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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Viet-Nam - L’insurrection de Saigon du 23 septembre 1945
ICO N°69 - Mars 1968
Article mis en ligne le 19 septembre 2021

par ArchivesAutonomies

Le Comité Viêtminh dans le but d’obtenir sa reconnaissance par les Anglais comme gouvernement de facto fit tout pour montrer son pouvoir et sa capacité de "maintenir l’ordre". Il ordonna par voie de presse la dissolution de tous les groupes armés et la remise des armes à sa propre police. La milice Viêtminh, appelée "garde républicaine (Cong-hoà-vê-binh)" eut avec cette police le monopole légal du port des armes. Étaient visés non seulement les sectes religieuses Cao-daï et Hoà-hao, mais aussi les comités ouvriers, la Jeunesse d’avant-garde et les groupes d’autodéfense, c’est-à-dire tous ceux qui se trouvaient hors du contrôle Viêtminh.

Les trotskistes du groupe Tia-sang (l’Etincelle) devant la perspective imminente d’un affrontement inévitable avec les forces militaires anglaises et françaises, appellent par tracts à la formation de comités d’action populaires (tô-chuc-uy-ban hành-dông) et à l’armement du peuple (thiêt-lâp dân-quân) en vue de la constitution d’une assemblée populaire, organe de lutte pour l’indépendance nationale. Les ouvriers du dépôt de tramways de Go-vâp, à quelque huit kilomètres de Saigon, aidés des militants du groupe Tia-sang, organisent une milice et invitent les ouvriers de la région Saigon-Cholon à s’armer et à se préparer au combat.

Le Comité Viêtminh avant de quitter la ville, fait coller partout des papillons la presse étant interdite et la loi martiale proclamée par Gracey dès le 22 invitant la population à se disperser à la campagne et à "rester calme car le gouvernement espère arriver à négocier". Une psychose d’insécurité règne dans la ville qui se vide peu à peu d’une partie de sa population vietnamienne. Dans la nuit du 22 au 23, les Français, réarmés et appuyés par les Gurkhas, réoccupant pratiquement sans résistance les commissariats de police, la Sûreté, la Poste, le Trésor, l’Hôtel de ville... La nouvelle qui se répand comme une traînée de poudre, déclenche l’insurrection dans les quartiers populaires et les faubourgs de la ville. De partout, des détonations sèches déchirent la nuit : c’est l’explosion spontanée des masses. Personne ne peut avoir une vue globale d’événements de cet ordre. Nous recueillons ici les souvenirs de deux témoins plus ou moins acteurs dans le drame. Des arbres abattus, des véhicules renversés, du mobilier divers entassés dans les rues, telles sont les ébauches de barricades qui s’improvisent aussitôt pour empêcher le passage des patrouilles et le déploiement des troupes impérialistes. Les insurgés se tiennent cachés à proximité. Si le centre de la ville est sous le contrôle des Français secondés par les Gurkhas et les Japonais, la périphérie et les faubourgs (Khanh-hôi, Câu-kho, Bàn-co, Phu-nhuân, Tân-dinh, Thi-nghè...) habitat des pauvres, appartiennent aux insurgés : comités populaires, Jeunes d’avant-garde, garde républicaine, cao-daïstes... Les Français rencontrés sont abattus ; les fonctionnaires cruels de l’ancien régime, les policiers réputés tortionnaires repérés depuis longtemps par la population, sont mis à mort et jetés dans l’Arroyo chinois. Le racisme entretenu par quatre-vingts ans de domination, par le mépris de l’homme blanc à l’égard de l’homme jaune, marque de son sceau aveugle les violences populaires qui éclatent en ces heures critiques. Le massacre d’une centaine de civils français de la cité Héraud à Tân-dinh, le 25, en est une illustration douloureuse. La menace de certains Français, répandue en ville, de "faire la peau aux Annamites pour en tirer des sandales" s’est retournée contre tous les blancs.

Des fouilles et des perquisitions systématiques dans le centre n’empêchent pas les insurgés de mettre le feu à la Compagnie du caoutchouc manufacturé, aux entrepôts, etc. Dans la nuit du 23 au 24, le commissariat du port est attaqué sans résultat par les guérilleros. Le 24, les insurgés contre-attaquent : des groupes descendent la rue de Verdun et remontent le boulevard de la Somme, convergeant vers le marché ; dans la nuit, le marché brûle. Il n’y a plus à Saigon ni eau, ni électricité, ni ravitaillement et chacun vit dans une "ambiance de massacre et de famine". Tandis que chaque jour les Français tentent d’élargir le cercle de leur contrôle, des groupes armés divers s’organisent en guérilla tout autour de la ville. Le Comité Viêtminh déclare alors dans un tract : "les Français... prennent plaisir à assassiner notre peuple. Une seule réponse s’impose : appliquer le décret du blocus alimentaire. Les soldats français pris seront mis à mort". Il conserve cependant l’espoir de s’entendre avec les Anglais et dans l’attente du corps expéditionnaire français dirigé par le général Leclerc. Gracey réussit à engager des conversations avec lui, et une trêve est annoncée le premier octobre. Le 3, Leclerc arrive, avec mission de "rétablir l’ordre" et "construire une Indochine forte au sein de la communauté française". Les commandes du Triomphant défilent rue Catinat et les drapeaux tricolores flottent de nouveau aux fenêtres. Les conversations continuent et n’ont d’autre résultat que le libre passage des troupes anglaises et japonaises dans les zones contrôlées par les insurgés ; c’est le Comité Viêtminh qui, suivant sa politique d’entente avec les impérialistes alliés a pris cette décision. Les Gurkhas et les Japonais ouvrent la marche, occupent les endroits stratégiques dans la périphérie puis, le 12 octobre, les troupes françaises secondées par les Gurkhas passent à l’attaque générale vers le nord-est : les paillotes brûlent à Thi-nghè jusqu’au poste de Tân-binh et l’encerclement de la ville par les insurgés s’effrite dans des combats acharnés. Les anciens font observer que les Français se dirigent d’abord vers les provinces de l’est, comme ils ont fait au début de la colonisation.

Au côté de la guérilla, le chef de bande Ray Viên, se refusant aux basses besognes policières contre toutes les tendances non affiliées au Viêtminh, se rend indépendant de ce dernier et opère pour son propre compte : tout en guerroyant contre les Français, il se livre au pillage. Comme nous l’avons vu, il n’est pas le seul groupe armé à ne pas accepter l’autorité du Viêtminh. Les plus nombreux de ces groupes connus sous le nom de Troisième division (dê-tam su-doàn) sont dirigés par un ancien nationaliste qui avait un moment placé son espoir dans le Japon ; il se retire avec ses quelques centaines d’hommes armés dans la Plaine des Joncs en vue d’organiser la résistance aux Français ; mais il se rend quelques mois plus tard et se dissout.

Le Viêtminh ne tolère aucune tendance qui lui porte ombrage et il en vient à bout par la liquidation physique. Les militants du groupe trotskiste La Lutte qui pourtant s’étaient prononcés pour le soutien critique du gouvernement Viêtminh, en sont presque immédiatement les victimes. Réunis dans un temple de la région de Thu-duc, où ils se préparent à participer à la lutte armée sur le front de Gia-dinh, ils sont cernés le matin par la police Viêtminh, arrêtés et internés un peu plus tard à Bên-suc, province de Thu-dâu-môt, où ils furent tous fusillés avec une trentaine d’autres prisonniers lors de l’approche des troupes françaises. Trân van Thach, ancien conseiller municipal de Saigon élu en 1933 sur la liste stalino-trotskiste et revenu peu de temps auparavant du bagne de Poulo-Condor, était parmi eux. On apprit quelques mois plus tard que le leader du groupe La Lutte, Ta thu Thâu, revenu du bagne lui aussi, et qui s’était ensuite rendu au Tonkin en vue d’organiser des secours contre la famine, avait également été assassiné par les partisans de Hô chi Minh sur le chemin du retour dans le centre Annam.

Dans cette atmosphère de terreur Viêtminh, la milice ouvrière des Tramways de Govâp (Doân công-binh) dont l’effectif s’élève à une soixantaine de personnes, participe à l’insurrection en dehors de toute autorité. Les quelque quatre cents ouvriers et employés des Tramways étaient réputés pour leur esprit de lutte et d’indépendance. On sait que sous les Français le droit syndical n’existait pas. Lorsque les Japonais, après le 9 mars, avaient remplacé les Français à la tête de l’entreprise, les ouvriers avaient constitué eux-mêmes un comité d’entreprise et présenté des revendications ; les militaires japonais, colonel Kirino en tête, étaient venus menacer les ouvriers mais, devant leur attitude ferme, les Japonais avaient cédé accordant non seulement une augmentation de salaire, mais la reconnaissance de onze délégués élus par les onze catégories de travailleurs : électriciens, forgerons, menuisiers, etc.... En août, lorsque les techniciens français abandonnèrent momentanément l’entreprise, le comité la géra jusqu’à l’insurrection.

Or tous les insurgés qui ne se rangent pas sous le drapeau Viêtminh sont aussitôt qualifiés de Viet-gian, traîtres ; tous les ouvriers qui ne s’identifient pas au nationalisme sont qualifiés de réactionnaires, de saboteurs. C’est dans cette atmosphère de violence mentale totalitaire que les ouvriers des Tramways de Go-vâp quoiqu’adhérant à la CGT du Sud (création du gouvernement Viêtminh de facto sous la présidence du stalinien Hoàang-dôn Vân et destinée à s’assurer le contrôle des ouvriers de la région Saigon-Cholon ; les délégués y étaient désignés d’office par Hoàang-dôn Vân et consorts malgré les protestations des quelques délégués élus par les ouvriers eux-mêmes) refusent de prendre l’étiquette de "Travailleurs Sauveurs de la patrie (Công-nhân cuu-quôc)" imposée par les staliniens de la CGT et d’adopter le drapeau rouge à étoile jaune du Viêtminh ; ils gardent leur appellation de milice ouvrière, symbole de leur indépendance dans le "front commun", et combattent sous l’emblème du drapeau rouge non pour la patrie mais pour leur propre émancipation de classe. Ils s’organisent en groupes de combat de deux personnes sous la direction d’un responsable élu et les responsables élisent comme commandant Trân dinh Minh ; c’était un jeune trotskiste du nord qui avait publié un roman social à Hanoi sous le pseudonyme de Nguyên hai Au, et était venu participer à la lutte ouvrière dans le sud. Par la force des choses, cette formation ouvrière entra en contact avec les autres groupes de combat des faubourgs est de Saigon dont le commandement était aux mains du chef Viêtminh, Nguyên dinh Thâu.

Deux faits divers donneront une idée de ce que put être la dictature sur les insurgés par des individus hissés au commandement et consacrés par le Viêtminh. Nguyên dinh Thân entend celer par le sang sa parcelle d’autorité : des guérilleros du groupe Tây-son (ainsi nommé en souvenir de la révolte des paysans des montagnes Tây-son contre les seigneurs féodaux au 18è siècle) ont réquisitionné du tissu chez la tante d’un stalinien notoire, Duong bach Mai, ancien conseiller municipal de Saigon. Au mépris du combat contre les impérialistes, il les fait fusiller. Il fait arrêter T., suspect de trotskisme, secrétaire exécutif Viêtminh de Tân-binh, et conseiller du Groupe I des Volontaires de la mort (doàn cam-tu sô I) dirigé par Khuât ; on prêtait à ce dernier le projet de descendre Nguyên dinh Thâu malgré sa garde personnelle armée jusqu’aux dents, plutôt que de le laisser assassiner T., lorsque le secrétaire général de la CGT du sud, Ly chiên Thang, le fit libérer. De tels actes terroristes et totalitaires ne sont pas des exceptions, mais seront pratiques courantes dans l’embryon d’État du maquis.

Refusant de se soumettre à l’autorité de Nguyên dinh Thâu, la milice des tramways décide de se regrouper dans la Plaine des Joncs, vers laquelle elle se dirige, tout en combattant contre Français et Gurkhas à Loc-giang, Thôt-nôt, My-hanh... Dans la Plaine des Joncs, ces ouvriers prennent contact avec les paysans pauvres, et c’est là qu’ils perdent au combat leur camarade Trân dinh Minh le 13 janvier 1946. Une vingtaine d’autres avaient déjà trouvé la mort dans les batailles livrées en cours de route.

L’intolérance du Viêtminh à l’égard de toutes les tendances indépendantes, l’accusation de traîtrise assortie de menace de mort qu’il porte contre elles, et la faiblesse numérique du groupe des Tramways, obligent ses membres à se disperser. Trois d’entre eux, Lê Ngoc, Ky, Huong, jeune ouvrier de 14 ans, seront poignardés par les bandes Viêtminh après avoir été arrêtés puis relâchés par les troupes françaises à Hoc-môn.

L’explosion de Saigon s’est répercutée à la campagne est dans les provinces. Comme dans le passé, les paysans ont saisi les notables qui s’étaient distingués par leur cruauté, les propriétaires fonciers réputés pour leurs extorsions ; beaucoup sont mis à mort, leurs maisons et leurs greniers incendiés. On dit que des militants paysans staliniens, revenus de Poulo Condor, le mois précédent, tentèrent d’intervenir dans certains endroits pour tempérer les violences et furent eux-mêmes menacés dans leur vie, suspectés qu’ils furent alors de se mettre aux côtés des anciens oppresseurs.

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