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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Une opinion sur l’Algérie
ICO N°25 – Décembre 1960
Article mis en ligne le 19 septembre 2021
dernière modification le 9 septembre 2021

par ArchivesAutonomies

Le texte qui suit exprime la position d’un camarade. Volontairement il a été écrit en fonction de la situation en France, et a négligé beaucoup d’aspects du problème algérien. Il est destiné à ouvrir une discussion sur l’Algérie et nous demandons aux camarades de dire ce qu’ils en pensent.

Pour beaucoup d’entre nous, l’Algérie, c’est la confusion. Objectivement le voyage de De Gaulle a eu le mérite, en déclenchant la révolte des Algériens des villes de faire tomber le mythe des Algériens favorables à la France, à l’Algérie algérienne, à De Gaulle, etc. : il est évident maintenant pour tous que la seule voie possible à la fin de la guerre d’Algérie c’est la négociation avec le FLN.

Mais constater cela ne résout pas pour autant le problème, ne clarifie pas pour autant les situations. Se laissant porter par des réflexes sentimentaux, ou par un activisme élémentaire, beaucoup de camarades glorifient "l’insurrection algérienne", la "descente dans la rue" : ils y voient un modèle de lutte d’autant plus qu’ils proclament l’identité de lutte des masses algériennes avec celles des travailleurs français.

Cette attitude ne nous fait pas voir plus clair : d’un côté les partis traditionnels, mélangeant les oui et les non, contradictoires, acceptent l’ambiguïté du référendum et apportent ainsi une caution démocratique à De Gaulle ; de l’autre côté les "révolutionnaires" clament sur l’air des lampions "indépendance de l’Algérie" et "agissons pour l’indépendance", mots d’ordre en apparence clairs, mais en réalité tout aussi ambigus et peu réalistes pour un travailleur français que ce que leur proposent les autres organisations.

Le problème propre à l’Algérie, c’est celui de la transformation d’un état de type agricole en un état industriel. Cette industrialisation nécessitée notamment par la poussée démographique et la destruction des structures anciennes n’a pu être faite par le capitalisme français : sa propre structure interne rendait impossible des investissements massifs en Algérie ; encore aujourd’hui ces investissements sont plus nécessaires en France que jamais. Les colons se trouvaient donc condamnés à rester une bourgeoisie agricole en concurrence avec l’agriculture française et mondiale par la nature de ses produits, et dans l’obligation d’investir une partie des profits dans leur exploitation agricole. Une très petite partie du revenu algérien revenait à la population algérienne ; le maintient des colons comme bourgeoisie agricole signifiait donc pour les algériens la stagnation et la persistance de leur état d’arriération économique.

La domination économique des colons se traduisait par une domination politique totale et une opposition irréductible à toute réforme de structure. Toutes les tentatives pour amorcer l’évolution politique et économique nécessaire se heurtaient à l’obstruction des colons, soit par les voies légales, soit par la force comme en 1945, soit par le truquage organisé (par exemple les élections) : il y avait, il y a dans la lutte des colons le "jusqu’auboutisme" d’une classe dominante qui se sait condamnée par une évolution inéluctable et qui essaie de s’accrocher à des structures qui lui assurent provisoirement le pouvoir politique, alors que son pouvoir économique réel diminue.

Mais la réussite des colons dans leur obstruction venait essentiellement de la faiblesse des gouvernements français ; une Algérie ouverte à l’industrialisation avec un gouvernement autonome pouvait avoir l’accord des couches avancées du capitalisme en France. Mais ces couches n’étaient pas dominantes dans la Métropole et l’immobilisme en Algérie, comme en France, résultait de la conjonction d’intérêts sur le plan politique entre toutes ces couches arriérées.

Pour l’Algérie, les possibilités de "collaboration" de tous les partis algériens en vue d’une évolution dans la légalité, ayant été épuisées, la seule porte ouverte pour réaliser cette révolution économique, religieuse et sociale, était celle d’une insurrection nationale, au cours de laquelle se dégageraient les cadres de l’Etat futur, destiné à assumer cette révolution industrielle (révolution bourgeoise si l’on reprend la terminologie habituelle). L’ampleur et le caractère des tâches dans les conditions présentes de l’Algérie imposent à la société algérienne de demain des structures et caractéristiques précises : un état fort, nécessaire pour dominer les antagonismes et briser les structures arriérées, un apport de capitaux étrangers, l’utilisation des "investissements humains" pour faire l’industrialisation.

Pour la France la guerre d’Algérie a précipité le conflit latent depuis des années entre les couches avancées et arriérées du capitalisme. Depuis la guerre le capitalisme s’est modernisé ; cette modernisation s’est accélérée par la mise en vigueur du Marché Commun : le grand capital devient prépondérant en France.

La guerre d’Algérie a polarisé ce conflit et a fourni aux couches avancées l’occasion de la réforme nécessaire de l’Etat. Le 13 mai illustre bien cette relève directe du parlementarisme par le grand capital en profitant habilement d’une conjoncture dont la logique paraissait amener au contraire les couches arriérées au pouvoir. Sur le plan politique, l’équilibre est rompu ; la venue de De Gaulle tend à accomplir en France les réformes de structures nécessitées par le développement économique en Algérie à réaliser l’industrialisation soit directement (plan de Constantine) soit avec les futurs cadres de la société Algérienne, en négociant avec le FLN.

Il est certain que cet exposé sommaire ne peut prétendre exprimer toute la réalité du conflit algérien. Les conflits économiques apparaissent sous forme de conflits politiques : des idéologies viennent traduire les aspirations de telle ou telle couche sociale, la lutte commune recouvre selon les catégories sociales des réalités et des buts très différents.

L’évolution des situations n’est nullement tranchée, telle ou telle intervention, tel événement peut la précipiter ou au contraire la ralentir.

Il est bien évident que la guerre d’Algérie s’exprime dans un contexte politique : la tâche politique essentielle de De Gaulle, faire de l’armée un instrument docile du pouvoir, ôter en même temps toute force réelle aux colons et à toute une fraction potentielle de la droite. Grâce à son pouvoir fort, appuyé sur la couche capitaliste dominante, De Gaulle a pu faire ce qu’aucun gouvernement bourgeois n’avait pu réaliser : dissocier l’armée des colons, réduire les oppositions des couches arriérées en France s’exprimant à travers tous les partis à une simple opposition politique. Appuyé sur ces mêmes couches, De Gaulle peut fort bien maintenant faire la paix en Algérie à moins qu’une conjonction d’oppositions politiques ne le force à passer la main au profit d’un autre représentant du capital, Pinay ou Mollet, qui finirait le travail, maintenant que l’essentiel est fait.

De plus, il est bien évident aussi que la guerre d’Algérie se situe dans un contexte international ; dans la co-existence des deux blocs d’abord : chasse gardée de l’occident ; ce qui exclut une intervention réelle du bloc oriental (voir par exemple le Congo) ce qui conditionne la future structure de l’Etat algérien : à la Bourguiba plutôt qu’à la chinoise (même si certains rapprochements humains se font jour). Une solution "démocratie populaire" ou "indépendance totale" en Algérie sont impensables, à la fois de par les tâches à réaliser que par le contexte international.

Il ne faut pas se voiler la face devant les réalités : la paix en Algérie sera l’œuvre d’un gouvernement français bourgeois, la négociation signifiera le marchandage des capitaux, des exportations et des importations, de la "protection" des biens français, de l’écoulement du pétrole, du maintien de certaines positions stratégiques françaises ou américaines. Le reste sera quand même secondaire, si aigus que soient les conflits humains : ils se résoudront avec le temps, et avec beaucoup de souffrances et de déchirements, comme tout ce qui se passe dans la société capitaliste. Le seul souci de chaque côté sera de ne pas perdre la face devant sa propre opinion publique et de maintenir la confusion des idéologies pour dissimuler les réalités économiques.

Et les travailleurs en France ?

Si l’on se réfère aux événements depuis six mois, on est bien forcé de constater :

— qu’il n’y a pas eu de mouvement ouvert de lutte contre la guerre d’Algérie pendant ces six années. On peut incriminer les partis, les organisations, mais un fait reste, c’est que ceux-ci aussi bien en 56, qu’en 58, qu’en janvier, juillet et octobre 60, ont pu manœuvrer et faire de telle sorte que ces mouvements soient sporadiques et ne mettent pas en balance le pouvoir. C’est qu’en fin de compte les travailleurs ne contestaient pas ce pouvoir sinon les manœuvres des partis n’auraient pas pesé lourd,

— que les seuls mouvements ou tentatives sont partis de couches directement visées ou intéressées par des mesures temporaires, ou permanentes, touchant la conduite de la guerre, et non la guerre elle-même (rappel, avancement de l’âge des départs, sursis, censure, répression policière, torture, etc.). Il n’y a jamais eu de lame de fond contre la guerre, seulement des mouvements parcellaires, divisés, se référant plus à des attitudes individuelles (désertions, signatures, appels, manifestes) plus à des catégories particulières (étudiants, jeunes, chrétiens, intellectuels) qu’à une couche sociale comme la classe ouvrière,

— qu’il y a eu soutien effectif d’une partie de la classe ouvrière à De Gaulle par une participation positive aux scrutins de 1958 et par la grève équivoque du 1er février ; que cette popularité paraît fondée sur le sentiment que De Gaulle peut mettre fin à la guerre, éviter une "aventure" qu’il rompt avec un immobilisme dans tous les domaines, celui de l’Algérie d’abord.

Ce qui est clair c’est que l’opposition réelle à De Gaulle n’est pas venue des travailleurs, mais de l’armée, des colons, des couches arriérées en France dites "de droites". Mais il serait aussi absurde d’en tirer la conclusion d’une adhésion des travailleurs au régime : leurs problèmes propres de travailleurs restent identiques ; l’évolution économique malgré quelques vicissitudes n’a nullement amené jusqu’à maintenant une situation telle qu’elle conduise les travailleurs à un grand mouvement de lutte : les salaires n’ont pas trop diminué, il n’y a pas trop de chômage, la guerre d’Algérie n’a pas conduit le capitalisme à accroître sensiblement sa pression sur les conditions de vie des travailleurs ; les transformations, les mutations, la guerre elle-même ont permis au gouvernement de trouver dans la situation économique globale les moyens propres à dominer la "crise algérienne" dans ses répercussions en France.

Ces constatations ne permettent nullement de dire ce que peut être un lendemain proche : le jeu des partis politiques à l’occasion du référendum montre qu’ils se posent déjà en successeurs éventuels non du régime, mais du gouvernement. Toute l’habileté du PC et de la CGT au cours du "règne" de De Gaulle a été d’éviter une crise du pouvoir et de canaliser les oppositions diverses (paysans, commerçants, travailleurs) sur une opposition politique commune : le non au référendum est un exemple (il est frappant de remarquer le vide du contenu des déclarations politiques à l’occasion du référendum).

Ce que les travailleurs peuvent faire, ce n’est pas trouver une solution à la guerre d’Algérie, mais intervenir pour hâter la paix. Il est possible que, si la solution qui maintenant est proche tardait un peu, les mêmes organisations essaient de "mettre les masses en mouvement" pour en recueillir les fruits politiques. Il est possible aussi que des sursauts des colons ou de l’armée, ou bien les atermoiements du gouvernement amènent une réaction des travailleurs. Il est possible qu’indépendamment de la guerre elle-même les contradictions accumulées par la guerre en France même créent pour les travailleurs cette situation globale qui les amène à intervenir directement comme cela se passe aujourd’hui en Belgique. Mais ce n’est pas une action des organisations encore moins de l’avant-garde ou de groupes d’actions dispersés et squelettiques qui amènera une telle réaction.

Le grand capital sorti vainqueur de l’épreuve algérienne parce qu’il aura triomphé de certaines de ses contradictions, voudra accomplir l’échelle de la France la tâche à peine ébauchée et pour laquelle il se jugera les mains libres : ce sont les travailleurs qui supportent déjà les conséquences de cette modernisation, qui devront encore plus affronter une situation nouvelle. Les luttes que la guerre d’Algérie elle-même n’aurait pas déclenchées pourraient alors surgir de la résistance des travailleurs aux bouleversements de leurs conditions que contiennent inéluctablement l’évolution des techniques de production et les "mesures" du capitalisme pour y faire face.