par ArchivesAutonomies
Le samedi 1er mars les "groupuscules" et les comités d’action appelaient à manifester contre la guerre du Viet-nam et l’impérialisme américain. Le parti communiste aussi. Le gouvernement a laissé se dérouler une manifestation au quartier Latin et une autre à la République, en faisant confiance aux flics du parti et à ceux de l’Etat capitaliste, pour endiguer le flot. Ce qui a à peu près réussi. L’intense propagande des groupes trotskystes, pro-chinois, etc. contre l’impérialisme (américain bien entendu) dans le cadre des journées anti-impérialistes, a valu à beaucoup de descendre dans la rue derrière les drapeaux d’une bureaucratie totalitaire, celle du FNL pour les besoins d’autres impérialisme — russe ou chinois — et grâce à la tolérance — limitée — du propre capitalisme français, rusant présentement avec le capitalisme américain.
Tout le monde paraît y trouver son compte : le gaullisme qui montre à Nixon l’opposition du peuple français à une totale hégémonie américaine, ce qui est une carte dans son jeu, le PC qui redore quelque peu son blason et récupère quelques hésitants et nostalgiques des années 50 (US Go Home et "Ridway la peste") et montre qu’il pet être un bon rempart national contre le capital américain, les gauchistes qui ont enfoncé le service d’ordre du PC, "manifesté quand même" et cassé quelques vitrines de boites américaines, les mini-bureaucraties des groupuscules qui ont des faits d’armes pour glorifier la journée anti-impérialiste et trouvé là l’occasion d’illustrer par des coups de mains spectaculaires leur théorie de l’organisation, les groupes de choc bien préparés à cette forme de lutte étant le modèle même de l’efficacité du "parti révolutionnaire".
A travers toutes ces constatations on retrouve un problème fondamental qui se pose chaque fois qu’une guerre impérialiste (elles le sont toutes, d’une manière ou d’une autre) semblait poser le problème d’un choix entre un camp ou un autre. Au nom de la "résistance à l’oppresseur et au nazisme", beaucoup épousèrent ainsi au cours de la guerre 1939-45 les intérêts "alliés" (provisoirement) des branches occidentale et orientale du capitalisme aidant ainsi à établir la domination du monde pendant 20 ans parles plus puissants des Etats "impérialistes" USA et URSS. Dans les années 50, jusqu’à maintenant, la lutte contre l’impérialisme américain en entraîna d’autres dans le soutien au capitalisme d’Etat russe ou chinois. De 1955 à 62, la lutte contre la guerre d’Algérie se réduisit pour beaucoup par le soutien au FLN, c’est-à-dire le soutien d’une bureaucratie capitaliste, comme il s’en est établi dans nombre de pays dits "socialistes". Le soutien au FNL dans le cadre de la lutte contre la guerre du Viet-Nam aboutit à dissimuler les mêmes réalités : que les paysans vietnamiens sont des soldats et rien d’autre, écrasés comme les soldats de toutes les guerres entre les intérêts d’Etats capitalistes, ici les USA, la Russie et la Chine, qui s’affrontent pour la domination dans cette partie du monde ; que le FNL et le gouvernement du Nord Viet-Nam ne sont qu’une même bureaucratie, classe dominante qui opprime et opprimera les paysans et les ouvriers, comme dans tous les autres pays "socialistes".
Se servir de tout ce qui passe pour crier sa haine de la guerre, des Etats, des classes dirigeantes et des systèmes qui l’engendrent, n’a de sens qui si l’on montre clairement ce qu’est cette guerre et les différentes forces qui s’y affrontent. La confusion conduit inévitablement dans le camp de l’une ou l’autre de ces forces. Au contraire, une position claire amène ces forces à se démasquer et les empêche d’exploiter un mouvement dirigé contre la guerre.
La "lutte du peuple vietnamien pour sa libération", les drapeaux viet-cong à profusion, le soutien au FNL, ne sont pas seulement de l’anti-impérialisme. C’est pour les pro-russes le soutien au capitalisme d’Etat russe et à sa classe dirigeante c’est pour les pro-chinois le soutien au capitalisme d’Etat chinois et à sa classe dirigeante, c’est dans le soutien à l’Etat vietnamien la défense d’une même classe dirigeante dans un pays capitaliste d’Etat et qui le deviendra totalement par la "victoire du peuple vietnamien".
L’anti-impérialisme ce n’est pas la lutte contre un capitalisme mais contre tous les capitalismes, qu’ils appartiennent à la branche occidentale, orientale ou extrême orientale. La domination américaine sur le sud Viet-Nam signifie le maintien de structures semi féodales et un semi esclavage pour les paysans vietnamiens. La démocratie "populaire" vietnamienne, c’est l’installation d’une classe (bureaucratique, politique et économique) qui tant bien que mal, en s’inféodant peu ou prou par force, à l’un des capitalismes d’Etat chinois ou russe, tentera d’assurer l’industrialisation, la "modernisation" du Viet-Nam, au prix de sacrifices sans nom, au nom d’un "idéal socialiste". Le paysan vietnamien n’a pas le choix : se libérer de sa condition passée de misère et présente des maux de la guerre, c’est passer sous le joug de l’aliénation moderne. Dans la mesure où la société mondiale reste capitaliste, la seule perspective - inévitable parce qu’elle est le cours même de l’histoire — est dans cette société bureaucratique d’exploitation, forme moderne des révolutions bourgeoises dans les pays arriérés, dont le prototype reste la révolution russe avec sa théorie : le léninisme. Il n’en peut être autrement que si les prolétariats des pays capitalistes dominants se libèrent et qu’un monde nouveau s’instaure.
Les problèmes que nous soulevons ici ont été abordés maintes fois dans des discussions entre les camarades d’ICO [1]. Pour terminer, nous pensons citer l’intervention d’un camarade américain lors de la discussion que nous avons eue à Taverny en juillet 1967, précisément sur la guerre du Viet-Nam :
"Il est facile de caractériser le type de lutte sociale dans les pays sous-développés comme le Viet-Nam. C’est un problème capitaliste. Il peut se faire sous deux formes, soit un néo-colonialisme sous la domination de puissances occidentales, soit par un capitalisme d’Etat. Fans ce dernier cas, le fait qu’il y ait une révolution paysanne ne modifie pas le fait que si ces paysans réussissent, ils sont dépassés par une néo-bourgeoisie comme en Russie ou en Chine qui entreprendra l’accumulation du capital sur les paysans et les ouvriers.
"Derrière le mouvement initial de libération, il y a des conflits impérialistes et les puissances impérialistes sont déterminantes dans le développement de ces luttes. De sorte qu’elles ne concernent plus seulement les pays arriérés. Par exemple, l’intervention impérialiste du capitalisme au Viet-Nam ne fait pas que résoudre des problèmes économiques aux USA mais aussi conduit à la mort les ouvriers américains. La lutte contre l’exploitation signifie également la lutte contre la mort pour défendre sa vie. Dans les circonstances présentes les ouvriers américains doivent être anti-impérialistes, ce qui signifie l’opposition à toutes les guerres du capitalisme américain. Si la classe ouvrière réussit à gêner sa propre bourgeoisie, cela signifie un soutien au mouvement de libération nationale : la lutte anticapitaliste et anti-impérialiste d’un côté, devient un soutien à un mouvement capitaliste de l’autre. Ce sont les contradictions de la vie contre lesquelles on ne peut rien. Pourquoi alors s’attacher à définir une position alors qu’on ne peut aboutir à une position. La première et la seconde guerre mondiale ont été menées des deux côtés par des forces impérialistes et on a bien été obligé de dire "à bas la guerre" pour défendre sa vie. La première condition pour être révolutionnaire est de défendre sa vie, ce qui signifie l’opposition à la guerre, donc à la guerre du Viet-nam comme action militaire. Et ceci pas seulement dans la production, mais à tous les niveaux (refus de l’armée, comités de soutien...). C’est une position anti-guerre, et il est absolument nécessaire qu’un tel mouvement se développe même si l’on reconnaît la direction prise par les pays sous-développés. On doit faire le maximum dans tous les Etats capitalistes pour s’opposer à toute notion impérialiste de leur bourgeoisie. S’il y a escalade vers la troisième guerre mondiale, tous les ouvriers seront en cause. Le fait que le mouvement contre la guerre soit restreint aux USA, n’exclut pas que les mêmes problèmes se posent demain en Europe, et que les ouvriers se retrouvent, comme les ouvriers américains, forcés de lutter contre la guerre. L’intérêt des ouvriers, partout, est de s’opposer à leur propre système impérialiste. On ne peut pas rester neutre dans la question du Viet-Nam. Il faut utiliser la guerre pour détruire son propre système et ne pas mettre l’accent sur le caractère des pays arriérés mais sur la destruction de l’impérialisme dans les pays avancés. Cette destruction contribuera à la libération des pays sous-développés. Si la guerre du Viet-Nam augmente la lutte de classe dans son propre pays, il ne faut pas insister trop sur le fait que les vietnamiens n’ont aucune chance de se libérer eux-mêmes, mais insister sur les chances de nous libérer nous-mêmes et contribuer à leur libération.
"Le prétexte qu’il existe un capitalisme d’ Etat à Hanoï ne doit pas nous faire relâcher la lutte contre la guerre. Quelle que soit la nature des pays sous-développés et la notion de capitalisme d’État, on contribue à leur libération en luttant contre le capitalisme dans son propre pays. "