Bandeau
Fragments d’Histoire de la gauche radicale
Slogan du site
Descriptif du site
Discussion sur l’Algérie
ICO N°26 – Janvier 1961
Article mis en ligne le 19 septembre 2021

par ArchivesAutonomies

Lettre des camarades ouvriers chez Jeumont. L’article sur l’Algérie nous a donné une analyse assez bonne sur les causes profondes de la guerre d’Algérie au point de vue économique.

Mais nous ne voyons pas pourquoi l’auteur a affirmé qu’"il est évident maintenant pour tous que la seule voie possible à la fin de la guerre d’Algérie c’est la négociation avec le FLN." Pourquoi la seule voie possible ? Nous pensons que négocier ou ne pas négocier, c’est l’affaire de l’Etat français et le FLN. Nous n’avons rien à voir avec leur solution.

La voie possible pour les travailleurs en France ce serait plutôt la lutte effective directe contre la guerre, contre l’envoi des armes, des troupes en Algérie, pour le retrait du corps expéditionnaire. D’autre part, si nous luttons en France contre la guerre d’Algérie, nous ne manquerions pas, si nous en avions la possibilité, de dire aux ouvriers et paysans algériens, que nous ne ferions cause commune avec eux que pour qu’ils prennent leur propre sort entre leurs mains, et non pour un simple changement de maîtres.

Et pourquoi "la seule porte ouverte pour réaliser cette révolution économique, religieuse et sociale... un état fort... pour faire l’industrialisation". Comme si l’auteur considérait que dans cette "révolution" les ouvriers et paysans de ces régions d’Afrique et d’Asie n’auraient pas à combattre leurs nouveaux maîtres, la bourgeoisie ou bureaucratie nationales, mais se contenter seulement à servir de matériel humain pour l’industrialisation.

Il est vrai que les ouvriers et les paysans de ces pays marchent encore sous les drapeaux des nationalistes bourgeois. Mais quelle différence existe-t-il entre nous socialistes révolutionnaires et ceux qui soutiennent ces nouveaux régimes capitalistes totalitaires surgis dans les ex-colonies, si nous affirmons que leur avénement est fatal.

Ce n’est pas par une telle conception dogmatique de "l’évolution historique" que l’on parvient à aider les exploités, à prendre conscience que "la lutte commune recouvre des réalités et des buts différents" ; et qu’en croyant lutter pour leur propre émancipation, ils n’ont fait que se forger de nouvelles chaînes.

On parle toujours des "tâches à réaliser". Quel est le bon Dieu qui a décrété ces tâches à accomplir sur la terre ?

La tâche actuelle des Ferhat Abbas et Cie est de former un état et une économie capitalistes dont ils seront les maîtres. La tâche actuelle des ouvriers et paysans algériens est de ne pas attendre que soit réalisée l’étape du capitalisme d’Etat, la consolidation du pouvoir de la bourgeoisie nationale et de prendre les usines et la terre et de s’émanciper de toute exploitation.

Comme si "l’Histoire" (la putain d’histoire) décrétait que les Ferhat Abbas ont leurs tâches à réaliser tandis que les ouvriers et paysans n’ont d’autres tâches que de servir comme matériel humain pour la future industrialisation.

L’attitude des ouvriers en France est très bien décrite dans l’article. Que faire ? Et c’est cela notre malheur ! L’auteur nous suggère d’agir pour "hâter la paix". Nous voulons bien la paix. Mais quelle paix ? Les ouvriers doivent lutter contre la guerre que mène l’Etat français en Algérie. D’accord. Mais pour "hâter la paix" c’est semer parmi nous une confusion totale. Leur paix n’est pas la nôtre, il faut le dire. Par notre action, nous pourrions faire cesser la guerre par l’Etat français. Et c’est la seule chose que nous devrions faire en France. Leur "paix" comme vous avez bien décrit (page 5 du bulletin) dans toute sa réalité, cela ne nous regarde pas. Nous n’aurions pas à hâter ou à ralentir cette paix là."

Lettre d’un camarade employé. Ce qui est important c’est la lutte contre la guerre. Dire autre chose c’est amener des discussions, des divisions ; tous ces mots d’ordre de paix, d’indépendance, de négociations, etc. font croire aux travailleurs français qu’ils peuvent, par leur action, faire adopter telle solution plutôt qu’une autre, tel marchandage plutôt qu’un autre. Et comme, dès qu’on peut discutailler à l’infini de choses qu’on connaît mal et "lutter pour quelque chose" cela signifie en fin de compte l’immobilisme des uns, la surexcitation des autres.

Lutter contre la guerre, par contre, c’est sans ambiguïté : dans la société capitaliste, la guerre est de toutes les formes d’oppression la plus totale. Elle ne peut se faire que si le capitalisme la fait accepter par les travailleurs. Et elle dure tant que les travailleurs ne la rejettent pas.

Tout cela est vrai pour la guerre d’Algérie. Toute la propagande et l’action officielle depuis 1954 — et avant — a consisté à faire accepter l’oppression en Algérie, à cacher le véritable caractère de la guerre, à briser ou détourner tous les mouvements de lutte. Les partis de gauche et les syndicats ont puissamment aidé les gouvernements de la quatrième, puis De Gaulle dans ce travail. Par contre, toutes les actions qui ont eu le plus de portée ont été celles dirigées contre la guerre : désertion, refus de servir en Algérie, déclaration des 121, etc. Le refus de la guerre rejoint le refus des formes d’oppression dans la société. Il y aurait beaucoup à dire sur la vague nationaliste qui submerge les travailleurs à travers les propagandes des partis socialistes et communistes, sur ce conformisme envers les institutions et les organisations qui font hésiter beaucoup à se rebeller contre la plus petite autorité, qui fait sourire de ceux qui, comme les non-violents, essaient d’affirmer leur refus de la guerre.

Comment lutter contre la guerre ? C’est en fin de compte la véritable question. D’abord par un travail d’informations, en montrant ce qu’est la guerre, ce qu’elle signifie, en Algérie, en France, concrètement, dans toutes ses conséquences, ses profits tout ce qui révolte n’importe quel homme. Qui a mené inlassablement cette contre-propagande. Bien peu. L’habitude des camarades de vivre en vase clos leur fait croire que "tout le monde sait". Et surtout après 58 ces mêmes camarades ont passé leur temps à discuter des formes d’action qui en fin de compte les ont aussi fait tourner dans leur vase clos. De sorte qu’aujourd’hui, à part ceux qui y sont amenés par force, on ne sait pas trop comment lutter contre la guerre. Le référendum et le jeu politique des partis ont désamorcé le mouvement né le 27 octobre ; la propagande sur les bruits de "pourparlers" fabrique de l’attentisme.

Mais dire de lutter contre la guerre, c’est une chose, et mener cette lutte c’en est une autre. Toutes les formes d’action sont possibles, à condition qu’elles ne soient pas uniquement des discours creux et correspondent à la réalité du milieu où l’on travaille, du milieu où l’on vit. Ce qu’il fait surtout éviter c’est se lancer dans des aventures où l’on se retrouve pratiquement seul, ou se faire des discours à soi-même. Ce qu’il faut surtout comprendre c’est que toute lutte est inséparable des tendances collectives du milieu où l’on se trouve, travailleurs, étudiants. Chacun d’entre nous, au cours des années passées, et maintenant, a pu ressentir amèrement son impuissance et a dû souvent rentrer sa révolte. Mais que faire sinon aider obscurément à ce lent cheminement qui accompagne l’évolution de la situation d’ensemble de la guerre d’Algérie, chercher à comprendre pour ne pas être pris au dépourvu si un événement survient qui déclenchera d’autres formes de lutte.