh vise déjà tous les opposants en puissance.

À l’Hôtel de ville siège toujours le Comité Nam-bô auquel Gracey a accordé quelques contacts courtois sans reconnaissance officielle ; d’autre part Cédile qui manigance fiévreusement avec les Anglais pour "rétablir l’ordre colonial" a établi avec ce même Comité un dialogue de sourds. Le 17 septembre des tracts du Comité appellent à la grève générale contre le français et, toujours dans l’espoir d’une négociation possible avec les Anglais, recommande le calme à la population. Trois jours après, le 20, la presse vietnamienne est interdite par les Anglais et les proclamations du Comité sont lacérées et arrachées des murs de la ville. Le 22, les Anglais contrôlent la prison et réarment quelque mille cinq cents soldats français enfermés par les Japonais dans les casernes de IIè RIC ; enfin dans la nuit du 22 au 23, les Français aidés des gurkhas réoccupent les commissariats de police, la Sûreté, le Trésor, la Poste. Le Comité Viêtminh quitte l’Hôtel de ville et se retire dans les environs de Cholon ; l’insurrection de Saigon éclate la nuit même.

(A suivre)