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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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La grève aux usines Sud-Aviation de Toulouse - Révolution Internationale
ICO N°90 - Février 1970
Article mis en ligne le 19 septembre 2021
dernière modification le 9 septembre 2021

par ArchivesAutonomies

DÉPART DE LA GRÈVE

La grève éclate le 21 novembre chez les machinistes de l’usine Saint-Eloi et s’étend immédiatement à ceux de l’usine de Blagnac. Elle prend aussitôt un tour particulièrement intéressant :

les quelques 400 grévistes (la totalité des machinistes) élisent un comité de grève dans lequel ne se trouve aucun délégué syndical.

Comment en est-on arrivé là ?

Fin octobre et début novembre, les syndicats avaient organisé, devant la tension croissante qui régnait dans les ateliers, des arrêts de travail d’une demi-journée. Pour corser le tout, ils se tiraient dans les jambes au sujet des revendications (C.F.D.T : 100 francs pour tous, C.G.T. : augmentations hiérarchisées). Évidemment, ces actions n’ont rien donné : même pas une promesse patronale de négociations.

Lassés de cette tactique stérile, les machinistes posent un cahier de revendications :

— parité des taux horaires avec les usines de Marignane et Cannes ;
— augmentation de la prime d’équipe ;
— obtention de la deuxième demi-heure payée, non travaillée ;
— déblocage des essais professionnels (l’année dernière alors qu’il y avait peu de travail, la direction a réduit les emplois en expédiant les travailleurs dans les autres usines situées dans les quatre coins du pays ; maintenant qu’il y a beaucoup de travail, en particulier sur les programmes CONCORDE et AIRBUS, les horaires de travail ont augmenté et la direction refuse d’embaucher).
— hygiène et sécurité du travail : chaussures, dépoussiérage, etc. ;
— pour les 3x8 : augmentation de la prime de panier-heures de nuit majorées à 30 % comme dans les autres usines, au lieu de 15 % à Toulouse.

Comme la direction refuse toute entrevue, la totalité des machinistes de l’équipe de l’après-midi (13 h à 22 h.) part en GRÈVE ILLIMITÉE. Ceux-ci reviennent le lendemain à quatre heures et "mettent en grève" leurs camarades de l’équipe du matin (4 h, 13 h), ceci pour couper l’herbe sous le pied aux syndicats qui se proposaient d’isoler leur mouvement.

Un instant débordés, ceux-ci tentent d’étouffer le mouvement en prenant la "direction des opérations". Ils vont négocier avec la maîtrise locale et les grévistes imposent la présence d’un de leurs camarades à ces négociations. Au retour de celles-ci, le compte rendu qu’en donnent les syndicats est contesté par cet ouvrier. Les grévistes décident alors d’élire un comité de grève chargé de contrôler les négociations.

Celui-ci est composé des ouvriers les plus combatifs, dont, ce qui est particulièrement significatif, AUCUN N’EXERCE DE RESPONSABILITÉ SYNDICALE.

RÉCUPÉRATION DU MOUVEMENT 

Ce Comité de Grève des machinistes est une écharde plantée sous l’ongle des syndicats : l’essentiel de leur action les jours suivants consistera à la rendre la moins douloureuse possible et surtout à éviter toute infection. Pour commencer, les syndicats organisent parmi les horaires (à qui l’exemple des camarades machinistes commence à donner des idées) des votes, atelier par atelier en prenant bien soin de commencer par les plus "mous" et surtout les plus isolés. Les travailleurs ont à choisir entre une grève tournante de deux heures par jour et la grève illimitée. Cette tactique, jointe au fait que les machinistes ne sont pas comptés dans ce vote donne la majorité à la grève tournante.

Ensuite les syndicats créent un "COMITÉ CENTRAL DE GRÈVE" où siègent des bonzes de chaque centrale et où est réservé un strapontin pour le COMITÉ DE GRÈVE DES MACHINISTES. C’est ce "Comité Central de grève" qui se charge des négociations, de la "coordination" et de l’extension du mouvement. Ce moyen se révèle particulièrement efficace pour étouffer l’initiative que les travailleurs avaient commencée à prendre en élisant leur Comité de Grève.

Entre temps, les syndicats se sont arrangés pour étouffer toute velléité de grève parmi les mensuels, chez qui les raisons de mécontentement ne manquent cependant pas : ils organisent une journée de grève, non pas sur des mots d’ordre exprimant les revendications des travailleurs, mais uniquement sur celui de refus de récupérer la journée chômée lors de la grève de l’EDF.

L’échec de ce débrayage, joint aux deux demi-journées de grève organisées précédemment par le syndicat, a pour effet de saper le moral des mensuels qui, par la suite, se refusent à tout autre mouvement.

RAPPORTS DE FORCE 

La situation se stabilise au bout d’un certain temps, de la façon suivante :

— côté travailleurs : 400 machinistes en grève illimitée et 2.000 horaires faisant deux à trois heures de grève par jour accompagnées de "tam-tam" (plaques de tôle frappées par une pièce métallique) et de cortèges à travers les ateliers.
— côté syndicats : on réclame l’ouverture de négociations avec la direction et c’est tout (par exemple : la C.G.T. n’a pas sorti un seul tract pendant la durée de la grève).
— côté direction : on se refuse à l’ouverture de négociations ou on en repousse la date sur n’importe quel motif. (Par exemple : Ziegler, directeur général, se fait porter grippé).

Pourtant la grève des usines de Sud Aviation Toulouse, coûte extrêmement cher à la compagnie. En particulier la grève des machinistes accroît encore le retard sur les programmes les plus importants actuellement en cours : Concorde et Airbus. Pour limiter ce retard, la direction est amenée à faire sous-traiter jusqu’en Écosse, les pièces destinées à Concorde et que devaient fabriquer les machinistes en grève : il y en a pour plusieurs milliers d’heures payées à un tarif astronomique.

Si Sud Aviation peut se permettre de telles pertes, et par là même refuser de négocier, c’est que, entreprise d’économie mixte où l’État est majoritaire, elle ne craint pas d’augmenter encore plus son déficit annuel puisque en fin de compte ce sont les contribuables qui combleront de - leurs poches ce déficit. En fait, Sud Aviation sert de vache à lait pour les sociétés privées, et en particulier à la société Marcel Dassault qui lui confie certaines de ses études - les plus coûteuses - pour lesquelles le gouvernement apporte les subventions les plus larges. Dassault dispose ainsi de 2 moyens pour tondre les contribuables : en leurs faisant supporter, par Sud Aviation interposée, le financement de la construction de ces engins civils et en leurs faisant payer l’achat de ses engins militaires par l’armée française.

Pour en revenir à la grève de Sud Aviation, il n’est pas impossible également qu’elle n’ait été accueillie avec un certain intérêt par ceux qui, tels Chalandon, essaient au Gouvernement d’accréditer l’idée que le secteur nationalisé n’est pas rentable, et qu’ils ne sont donc pas pressés de régler le conflit.

Cet ensemble de faits explique que la direction ait attendu plus de trois semaines avant d’ouvrir toute négociation sérieuse, et ce n’est pas tant, semble-t-il, la pression économique qui l’ait amené à composer, mais plutôt la pression physique sur la direction locale et l’opinion publique.

LA PRESSION PHYSIQUE 

Divers accrochages entre les grévistes et cadres de direction ont émaillé la grève. Le plus spectaculaire est celui qui a accompagné la venue de deux journalistes anglais aux usines de Toulouse. Initialement ceux-ci devaient visiter les trois usines, mais devant la grève touchant en particulier Saint-Eloi, la direction a, in extremis, limité leur visite à quelques ateliers de BLAGNAC. Le Comité de Grève des machinistes s’est immédiatement rendu à Blagnac, accompagné de son matériel sonore : "TAM-TAM" et sifflets. Devant le vacarme, DUFOUR (directeur local) et ses hôtes changent d’itinéraire, mais les grévistes les ont précédé dans la salle de conférences et, après y avoir mangé les "petits fours destinés à ces premiers, ils s’en vont les traquer dans le bureau où ils se sont réfugiés. Finalement DUFOUR est obligé de sortir par la fenêtre et de s’enfuir à travers champs en laissant son chef du personnel en pâture aux grévistes.

En fin de compte, ils n’ont pu se faire une idée bien précise des usines de Toulouse, les journalistes ont eu au moins l’occasion de faire connaissance de son personnel et de se mettre au courant des préoccupations de celui-ci...

L’OPINION PUBLIQUE 

Là encore, il faut remarquer la concordance entre la conspiration du silence de la presse bourgeoise et celle des syndicats. Par exemple les travailleurs de l’usine de Courbevoie de Sud Aviation n’ont appris la grève de leurs camarades de Toulouse que plusieurs semaines après le début de celle-ci, et cette information leur a été donnée par un tract de Lutte Ouvrière. Interrogés alors à ce sujet, les syndicats ont répondu qu’ils n’étaient pas au courant.

A Toulouse, l’opinion publique a été progressivement sensibilisée par des cortèges que les grévistes ont organisé à travers la ville. Ce n’est que le 17 décembre, c’est-à-dire, presque un mois après le début de la grève que les syndicats organisent un meeting au PALAIS DES SPORTS. En principe, celui-ci doit traiter, non seulement de la grève de Sud Aviation, mais aussi des problèmes d’autres grandes usines de Toulouse (cartoucherie, poudrerie, et surtout ONIA, menacée de six à huit cent licenciements). Mais la publicité que font les syndicats autour de ce meeting est remarquable par sa discrétion, si bien qu’il n’y a pas foule ce soir là ; il n’y a pas beaucoup d’ambiance non plus, à. part celle entretenue par les "tam-tam" des machinistes dont aucun représentant n’a accès à la tribune uniquement composée des représentants des différents syndicats. Derrière cette tribune, on remarque une grande banderole portant le slogan : "L’augmentation du pouvoir d’achat est la garantie d’une véritable expansion économique", ce qui semble indiquer que les syndicats se préoccupent autant des intérêts du Capitalisme que de ceux des travailleurs.

On a droit à plusieurs discours, style Assemblée Nationale, dans lesquels on relève l’insistance à dénoncer la politique "anti-sociale" et "ANTI-NATIONALE" du gouvernement (dans cet exercice la palme étant remportée par Bagh, secrétaire de l’U.D., qui, avec ses efforts oratoires travaillés, ressemble plus à un député radical socialiste qu’à un militant ouvrier. Beaucoup de travailleurs s’en vont avant la fin du meeting. Le coup des syndicats a réussi : le moral des travailleurs baisse.

DÉNOUEMENT DE LA GRÈVE 

Après quatre semaines de grève, Ziegler, directeur général de la grève, fixe à Dufour, directeur local, un "cadre de négociations" portant sur les points suivants :

— réduction de 13 à 5 du nombre de "fourchettes l’ chez les Pl, P2, P3 ;
— légère augmentation chez les Pl, P2, P3 ;
— rien pour les O.S. ;
— acceptation du principe de l’alignement en deux ans des salaires sur ceux de Marignane, et d’une manière générale, des "zones de salaire", sauf en ce qui concerne Paris.

Les grévistes, et en particulier les machinistes, commencent à être fatigués : 6 tourneurs reprennent le travail. D’autre part, on se trouve dans la période des congés de Noël, ce qui est un facteur supplémentaire de démoralisation. Un vote est organisé chez les machinistes : il y a une majorité de 6 voix contre la reprise, et les syndicats demandent de reprendre afin que la grève se termine "dans l’unité". Finalement, la majorité se plie à la décision de la minorité et les machinistes cessent leur grève, qui durait depuis 5 semaines pleines ; ils pensent néanmoins continuer la grève tournante avec les autres horaires.

En fin de compte, l’ensemble des horaires vote pour la reprise le 5 janvier, après quelques jours de débrayage plus ou moins confus.

QUE PENSER DE CETTE GRÈVE ? 

Le phénomène le plus intéressant est sans doute là formation parmi les machinistes d’un comité de grève ne comprenant aucun délégué syndical. C’est la première fois que cela arrive à Sud. Aviation Toulouse : C’est la preuve qu’un nombre croissant de travailleurs perd confiance dans les organisations syndicales.

Un autre élément est la combativité des machinistes qui ont tenu 5 semaines de grève totale : ce sont pour la plupart de jeunes ouvriers qui n’opposent pas la même résistance passive à l’exploitation que leur aînés, (ils ne connaissent pas les "trucs" pour travailler moins) mais qui, une fois lancés dans un mouvement le poursuivent beaucoup plus loin.

L’arrivée dans les usines de tous ces jeunes travailleurs nés pendant le "baby-boom" de l’après guerre est certainement un des éléments les plus importants pour les luttes sociales et révolutionnaires des prochaines années. A plus court terme, on peut s’attendre à voir se généraliser les méthodes de luttes directes (séquestration, violence physique) tendant à intimider les patrons. Malgré ces éléments positifs, on doit cependant relever un certain nombre de carences, et, en particulier, l’absence de coordination des luttes au niveau de la ville et des différentes usines de la compagnie. Si les travailleurs ont pris conscience de la nécessité de s’organiser en dehors des syndicats, dans le cadre d’une section, ils ont été incapables d’étendre cette pratique au niveau de l’usine et surtout ils n’ont pu prendre directement contact avec les travailleurs des autres usines de la firme, ni assurer la popularisation de leur lutte au niveau local (pourtant les motifs d’agitation ne manquent pas, en particulier à l’ONIA où les débrayages se succèdent). Ils s’en sont remis pour ces tâches aux syndicats qui s’en sont acquittés avec la mauvaise volonté que nous avons vu.

Ceci met à l’ordre du jour l’intervention d’organisations capables de faire apparaître dans chaque usine l’idée de la nécessité d’ AUTO-ORGANISATION DES LUTTES ET DE COORDINATION DE CELLES-CI. Dans les prochaines luttes, c’est certainement sur ce problème de la coordination que devront intervenir principalement les révolutionnaires. Un journal comme I.C.O. pourrait servir pour assurer de tels contacts directs, bien que sa fréquence de parution ne lui permette d’intervenir qu’avec un certain retard.

Si l’expérience de Sud Aviation a montré qu’un nombre croissant de travailleurs commence à secouer le joug syndical, elle a aussi montré que beaucoup reste à faire avant que ceux-ci prennent la direction effective de leurs luttes et leur donnent une perspective révolutionnaire.

Face à un tel processus de radicalisation des luttes et de prise de conscience, les révolutionnaires ne sauraient rester de simples spectateurs ou commentateurs, mais intervenir de façon active et organisée dans chacune d’elles et d’en approfondir le sens et d’en étendre la portée, participant ainsi à la généralisation de cette conscience révolutionnaire.